Paris. Ircam. Espace de Projection. Samedi 13 janvier 2024
Deuxième des trois concerts hommages parisiens à Péter Eötvös pour ses 80 ans (1), celui proposé à l’Ircam à l’issue d’un colloque international consacré à l’œuvre du compositeur hongrois animé par la musicologue Marta Grabocz, célébrait cette fois l’auteur de musique de chambre et le pédagogue avec les solistes de l’Ensemble Intercontemporain.
Ces deux institutions créées par Pierre
Boulez, l’Ircam lancé en 1974 au cours d’une conférence de presse Théâtre de la
Ville tandis que les bâtiments de la Place Stravinsky étaient inaugurés en 1978,
et l’Ensemble Intercontemporain, créé en 1976, ont été les témoins des débuts
de la carrière de chef d’orchestre de Péter Eötvös, alors que Pierre Boulez et
Nicholas Snowman, qui venait d’être débauché par Boulez du London Sinfonietta
pour qu'il l'assiste dans la fondation de l'EIC, cherchaient quelqu’un qui soit capable de diriger
le concert inaugural de l’Institut de Recherche et de Coordination
Acoustique/Musique associant les deux entités. Présent à Paris au même moment comme
collaborateur de Karlheinz Stockhausen pour y diriger Hymnen du compositeur allemand pour orchestre et bande magnétique, ce
qui, à l’époque, était une aptitude peu répandue parmi les chefs d’orchestre,
il se vit demander par l'Ircam et l'Intercontemporain d’assurer cette mission, et à l’issue de la troisième répétition, Pierre Boulez lui proposa de prendre la direction musicale de l’Ensemble. C’est ainsi
que commença une collaboration étroite et pérenne pendant douze ans, de 1979 à 1991,
Eötvös mettant du même coup un terme à sa collaboration avec son mentor Stockhausen
et plus ou moins en veilleuse son activité de compositeur, tandis qu’il signait
un contrat d’édition chez Salabert, ce qui le conduira logiquement chez Ricordi
lors de la fusion de ces deux éditeurs au sein du groupe Universal (qui n’a
rien à voir avec Universal Edition Wien), groupe qu’il quittera pour intégrer
Schott Verlag.
Les deux œuvres retenues par les solistes de l’Ensemble Intercontemporain étaient purement acoustiques et dédiées aux seuls instruments à cordes. La première, Trio à cordes in memoriam Christophe Desjardins, a été composée en deux étapes, en 2020 et 2022. La première version de ce trio pour violon, alto et violoncelle, Langsamer Marsch in memoriam Christophe Desjardins (Marche lente à la mémoire de Christophe Desjardins) a été créée au Théâtre du Châtelet en plein confinement, donc sans public, le 4 juillet 2020 par trois musiciens de l’EIC, Jeanne-Marie Conquer, John Stulz et Eric-Maria Couturier, qui en ont donné la première publique au même endroit six jours plus tard, la seconde mouture étant donnée en première mondiale le 15 février 2022 à la Solti-Saal de l’Académie de Musique Franz Liszt de Budapest par Eszter Haffner, Péter Barsony et Ditta Rohmann. Dans cette partition, Péter Eötvös célèbre la mémoire de son ami Christophe Desjardins, mort le 13 février 2020 à l’âge de 57 ans (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2020/02/gentleman-de-lalto-christophe.html), le compositeur chef d'orchestre faisant la connaissance du gentleman de l’alto à l'époque où il était directeur de l’EIC, ensemble où le brillant altiste dédicataire était entré en 1990. Il s’agit d’une courte partition de cinq minutes à l’écriture raffinée, d’une volubilité intense, délicate et chaleureuse qui sonde la totalité des registres expressifs de chaque instrument qui font entendre d’insolites glissandi, ici finement restitués par Hae-Sun Kang, John Stulz et Renaud Déjardin. La seconde pièce d’Eötvös était plus longue d’une minute. Il s’est agi d’une pièce de circonstance pour violon solo, a Call (un Appel) pour le soixante-dixième anniversaire d’un « Genevois appelé Gérard Fleury ». Le compositeur adopte ici la forme de thème et variations virtuoses, et joue sur l’écoute, la perception et les réactions de l'auditoire aux structures de la pièce. Inspirée d’un vers de l’Ulysse de James Joyce, l’œuvre se fonde sur un appel, « pur, lancinant et long » comme un chant de sirène qui constitue le thème sujet à variations, la technique violonistique mise en jeu par l’œuvre et la structure consistant au bourdonnement profond du cordier suscité par un long coup d’archet tiré en diagonale en évitant de faire sonner les cordes. Jouant avec agilité, Hae-Sun Kang en a restitué le ton à la fois solennel et hiératique.
