Suisse. Genève. Grand Théâtre. Jeudi 12 décembre 2024
Larmes, trahisons, assassinats, espionnage, kompromat poutinienne, Fedora (1898)
d’Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève voit son intrigue complexifiée et
actualisée par le metteur en scène Arnaud Bernard dirigé avec acuité par
Antonio Fogliani et porté avec conviction par le couple Roberto Alagna /
Aleksandra Kurzak entouré de Simone Del Savio, Mark Kurmanbayev et Yuliia Zasimova.
La longue séquence du meurtre à l’origine de l’intrigue et les deux autres
amorces d’actes qui plantent les actions sont trop intrusives et déséquilibrent
l’opéra dans les rapports temps/action/musique
Plus connu par son seul nom que par
sa musique, classé parmi les « véristes », le compositeur italien
Umberto Giordano (1867-1948) reste aux yeux du public lyrique épris de bel
canto pour l’essentiel comme auteur d’Andrea
Chénier créé à la Scala de Milan en 1896 mais qui ne fit son entrée à
l’Opéra de Paris qu’en décembre 2009. C’est en 1898 qu’il s’attèlera à Fedora, opéra en trois actes sur un
livret d’Arturo Colautti (1851-1914), signataire du libretto d’Adriana Lecouvreur pour Francesco Cilea,
adapté du drame éponyme de Victorien Sardou (1831-1908) conçu en 1882 pour
Sarah Bernhardt qui en fit l’un de ses rôles favoris. Créé le 17 novembre 1898
au Teatro Linco de Milan, ce sera le second grand succès du compositeur, après Andrea Chénier.
L’action, qui se situe dans les
années 1870, successivement à Saint-Pétersbourg, à Paris puis à Gstaad, est
digne d’un James Bond. Le prince
russe Vladimir Yariskine est assassiné la veille de son mariage avec la
princesse russe Fedora, qui jure de venger son fiancé. Sur les traces du
coupable, elle arrive à Paris, où elle fait la connaissance du peintre Loris,
un compatriote, dont elle tombe amoureuse. Or, il s’agit du meurtrier qu’elle
recherche, et elle n’hésite pas à le dénoncer à la police russe dans une
lettre. Arrivée en Russie, cette dénonciation déclenche l’arrestation du frère
de Loris, comme complice du crime, mais le jeune homme se noie en prison à la
suite d’une crue de la Neva qui a envahi sa cellule. La mère des deux trépassés
meurt de chagrin, ce qui amène Fedora à découvrir que le peintre avait été
gravement offensé dans son honneur par
le prince, c’était l’amant de sa femme, il les avait surpris ensemble. Dans
l’échange des coups de feu, Loris avait été blessé et le prince Vladimir avait
perdu la vie. Fedora, désespérée, avale le poison contenu dans une croix que
lui avait offerte son mari la veille de leurs noces… Digne d’un scenario de
film d’espionnage, cet ouvrage a conduit le metteur en scène à construire son
propos dans une atmosphère digne de Bons
baisers de Russie, épisode de James Bond réalisé en 1963 par Terence Young.
Telle que présentée à Genève, Fedora ne laisse pas la part belle à l’expression
de la musique. La production ajoute en effet quantité de plages de mises en
situation, dès le début de l’ouvrage qui se présente tel un prologue atrophié avec
sa scène de lit excessivement développée qui conduira à ce qui s’avèrera
être un double meurtre à l'origine de l'ensemble de l'intrigue qui va suivre... A vouloir transposer une action de la Russie tsariste
en pleine déliquescence à celle de Staline qui permet d’évoquer celle de
Poutine, l’on finit par perdre le public, qui se demande rapidement s’il s’agit
bel et bien d’un spectacle lyrique ou de cabaret, avec cette grande ombre blonde
en soutien-gorge et culotte noirs mimant l’amour avec une autre ombre mâle qui
finit par recevoir une balle dans la tête tandis que la femme se fait courser
par l’assassin dans les coursives d’un hôtel de passe de luxe. Après cette interminable
« mise en situation » qui fait intervenir tant de silhouettes que l’on
en perd le fil du drame, la musique finit par se faire entendre. Une musique d’un
lyrisme exacerbé, très marquée Italie du tournant des XIXe et XXe
siècles, vériste et larmoyante à souhait mais bien orchestrée et faisant mouche
à chaque fois qu’il s’agit de tirer le maximum des glandes lacrymales du public.
