Lille (Hauts-de-France). Opéra. Jeudi 2 février 2023
Pour sa première production de l’année 2023, l’Opéra de Lille a programmé le chef-d’œuvre du théâtre lyrique qui a ouvert l’opéra français à la modernité. Cette partition a marqué des générations entières de compositeurs qui, plus d’un siècle après sa genèse, éprouvent toujours d’énormes difficultés pour échapper à cet incontournable modèle, tandis que le grand public reste encore frileux à l’écoute de cet ouvrage qui lui semble impénétrable, au point que les salles, cent-vingt ans après la création en 1902, ont toujours tendance à se vider au fil des entractes… Ce qui n’a pas été le cas durant la représentation à laquelle j’ai eu la chance d’assister à l’Opéra Lille, qui, il est vrai, n’a proposé qu’un seul entracte, aucune défection n’étant détectable, bien qu’il y eût beaucoup de jeunes gens dans la salle.
Pour le retour du chef-d’œuvre de l’opéra français après vingt-sept ans (1996) d’absence in situ, l’Opéra de Lille a confié la réalisation musicale à François-Xavier Roth et à l’orchestre Les Siècles qu’il a fondé voilà tout juste vingt ans (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/01/les-vingt-ans-de-lorchestre-les-siecles.html), désormais en résidence non loin de la capitale des Flandres françaises, successeurs de Jean-Claude Malgoire à la tête de l’Atelier lyrique de Tourcoing. C’est dire combien il s’est agi ici de retourner au plus près des conditions acoustiques et d’exécution musicale de la création, historiquement informée selon la formule désormais consacrée.
Dans cette production dont la création publique a été reportée d’un an à cause de la Covid-19 (1), l’orchestre tient la place centrale, forgeant un ardent écrin aux chanteurs, qu’il enveloppe sans jamais les écraser, mais au contraire leur donnant un relief fantastique, le verbe semblant naître de l’orchestre-monde, la musique forgeant le drame, la direction de Roth lui donnant une consistance d’une profonde humanité, étant d’une densité et d’une vivacité peu usitée mais pourtant juste et saisissante. L’onirisme liquide comme la mer qui submerge la partition est aussi l’assise d’élans d’une patente sensualité, de violence qui donnent chair au drame et aux personnages de Maeterlinck. Roth impulse une tension singulière tout en maintenant la fluidité de la partition marine de Debussy, poussant les chanteurs à un engagement constant et à donner à la déclamation caractéristique de l’œuvre à la fois un débit proche du théâtre et un onirisme envoûtant. De telle sorte que, à l’exception de l’entracte obligé, ce spectacle répond au vœu de Debussy, qui déclarait : « J’ai voulu que l’action ne s’arrêtât jamais, qu’elle fût continue, ininterrompue. […] Je n’ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d’exigences techniques, le mouvement des sentiments et passions de mes personnages. Elle s’efface dès qu’il convient qu’elle leur laisse l’entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur. »
Tandis que la scénographie du metteur en scène Daniel Jeanneteau, dégagée de tout accessoire (ici point de forêt, de château, de tour, de grotte, de chambre), tient de l’allégorie, les divers éléments précisés dans les didascalies étant adroitement suggérés par les modulations des éclairages réalisés par Marie-Christine Soma. Le plateau est en effet occupé en son centre par un gouffre imposant et profond d’où émergent fréquemment un nuage de fumée ocre flottant dans l’air et se répandant dans la salle au point de susciter au début toux et raclements de gorge intempestifs au sein du public (ce gouffre sera recouvert par un jardin en plein agencement à l’acte V). A la fin du quatrième acte, le corps de Pelléas assassiné d’un coup de couteau par Golaud sera englouti par ce puits géant qui personnifie à la fois fontaine, source, grotte, l’eau omniprésente qui gouverne la partition entière. En costumes contemporains, défaite de tout accessoire superflu, avec des apparitions des personnages en fond de plateau éclairés par une suiveuse rouge, la scénographie allant jusqu’à exploiter la corbeille de la salle d’où s’exprime, peu avant la mort de Pelléas, le berger répondant vaguement à la question d’Yniold sur le destin de ses moutons, l’action se déploie simplement et de façon claire, mue par une direction d’acteurs réglée au cordeau. La scène de la tour d’où est censée choir la chevelure de Mélisande, la plus délicate à réaliser, se déroule tel un songe, la coiffure de l’héroïne étant une composition de cheveux courts. La physionomie, silhouette frêle et souple de féline, de la cantatrice densifie la fragilité du personnage, totalement détachée du monde et sur qui le drame s’abat sans qu’elle n’en prenne jamais vraiment conscience.
La distribution réunie dans cette production est parfaite, avec un couple de héros judicieusement juvénile, l’insaisissable Mélisande de Vannina Santoni, frêle et souple silhouette pleine de charme et de fragilité à la voix flexible d’une lumineuse fraîcheur, l’ardent Pelléas de Julien Behr à la voix de baryton-martin idéale pour le rôle, l’intense Golaud brut de fonderie, à la fois humain et agressif d‘Alexandre Duhamel, l’Arkel généreux au large vibrato de Patrick Bolleire, l’humble Geneviève de Marie-Ange Todorovitch que l’on est heureux de retrouver ici, jusqu’au petit Yniold tenu ici non pas par une femme mais bel et bien par un enfant à la voix délicate, Hélory L’Hernaut Roulière, ce qui intensifie l’innocence du personnage ici clairement acculé à la délation par son « petit-père » Golaud, en passant par Damien Pass et Mathieu Gourlet, respectivement le médecin et le berger.
1) Cette production dont les représentations étaient initialement prévues en février 2021, avait en effet dû être annulée pour cause de pandémie de Covid-19, et se réduire à une captation vidéo diffusée en podcast sur le site de l’Opéra de Lille, ainsi que par les micros de la maison de disques Harmonia Mundi pour un remarquable coffret de trois CD par les mêmes artistes, à l’exception de l’Arkel de Jean Teitgen (3 CD HMM 905352-54)
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