Ces deux courtes pièces pour instruments acoustiques sans électronique de Péter Eötvös ont en fait ponctué la soirée comme des respirations référentes à des œuvres plus développées et alliant acoustique et électronique en temps réel conçues au sein de l’IRCAM pour trois jeunes compositeurs, là où généralement l’opération est proposée, c’est-à-dire des créations de jeunes compositeurs ponctuant les œuvres de compositeurs référents…
Ces deux courtes pièces étaient donc entourées de trois créations de partitions associant instruments acoustiques à l’électronique en temps réel d’autant de jeunes compositeurs, toutes trois aussi réussies les unes que les autres. Le concert débutait par Bec et ongles - suspended « pour violon silencieux et nuée de cordes amplifiées » d’une douzaine de minutes composé en 2024 par le Français Bastien David (né en 1990), qui fait dialoguer un violon solo dextrement tenu par Hae-Sun Kang jouant avec une nuée de ses semblables physiquement suspendus entre ciel et terre au-dessus de lui tandis que le son est électroniquement émis en temps réel via une série de haut-parleurs, « tel le vol d’un oiseau, ce chant indocile se soucie d’exister par l’expression du mouvement et de la liberté », comme l’écrit le compositeur. La deuxième pièce nouvelle était elle aussi évocatrice, cette fois de l’élément marin, concrètement présent à travers quatre écrans de télévision regardés par les interprètes, qui de ce fait jouent dos au public. Il s’agit du quintette We Are Not the Waves (Nous ne sommes pas les vagues) pour flûte, clarinette en si bémol (aussi clarinette contrebasse), violon, alto et violoncelle avec électronique en temps réel d’un quart d’heure que l’Italien Matteo Gualandi (né en 1995) inscrit dans son cycle commencé en 2021 avec dispositif audiovisuel qui interroge l’essence de la mémoire, ici à travers sons de vagues et d’interférences brouillant son et images, tandis que le compositeur fait entendre des timbres d’une grande variété et d’une plastique séduisante dans toute la largeur du spectre de chacun des instruments qui se détachent et se fondent en volutes liquides, joués avec souplesse et nuances par Federico Altare, Alain Billard, Hae-Sun Kang, John Stulz et Renaud Déjardin. Œuvre ultime de ce deuxième concert « Péter Eötvös 80 », Keter [כֶּתֶר] - Couronne en hébreu - composé en 2020 pendant la pandémie de la Covid-19 par l’Allemande Sarah Nemtsov (née en 1980) est confiée à un quintette mettant en résonances graves voire caverneuses harpe préparée et désaccordée et piano préparé chantant pendant près de vingt minutes - annihilant à l’écoute toute notion de temps tant la partition est prenante -, avec clarinette basse, alto et violoncelle enrichis de l’électronique en temps réel qui crée un espace vaste et rugueux restitué avec souplesse par Alain Billard, Dimitri Vassilakis, Valeria Kafelnikov, John Stulz et Renaud Déjardin.
Bruno Serrou
Le troisième concert Péter Eötvös 80 sera donné à la Maison de la Radio par l'Orchestre Philharmonique de Radio France, le Choeur et la Maîtrise de Radio France, dirigés par Gergely Madaras avec le comédien Lambert Wilson, jeudi 18 janvier à 20h00, retransmis en direct sur France Musique
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