jeudi 31 janvier 2013

L’enfance et son insouciante cruauté selon Zemlinsky et selon Ravel


Paris, Opéra national de Paris-Palais Garnier, samedi 26 janvier 2013


L’idée de réunir Der Zwerg (le Nain) et l’Enfant et les sortilèges, deux œuvres de prime abord fort éloignées l’une de l’autre bien qu’il s’agisse dans les deux cas d’enfant gâté maltraitant son entourage, a émergé à l’Opéra de Paris en 1998 à l’époque de Hugues Gall. Si le Français Maurice Ravel (1875-1937) n’a composé que deux opéras, l’Autrichien Alexandre Zemlinsky (1871-1942) en a signé neuf. Au sein de cet important cursus singulièrement expressif et bouleversant qui fait de ce dernier l’un des grands compositeurs d’opéras du XXe siècle, deux ouvrages adaptés d’Oscar Wilde qui comptent parmi les chefs-d’œuvre absolus de l’art lyrique, Eine florentinische Tragädie (Une tragédie florentine, 1916) et Der Zwerg, ce dernier ayant été créé au Neues Theater de Cologne le 28 mai 1922. Le premier ouvrage a été donné avec succès à l’Opéra de Lyon en 2007, couplé avec Luci miei traditrici de Salvatore Sciarrino, mais n’a toujours pas été monté à Paris. 


Alexandre Zemlinsky (1871-1942). Photo : DR


Si l’enfant de sept ans de l’opéra de Ravel est remis sur le droit chemin par les objets et les animaux qu’il maltraite, ce n’est pas le cas de l’infante de dix-huit printemps de l’opéra de Zemlinsky qui, pour son anniversaire, reçoit de son père en cadeau un nain galant qui ignore sa cruelle condition, et qui mourra de le découvrir dans un miroir que lui fait apporter la jeune perverse. Drame d’autant plus prégnant que le Nain n’est autre que Zemlinsky lui-même, « petit, sans menton et les yeux protubérants », selon Alma Schindler, future Madame Gustav Mahler, ­et que l’Infante n’est autre que cette dernière, qui était à 18 ans son élève à qui Zemlinsky continuera pourtant de vouer un amour sans espoir après son mariage avec Mahler, qui l’appellera à ses côtés à l’Opéra de Vienne.  


Maurice Ravel (1875-1937). Photo : DR



Créé à l’Opéra de Monte-Carlo le 21 mars 1925, L’Enfant et les sortilèges oppose au Nain tragique qui se termine sur la mort poignante du héros, sa distance ironique, sa dimension onirique, sa fin rédemptrice et son orchestration pointilliste et jubilatoire. Malgré cette évidente différence de styles, la juxtaposition de ces deux chefs-d’œuvre fonctionne à la perfection.


Alexandre Zemlinsky, Der Zwerg. Photo. : DR


Ce même diptyque est repris en ce moment dans la même salle Garnier qui l’a vu naître voilà près de quinze ans. Richard Jones et Antony McDonald plongent le public dans une atmosphère onirique, celle de l’enfance, avec des décors et des costumes vus avec des yeux d’enfant et de nain. Les têtes d’asperge en guise d’arbres du jardin du palais royal dans Der Zwerg ne font plus scandale, pas davantage que les trois servantes en robes sexy, jarretelles et bas résille. Le double Nain constitué par le chanteur, en queue de pie noire, fusionnant avec une marionnette en habit blanc affublée du visage de Zemlinsky que le premier manipule avec ses mains et ses pieds, émeut, tandis que le spectateur a constamment envie de gifler l’Infante Donna Clara. La distribution est très homogène, menée par le Heldentenor Charles Workman, qui surmonte sans faillir – à l’exception de quelque paille vers la fin – le rôle exigeant et continuellement tendu à l’extrême du Nain, et les seconds rôles sont parfaitement campés. Mais il convient de saluer surtout la prestation de Vincent le Texier en majordome, et, par-dessus tout, celle de Béatrice Uria-Monzon, qui, de sa voix de velours propose une Ghita touchante, seul être à ressentir quelque compassion pour le Nain, qui meurt dans ses bras.


Maurice Ravel, l'Enfant et les sortilèges. Photo : DR


Dans l’Enfant et les Sortilèges, Gaëlle Méchaly, remarquée lors de la création à l’Opéra de Rouen dans l’Amour coupable de Thierry Pécou en 2010, est une enfant à la fois espiègle et effarouchée qui émeut et agace tout autant. Son indéniable présence et sa voix fruitée et flexible mettent en lumière ses partenaires, à commencer par la Princesse d’Amel Brahim-Djelloul, mais aussi Cornelia Oncioiu dans les trois registres fort différents de Maman, la Tasse chinoise et la Libellule, Alexandre Duhamel, horloge comtoise impressionnante et chat-Popeye au regard enjôleur, François Piolino en Théière, Rainette et Petit Vieillard…


Paul Daniel. Photo : DR


Dans la fosse, le chef britannique Paul Daniel, ancien directeur musical de l’English National Opera, directeur artistique et musical désigné de l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine et directeur musical du Real Filharmonia de Galicia, fait des débuts remarqués à l’Opéra de Paris, dirigeant avec énergie, rigueur et lyrisme. A l’instar de ce qu’il a réalisé voilà trois mois dans Lulu d’Alban Berg au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles dans la production de Krzysztof Warlikowski (voir ce blog en date du 15 octobre 2012, http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/extraordinaire-lulu-de-barbara-hannigan.html), Daniel impose dans le Nain ses affinités avec l’univers torturé et complexe de Zemlinsky et le chromatisme exacerbé et charnel du maître d’Arnold Schönberg et ami d’Alban Berg associé au mode et à la gamme par tons utilisés par le Viennois, et la sensualité aérienne et l’orchestration fluide et jaillissante de Ravel dans l’Enfant et les sortilèges, ne couvrant jamais les voix mais au contraire les soutenant sans pour autant retenir  l’orchestre. Sa direction est en totale adéquation avec chacun des deux ouvrages, tant et si bien que les textes sont constamment compréhensibles tandis que les pupitres de la phalange de l’Opéra de Paris brillent sans discontinuer.

Bruno Serrou

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