Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 30 avril 2024
Après un magistral Lied von der Erde de Gustav Mahler Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/exaltant-chant-de-la-terre-de-gustav.html), François-Xavier Roth et son orchestre Les Siècles ont confirmé dans cette même salle en cette ultime soirée d’avril 2024 leurs profondes affinités avec la Vienne du début du XXe siècle. Cette fois avec la Seconde École de Vienne. Un Kammerkonzert d’Alban Berg au cordeau (dommage que le son du violon de Renaud Capuçon lui reste près du corps, face à un brillant Jean-Efflam Bavouzet), et surtout un Pelléas et Mélisande d’Arnold Schönberg d’une fluidité, d’une souplesse, d’une clarté toute en nuances et transparence charnelle des textures, en fine expressivité, sur les instruments viennois de l’époque (les cors !) disposés à l’autrichienne, violons I et II se faisant face séparés par violoncelles et altos, contrebasses alignées et surélevées au fond du plateau face au public.
Le concert s’est ouvert sur une création mondiale d’un compositeur argentin, Alex Nante (né en 1992), lauréat du Prix Pisar 2022, A Subtle Chain - Five songs after Ralph Waldo Emerson (Une Chaîne subtile - Cinq mélodies d’après Ralph Waldo Emerson), poète philosophe de l’école transcendentaliste états-unienne fondée en 1836 dans le Massachusetts chère au compositeur Charles Ives (1874-1954) - exact contemporain d’Arnold Schönberg (1874-1951) -, dont se réclame le compositeur argentin, qui avait brossé son portrait dans la grandiose Concord, Mass. Sonata, 1840-1860 pour piano composée en 1916-1919 et révisée en 1947 aux côtés de ses comparses Nathaniel Hawthorne, Almos Bronson Alcott et sa fille Luisa May Alcott, et Henry David Thoreau. Rendant un hommage appuyé à son aîné, qu’il découvrit à l’époque de ses études à la Juilliard School de New York, Alex Nante appuie son propos sur le style de son aîné, autant par les structures que par l’orchestration mais aussi par la vocalité, au point que l’on a l’impression d’écouter une œuvre d’Ives en personne, en moins audacieux, mais vaillamment interprétée par la soprano belge Jodie Devos, dont il a été possible d’apprécier le timbre chaleureux bien qu’annoncée souffrante, soutenue avec brio par Les Siècles jouant sur des instruments du tournant des XIXe et XXe siècles, instrumentarium retenu dans la perspective de l’interprétation des deux œuvres suivantes.
En effet, par-delà la création de l’Argentin, le concert réunissait principalement deux des membres de la Trinité viennoise du début du XXe siècle, Arnold Schönberg et Alban Berg (seul manquait Anton Webern), représentés chacun par une œuvre située à une période distincte de leur création, une partition de l’époque expressionniste du maître, et une page de la maturité du disciple, mais toutes deux aussi complexes et exigeantes l’une que l’autre, tant pour les exécutants que pour l’auditoire. C’est celle de l’élève, la plus proche de notre temps, qui a été donnée en première partie de concert. Quoiqu’écrit en 1923-1925, peu avant la création de Wozzeck à l’Opéra de Berlin, le Kammerkonzert (Concerto de chambre) pour violon, piano et treize instruments à vent d’Alban Berg (1885-1935) reste d’une singularité extrême qui le rend encore difficilement assimilable de nos jours par des oreilles peu aguerries à l’inouï. Beaucoup d’auditeurs la découvraient, avouant leur saisissement tout en se félicitant de l’avoir écoutée jusqu’à bout. Construit en trois mouvements, dédié à Arnold Schönberg à qui le liait une indéfectible amitié pour son cinquantième anniversaire, et à Anton Webern son condisciple, le Kammerkonzert est placé sous le signe des trois musiciens, Berg associant intimement leurs initiales dans le matériau thématique de sa partition, omettant son seul prénom (1), tandis que le chiffre trois joue un rôle central dans le cours de l’œuvre. En prélude au mouvement initial, Thema scherzoso con variazioni, chacun des instruments expose les noms des trois compositeurs, le piano celui de Schönberg, le violon celui deWebern et le cor celui de Berg, le tout formant un premier thème de douze sons, hommage explicite à Schönberg qui venait de mettre au point le système d’écriture dodécaphonique en 1923/1924.
