Nancy (Grand-Est). Opéra national de Lorraine. Samedi 4 février 2023
C’est surtout l’orchestre, transparent, fluide, nuancé de chambriste dirigé avec onirisme par Leo Hussain, qui suscite l’enthousiasme. Certes, il manque des cordes, et des cuivres sont obligés de s’exprimer depuis des loges, mais l’équilibre obtenu ne souffre aucune critique, au contraire. Sous la direction chatoyante, fiévreuse, contrastée de Hussain, ex-directeur musical de l’Opéra de Rouen et du Landestheater de Salzbourg, l’Orchestre de l’Opéra de Nancy a fait un sans-faute, sonnant avec virtuosité et transparence, tel un orchestre de chambre aux mille couleurs, le chef britannique manageant des contrastes saisissants, du pianississimo le plus immatériel au fortississimo le plus ample. Les pupitres solistes brillent de tous leurs feux, particulièrement les instruments à vent, plus précisément hautbois, cor anglais, clarinette et cor solos à la matière onctueuse. En outre, Hussain, qui a pris la juste mesure à la fois de la scène du théâtre nancéien et de la distribution, avec qui il est d’évidence en parfaite osmose, soutient avec une vigilance de tout instant chacun des protagonistes.
Mais là où tout se gâte, c’est sur le plateau, où l’action qui s’y déroule nuit à l’écoute. Confier Tristan à un metteur en scène pour sa première mise en scène lyrique, est un pari impossible. Surtout s’il s’agit d’un directeur de théâtre qui sera à coup sûr tenté de montrer ce que seul un homme de théâtre sait faire, diriger des acteurs, et qui cherchera avant tout de démontrer sa science en réduisant le compositeur et les volontés de son librettiste comme ringardes et mal venues. Or, ici, compositeur et librettiste sont une seule et même personne, Richard Wagner. Et l’on sait combien tout lui importait, préoccupé qu’il était par la notion d’œuvre d’art total. Donc, si l’on tient à honorer le premier, ce que garantit la présence du chef d’orchestre, il est clair que le librettiste Richard Wagner pose des problèmes à Tiago Rodrigues, actuel directeur du Festival d’Avignon, successeur d’Olivier Py - ce dernier vient de se voir confier par la Mairie de Paris, le destin du Théâtre du Châtelet… Le metteur en scène portugais signe un spectacle pour le moins présomptueux, envoyant le livret dans les choux, remplaçant les surtitres à la mode du temps par un millier (947 pour être précis) de panneaux de phrases plus ou moins railleuses qu’il a lui-même rédigées (1) résumant les contextes (« l’homme triste et son ami », « la femme triste et son amie ») et ridiculisant le texte original de Wagner jugé « trop long », panneaux mus par 2 danseurs très envahissants (Sofia Dias et Vitor Roriz). Et d’où sortent ces panneaux ? D’une bibliothèque en demi-cercle visible dès l’entrée du public dans la salle et qui occupe tout le fond de scène. Dix-huit minutes durant, le metteur en scène-dramaturge fait dire à ses deux comparses comédiens-danseurs-chorégraphes un texte de présentation irritant (au point que des « Musique s’il vous plaît » finissent par jaillir dans la salle) et prétentieux laissant entendre en sous-texte que les spectateurs sont ignares et totalement acculturés - mais peut-être est-ce l’auteur lui-même de ce texte prétendument poétique qui cherche à assimiler à la fois la légende et son adaptation par Wagner)… Au bout d’un interminable moment, apparaissent au premier étage de la bibliothèque les protagonistes, les uns après les autres. Et là, tout commence… Le pire le plus souvent et plus rarement le meilleur. Ce dernier se situe dans la direction d’acteurs, chaque chanteur étant vraiment investi dans son rôle. Et il leur en faut de la volonté et du stoïcisme pour garder maîtrise et concentration pour chanter et jouer une œuvre d’une exigence extrême. Quatre heures de rang (après les vingt minutes de « prélude au prélude » et entrecoupées de deux entractes de trente minutes, ce qui conduit aux cinq heures de spectacle annoncées par l’Opéra de Nancy), les chanteurs vont avoir dans les jambes deux poissons-pilotes, qui, plus ou moins souplement, présenteront devant leur nez et entre eux, de volumineux panneaux blancs porteurs de phrases creuses censées résumer le texte wagnérien (« La femme triste doit se résigner »… « Elle sait que l’homme triste a tué un guerrier qu’elle aimait »… « L’amie [NDR : Brangäne] se méfie de lui »), dont il se moque régulièrement (« Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de mots pour être heureuses […] [Elles] ont besoin de beaucoup de musique, elles ont besoin d’un orchestre, d’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures… »). La bibliothèque se vide peu à peu de ces panneaux, qui, au troisième acte, forment un énorme tas contre lequel Tristan va agoniser, moment magistral sur le plateau, avec un Tristan magnifique et un Kurwenal qui se révèle enfin mais qui ne s’approchera jamais de son maître, le metteur en scène préférant confier à la danseuse-porteuse de panneaux le soin de soutenir le héros mourant.
La distribution réunie par l’Opéra de Lorraine est très homogène, jusqu’aux seconds rôles. Elle est indubitablement dominée par l’ardent Tristan du ténor britannique Samuel Sakker, qui s’impose dès sa première apparition et qui en outre s’affermit vocalement au fur et à mesure des actes, pour donner un troisième d’une intensité bouleversante, « à faire pleurer les pierres » comme dit Golaud au quatrième acte de Pelléas et Mélisande de Debussy, et par un roi Marke impressionnant de gravité et de noblesse de la basse sud-coréenne Jongmin Park, voix sombre et puissante. En Isolde, la soprano allemande Dorothea Röschmann, cantatrice de réputation mozartienne (entendue en 2015 dans la IVe de Mahler dirigée par Mariss Jansons à la Philharmonie, dans les Wesendonck Lieder avec l’Orchestre de Paris en 2019, en Marcelline dans Les Noces de Figaro à l’Opéra de Paris voilà tout juste un an), qui à l’instar de Margaret Price dans l’enregistrement désormais légendaire de Carlos Kleiber, a de quoi, dans les proportions d’un théâtre comme celui de Nancy, assumer sans difficulté le rôle, ce qu’elle fait sans restriction, au point d’être conduite à crier dans l’aigu, y compris quand l’orchestre est apaisé. Mais son engagement est total, et le personnage l’habite. A ses côtés, la mezzo-soprano française Aude Extrémo, qui, de sa voix de velours, campe une remarquable Brangäne, et le baryton texan Scott Hendricks, trop discret dans ses premières interventions mais qui finit par s’épanouir au troisième acte, si seulement le metteur en scène lui permettait d’exprimer son total attachement à Tristan en prenant soin de lui plutôt que de confier cette mission à la ballerine-chorégraphe porteuse de panneaux qu’il place constamment entre les deux chanteurs… Peter Brathwaite (Melot), Alexander Robin Baker (un berger/voix d’un jeune marin) et Yong Kim (un timonier) complètent avec justesse cette distribution équilibrée.
Bruno Serrou
Jusqu’au 10 février 2023. En coproduction avec l’Opéra de Lille et l’Opéra de
Caen
1) Le public peut l’acquérir dans un petit livret titré Amour trop amour vendu au prix exorbitant
pour ce qu’il contient de 2€, alors qu’il peut acquérir le livret original bilingue complet dans
le programme de salle vendu 5€
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