Tant et si bien que ce qui est donné à entendre et ce qui est montré forme souvent
hiatus, au risque de perturber l’attention de l’auditeur-spectateur, tandis que
la véritable amorce de l’opéra est dans le projet du compositeur et de son
librettiste une courte agonie de Vladimir, le fiancé de Fedora, dont il s’avèrera
finalement que l’assassinat a été perpétré par le Comte Loris Ipanov, devenu
dans l’intervalle l’amant de la Princesse Fedora. Bref, une intrigue alambiquée
et pour le moins tirée par les cheveux, qui eut pourtant son heure de gloire au
théâtre au point d’inspirer un opéra…
Surtout que s’y ajoute un nombre conséquent de personnages satellites qui ne cessent d’espionner les moindres faits et gestes des deux protagonistes centraux et de leurs proches selon les méthodes du FSB poutinien, héritier du KGB stalinien de sinistre mémoire dont les méthodes font depuis au moins deux ans la une des médias. La luxueuse scénographie (décors et costumes) de Johannes Leiacker fort bien éclairés par Fabrice Kebour, dessine clairement les trois lieux du drame, le riche salon d’un palais pétersbourgeois, un living huppé d’un hôtel particulier parisien, et l’opulent hall d’un palace des Alpes bernoises que fréquentaient assidûment la diaspora russe, quelle que soit l’époque. Le metteur en scène Arnaud Bernard concentre sa dramaturgie sur les deux personnages principaux, la Princesse Fedora et le Comte Ipanov, qui sont les seuls êtres à avoir une réelle consistance psychologique et scénique, mus par une véritable direction d’acteur dans laquelle Roberto Alagna et sa femme Aleksandra Kurzak s'expriment librement. Soutenu par un Orchestre de la Suisse Romande de feu avivé par un lyrisme rehaussé par un art raffiné de la nuance par Antonio Fogliani, directeur musical du Festival Rossini de Wildbad et principal chef invité du Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf et Duisburg, le ténor français et la soprano franco-polonaise brûlent les planches par leur éblouissante musicalité, formant un duo dramatique d’une parfaite cohérence, maîtrisant leurs lignes de chant qui s’imposent par leur homogénéité quasi fusionnelle tant les timbres se fondent admirablement l’un dans l’autre, tandis que ni l’un ni l’autre sur-joue son emploi. La mise en scène se focalisant sur leur couple, les autres intervenants sont réduits à la figuration. En effet, leurs interventions ne sollicitent guère l’attention du public, malgré leurs indéniables qualités de chanteurs.
A commencer par l’amie de la Princesse affublée d’une perruque outrancièrement
blonde, la Comtesse Olga Sukarev campée par la pétulante soprano ukrainienne
Yullia Zasimova à la voix judicieusement acide, tandis que son amant tenu par le
pianiste israélien David Greilisammer est quant à lui accoutré d’une perruque
outrancièrement blanche, sans doute pour suggérer un second Liszt. Le baryton Italien
Simone Del Savio est un De Siriex au panache certain, tandis que la soprano
douaisienne Céline Kot est un touchant petit Dimitri et la basse d’origine
serbe Mark Kurmanbayev un arrogant inspecteur de police de Grech. Cantonné à l’acte
parisien, le Chœur du Grand Théâtre de Genève participe vaillamment à la
réussite musicale de la soirée.
Bruno Serrou
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