Le mouvement initial et ses cinq variations ne laissent qu’une place infime au violon, le piano dialoguant quasi seul avec l’ensemble de treize vents. Comme dans la Suite lyrique pour quatuor à cordes, l’Adagio adopte une structure en arche. Il est construit sous la forme d’un palindrome (la seconde partie étant le rétrograde de la première) - le compositeur réalisera peu avant sa mort en 1935 une transcription pour violon, piano et clarinette. Le violon semble surgir soudain du premier mouvement, et met un terme à la première prestation du piano, qui s’efface pour ne réapparaître que dans le finale, Rondo ritmico con introduzione, qui réunit enfin les trois entités du concerto, le violon, le piano et l’ensemble des treize instruments à vent et qui puise sa matière dans les deux mouvements qui l’ont précédé pour aboutir sur une coda conclue par le violon. Pour l’exécution de l’œuvre, François-Xavier Roth a disposé les deux solistes côté jardin, les treize instruments à vent côté cour, ce qui a permis d’apprécier bois et cuivres des orchestres viennois du début du XXe siècle - dont deux cors sans doute issus de la fameuse tradition viennoise -, aux couleurs chaudes et moelleuses, à l’instar du piano coloré de Jean-Efflam Bavouzet, tandis que le violon de Renaud Capuçon est apparu trop lointain, le son ne se répandant pas dans la salle, comme emprisonné par les bras et le corps de l’instrumentiste.
La seconde partie du concert était entièrement consacrée au poème
symphonique de la période expressionniste d’Arnold Schönberg, Pelleas und Melisande op. 5. Composé à
Berlin trois ans après le sextuor à cordes La
Nuit transfigurée op. 4, entre juillet 1902 et février 1903, créé à Vienne
sous la direction de son auteur le 26 janvier 1905 à la tête des Wiener Konzertvereines,
l’unique mouvement de l’œuvre est subdivisé en dix parties réunies en quatre
sections enchaînées qui se déploient sur un peu plus de trois quart de tour
d’horloge. La pièce de Maurice Maeterlinck qu’il illustre avait déjà inspiré
Gabriel Fauré en 1898, tandis que Jean Sibelius composera sa musique de scène
en 1905. Lorsque Richard Strauss, alors directeur de l’Opéra de Berlin, suggéra
à Arnold Schönberg, qui enseignait à Berlin noyé dans d’inextricables problèmes
financiers, de composer un opéra tiré du chef-d’œuvre du poète dramaturge belge,
ignorait encore l’existence de celui de Claude Debussy créé à l’Opéra-Comique
de Paris en 1902. Dans cette œuvre écrite dans la tonalité globale de ré
mineur, l’orchestre de Schönberg (2), comparable à celui qu’il utilise dans
ses Gurre-Lieder composé entre 1900 et 1911, est
impressionnant, d’une extrême complexité, et c’est une véritable gageure pour
le chef que de réussir à ménager la limpidité nécessaire à l’expression et à la
compréhension des très nombreux thèmes et motifs identifiés par Alban Berg dans
un texte célèbre publié en 1920 sur la partition de Schönberg, qui a
sélectionné huit des quinze scènes du drame de Maeterlinck, suivant
scrupuleusement l’intrigue - « J’ai essayé de reproduire chaque détail de
la pièce, avec seulement quelques omissions et de légers changements dans l’ordre
des scènes » -, dans laquelle Berg relève l’usage de gammes par tons et d’accords
par superpositions de quarte, un florissant travail polyphonique fondé sur le
foisonnement exceptionnel de thèmes traités à la façon de leitmotiv associés à
scènes et personnages qui forment les éléments constitutifs d’un développement
symphonique s’ouvrant sur un Allegro de
sonate où sont peintes la scène de la forêt où s’est égaré Golaud, sa rencontre
avec Mélisande et leur mariage, et se poursuit dans un Scherzo qui décrit la scène de la fontaine où Mélisande perd son alliance
et rencontre Pelléas, celle de la tour et des fautes de Pelléas et Mélisande, puis
un Adagio évoquant la fontaine dans
le parc, la scène d’amour et d’adieu des personnages-titres et la mort de
Pelléas qui débouche sur le Finale
décrivant la mort de Mélisande où Schönberg récapitule le matériau thématique
de l’œuvre entière. « Dans les quatre sections principales de ce poème
symphonique, écrit Berg en 1920, on peut même identifier clairement les quatre
mouvements d’une symphonie. Plus précisément, un grand mouvement d’ouverture en
forme de sonate ; un deuxième mouvement composé de trois épisodes plus
courts, donc une forme tripartites (dont au moins une scène suggère un
caractère de forme Scherzo), un Adagio à grande échelle, enfin un finale
construit comme une reprise. »
Cette œuvre qui peut vite devenir confuse voire brouillon tant l’écriture
polyphonique et contrapuntique est serrée et fourmillante, est apparue avec l’orchestre
Les Siècles dirigé tout en souplesse avec des gestes simples et retenus, d’une
parfaite lisibilité, exaltant des structures fluides et transparentes, le
moindre segment de motif, la plus légère variation d’intensité, la plus infime
variation harmonique étant clairement ressentie, entendue, vécue, tandis que
les membres de l’orchestre ont fait un sans-faute, cordes, bois et cuivres
offrant des textures onctueuses, colorées, larges, étoffées, charnues et
légères, exhaussées par un panel expressif, charnel et polyphonique chamarré, suscitant
un véritable bonheur pour l’esprit, l’oreille et le corps de l’auditeur, qui
ressent en lui la moindre inflexion du texte et de l’exécution de l’œuvre. Un
moment fort et d’une puissance dramatique saisissante a ainsi été offert par l’entité
Les Siècles/Roth qui a donné à entendre un Pelléas
et Mélisande de Schönberg dans une interprétation renouvelant la
conception de cette œuvre magistrale et trop rare au concert, dans une
conception aussi passionnante quoique très différente que ce que Pierre Boulez
a gravé au disque par deux fois, la première avec le Chicago Symphony Orchestra
(Warner/Erato), la seconde avec le Gustav Mahler Jugendorchester (DG), ainsi que
Sir John Barbirolli avec le New Philharmonia Orchestra (Warner, 1975). Les concerts
parisiens de la saison 2023-2024 de François-Xavier Roth, que ce soit avec Les
Siècles ou avec le Gürzenich de Cologne, sont décidément tous aussi
passionnants les uns que les autres, notamment Le Grand Macabre de György Ligeti (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2023/12/festival-ligeti-44-sans-scenographie-le.html)
et Die Soldaten de Bernd Aloïs
Zimmermann (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/la-fabuleuse-experience-sonore-de-die.html),
jusqu’à ce concert Berg/Schönberg, qui se situe dans la ligne du Lied von der Erde entendu au Théâtre des
Champs-Elysées avec le même orchestre le 25 mars dernier.
Bruno Serrou
1) ArnolD SCHönBErG (La-Ré-Mi
bémol, Do-Si-Si bémol-Mi-Sol), Anton wEBErn (La-Mi-Si bémol-Mi), AlBAn (La-Si
bémol-La)
2) Cent-six musiciens : piccolo, 3 flûtes (la 3e aussi 2e
piccolo), 3 hautbois (le 3e aussi 2e cor anglais), cor
anglais, clarinette en mi bémol, 3 clarinettes en si bémol et en la (3e
aussi 2e clarinette basse), clarinette basse, 3 bassons, contrebasson,
8 cors en fa, 4 trompettes en mi et en fa, trombone alto, 4 trombones
ténor-basse, tuba, 2 timbaliers, 3 percussionnistes, 2 harpes, 16 violons I, 16
violons II, 12 altos, 12 violoncelles, 8 contrebasses
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire