Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 16 décembre 2024
Quel musicien ! Quel poète ! Nelson Goerner a littéralement enchanté lundi
soir le public de Piano**** à la Philharmonie de Paris tel un magicien du son
et du sous-texte. Des doigts d’une mobilité prodigieuse courant sur le clavier
de façon aérienne pour en tirer un nuancier d’une amplitude fabuleuse, mue par
une sensibilité à fleur de peau, une pensée en constant renouveau, d’une
intensité subjuguant. Livre I des Images de Debussy où l’on entend l’orchestre entier s’épanouir sur les
touches du clavier, le Carnaval de
Schumann empli de mystères et de magie, une Barcarolle de Chopin d’une délicatesse prodigieuse, suivie de la monumentale Sonate
n° 3 op. 58 n° 3 d’un onirisme solaire,
soulignant les audaces du mouvement initial et la sublime cantilène du largo…
Tout sous les doigts de Nelson Goerner a été comme une célébration du bel canto
Et quel programme ! Un
programme comme seuls les musiciens-poètes savent en élaborer. A commencer par la
filiation entre les compositeurs pourtant si évidente mais peu réalisée en
récitals. Mais aussi les œuvres, qui ont toutes un programme plus ou moins
sous-jacent, qu’il soit clairement défini comme chez Schumann et Debussy ou
caché sous des formes classiques comme chez Chopin. Enfin, les atmosphères merveilleusement
oniriques qui portent au rêve et à l’introspection… Le climat du récital a été
immédiatement instauré avec les trois Images
du Livre I (1905) de Claude Debussy (1862-1918) dont les Reflets dans l’eau aux textures aquatiques suprêmement évocatrices
ont plongé l’auditoire dans un flux liquide aux miroitements infinis, des
chatoiements solaires jusqu’aux nocturnes scintillements stellaires, suivis de
la tendre sarabande qu’est l’Hommage à
Rameau, première pièce dans laquelle Debussy exprime son admiration pour
son aîné du XVIIIe siècle où Goerner s’affirme à la fois libre et
méticuleux dont il résulte naturel et spontanéité, enfin Mouvement à l’atmosphère envoûtante qui retourne à l’esprit de la
première Image. Dans Carnaval op. 9 de Robert Schumann,
Nelson Goerner déroule un sublime livre d’images en vingt-et-une miniatures
merveilleusement évocatrices, l’art raffiné et d’une évidente humanité de Nelson
Goerner a magnifié les affinités intimes du compositeur rhénan entre poésie et
musique, les deux modes d’expression artistique entre lesquels il hésita dans
sa jeunesse, avant de finir par opter pour la seconde sans pour autant négliger
la première, faisant continuellement dialoguer et alterner sa double nature,
conflictuelle et antinomique de sa propre personnalité répartie entre le délicat
et rêveur Eusebius et le passionné Florestan, mais aussi prétexte à portrait de
l’amour de sa vie (Ernestine/Chiarina) et de ses ennemis jurés, les Philistins.
Ces portraits sont somptueusement tracés par le pianiste argentin, jouant de sa
phénoménale palette de peintre des sons, brosse un récit d’une richesse, d’une
densité, d’une clairvoyance si évidente que ce recueil semble se renouveler et
ouvrir plus largement encore les intentions du compositeur, ainsi que les
épisodes festifs où interviennent des personnages de commedia dell’arte brossé avec un sens de la couleur et de l’évocation
d’une grâce suprême.
La seconde partie était entièrement
vouée à Frédéric Chopin. L’on sait les affinités du pianiste argentin pour le
compositeur polono-français, depuis le classement contestable que me rappelait
mon amie polonaise qui y a assisté à Varsovie en 1995, année où il ne fut
classé que sixième du Concours International de piano Frédéric Chopin tandis que
le Premier Prix n’était pas attribué… La première des deux œuvres de la
maturité de Chopin qu’il a données lundi a été la Barcarolle en fa dièse majeur op. 60, chef-d’œuvre composé en
1845-1846 qui renvoie à Venise chère au compositeur. A l’écoute de l’interprétation
merveilleusement évocatrice qu’en a faite Nelson Goerner, l’on ne pouvait que
faire sienne la description que Maurice Ravel fait de la partition citée par l’auteur
de la notice publiée dans le programme de salle, Michel Le Naour, « Ce
thème en tierces, souple et délicat, est constamment vêtu d’harmonies
éblouissantes. La ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe,
reste suspendue et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité
augmente. Un nouveau thème éclate d’un lyrisme magnifique, tout italien. Tout s’apaise.
Du grave s’élève un trait rapide, frémissant, qui plane sur des harmonies
précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose ». Souple,
délicat, éblouissant, suspendu, intensité, lyrisme tout italien, frémissant,
tendre, mystérieuse apothéose, tels sont de fait les extraordinaires qualités de
ce que le magicien Nelson Goerner a donné à écouter. Conçue un an avant la Barcarolle, la Sonate n° 3 en si mineur op. 58 est un pur joyau. Ultime partition
du genre laissée par son auteur, elle constitue un véritable sommet de la
littérature pianistique. Construite en quatre mouvements, son premier, Allegro maestoso, est le plus développé
et le plus complexe avec une grande diversité de climats, de structures, de tempi, tandis que les deux mouvements
centraux adoptent pour le Scherzo la
forme d’une danse avec trio et, pour le Largo,
d’une mélodie sans paroles, tandis qu’à l’instar du mouvement initial, le
finale, Presto non tanto, a le
caractère d’une ballade saturée d’énergie que Goerner joue avec une facilité
apparente mais bouillonnante de l’intérieur, tant le pianiste y introduit à la
fois une force résolue et une urgence contenue hallucinantes.
Pour clore cette soirée que l’on eût
aimée sans fin, Nelson Goerner a offert deux bis, le Prélude op. 23/4 en ré
majeur de Serge Rachmaninov et la Toccata en ut majeur op. 7 de Robert Schumann… Tout,
sous les doigts de Nelson Goerner, aura été comme une célébration du bel canto…
Bruno Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire