A 39 ans, Sergey Khachatryan est l’un des violonistes les plus impressionnants de sa génération. Doué d’une technique hors pair, virtuose aguerri, il est avant tout musicien tant sa musicalité est souveraine. Révélé au public à la suite de sa victoire au Concours Jean Sibelius d’Helsinki dont il est à 15 ans le plus jeune lauréat, vainqueur en 2005 du prestigieux Concours Reine Elisabeth de Belgique, il s’est très rapidement imposé parmi les musiciens les plus talentueux de notre temps. En 2006, sa rencontre avec le chef allemand Kurt Masur, alors directeur musical de l’Orchestre National de France, marque une étape importante dans le développement de sa carrière, avec l’enregistrement magistral des deux Concertos pour violon et orchestre de Dimitri Chostakovitch qui révèle aux mélomanes du monde entier ses sonorités incandescentes, sa musicalité rayonnante. Né à Erevan le 5 avril 1985, vivant à Francfort-sur-le-Main depuis 1992, enseignant à l’Université de Musique de Karlsruhe depuis 2023, travailleur exigeant et infatigable, économe en concerts publics se limitant à une quarantaine de prestations par an afin d’offrir le meilleur de lui-même au public qui le célèbre dans le monde entier, Sergey Khachatryan a commencé le violon à six ans à Erevan, avant de devenir l’élève de Josef Rissin à Karlsruhe après avoir émigré en Allemagne avec sa famille où il a donné son premier concert à neuf ans. Neuf ans plus tard, en 2003, il enregistre avec le Sinfonia Varsovia dirigé par Emmanuel Krivine son tout premier disque, qui réunit le Concerto de Jean Sibelius, avec lequel il avait remporté trois ans plus tôt le concours finlandais éponyme, et celui d’Aram Khatchatourian, le compositeur le plus universellement célébré de sa terre natale, l’Arménie. A l’occasion de la parution de son premier enregistrement solo qu’est l’intégrale des Sonates pour violon seul d’Eugène Ysaÿe (1858-1931) sur le violon de Guarneri del Gesù de 1740 du virtuose liégeois qui vient de paraître chez Naïve (1), J’ai rencontré Sergey Khachatryan à Bruxelles, au lendemain d’un concert qu’il venait de donner au Bozar devant un public enthousiaste à l’invitation de l’Orchestre National de Belgique (Belgian National Orchestra) qui l’avait accompagné dans la finale du concours Reine Elisabeth voilà dix-neuf ans (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/04/le-belgian-national-orchestra.html).
° °
°
Entretien avec
Sergey Khachatryan*
Bruno Serrou : Le plus célèbre des compositeurs arméniens
est Aram Khatchatourian. Qu’en pensez-vous ? Jouez-vous sa musique ?
Sergey Khachatryan : J’aime jouer son concerto. Mais cette œuvre a un
problème, parce qu’elle n’entre pas dans la catégorie des concertos universels,
car avant de la jouer il est vraiment nécessaire de connaitre le folklore
arménien, son auteur ayant utilisé beaucoup de musique populaire typiquement
arménienne. Mais je peux comprendre que l’on n’entre pas immédiatement dans
cette musique. J’ai eu de longues conversations avec quantité de musiciens qui
disent « ah oui, mais ce concerto est difficile à appréhender… » En
fait, le problème est que l’on ne sait comment le jouer que lorsque l’on
ressent vraiment ce qu’il contient et, de là, on sait comment le rendre
intéressant, comment il peut et doit sonner, sans qu’il soit nécessaire d’être
Arménien.
B. S. : Vous avez remporté plusieurs concours, tandis
que beaucoup de vos confrères les fuient. Certains en ont tenté un mais sont
partis dans le cours des épreuves. Or, pour votre part, vous vous êtes présenté
à plusieurs d’entre eux et vous en avez remporté un certain nombre. Quelles ont
été vos motivations ?
S. K. : Le fait de quitter l’Arménie pour nous installer
en Allemagne, tandis que je grandissais et que j’évoluais dans mon jeu du
violon, a conduit mes parents à penser que les concours étaient le moyen le
plus approprié pour m’ouvrir les portes du monde musical. Ils ont compris que
la musique était ma voie. Les concours ne sont pas nécessaires pour tout le
monde, mais pour nous, ma sœur et moi, c’était comme ouvrir la porte pour
montrer ce que nous savions faire. En 2000, je me suis présenté à trois concours,
commençant par le Louis Spohr, puis le Fritz Kreisler, et j’ai terminé par le Jean
Sibelius.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a guidé dans le choix des
concours auxquels vous avez postulé ?
S. K. : Je les ai choisis avec mon professeur, mais mon
but était surtout de me présenter au Concours Sibelius, considérant les deux autres
comme des préparations au Sibelius, même si le Kreisler était très important
aussi. Le fait de remporter le Sibelius a été le plus décisif dans le
développement de ma vie, puisqu’il est à l'origine de ma carrière internationale. J’ai
eu un agent, même si je dois admettre que le bureau londonien est venu vers moi
un mois avant le concours de Sibelius, qui a donné l’impulsion définitive à ma
présence internationale, m’ouvrant les portes d’une belle carrière. Pour ce qui
concerne le Concours Reine Elisabeth de Belgique, je ne l’ai pas tenté dans le
but de développer ma carrière, mais c’était un vœu personnel, parce qu’à mes
yeux il représentait une épreuve dans la grande tradition, pensant aux grands violonistes qui l’ont remporté avant moi. Le président du jury était
Arie Van Lysebeth, et parmi les membres il y avait Boris Kuschnir, Augustin
Dumay, Pierre Amoyal, Jaime Laredo, Viktor Tretjakov…
B. S. : Pourquoi avez-vous choisi le violon ?
S. K. : Le choix a été fait par mes parents. Ma sœur
Lusine, de deux ans mon aînée, avait commencé le piano à 6 ans. L’Arménie ne
faisait plus partie de l’Union Soviétique. Quand est venu mon tour - car en
Arménie tous les enfants sont musiciens par tradition -, nos parents ont dit
qu’il y avait trop de pianistes dans la famille, qu’il faudrait que le garçon
choisisse un autre instrument. Le violon n’a jamais été un vœu particulier, et
je n’ai pas immédiatement montré un grand amour pour lui. Je me souviens de l’histoire
de Maxim Vengerov, son père jouait dans l’Orchestre Philharmonique de
Novossibirsk, où il était hautboïste, et il ne le voyait jamais jouer étant
enfant tant il était petit, si bien qu’il a choisi le violon pour être plus
visible que son père au sein de l’orchestre, car ils sont assis devant le reste
de l’orchestre…
B. S. : Vous avez commencé relativement tard l’instrument,
pour un violoniste
S. K. : Je n’ai pas commencé très jeune, en effet. Mais
l’instrument n’a jamais été un concept particulier pour mes parents, l’objectif
visé étant pour eux que nous devenions musiciens. En vérité, nous avons
commencé ma sœur et moi uniquement parce que nous étions dans une famille de
musiciens. Mon père a rapidement compris que j’avais un vrai potentiel. J’ai
commencé à jouer du violon seulement pendant un an, puis nous avons quitté
l’Arménie pour déménager en Allemagne.
B. S. : Comment est la vie musicale dans votre pays
d’origine ?
S. K. : En Arménie, en matière musicale, chanteurs,
pianistes et violonistes comptent le plus. Il y a pour eux une grande école
historique qui a été privilégiée par l’Union Soviétique à Erevan. L’école
arménienne du violon et du piano doit beaucoup à l’école russe. Fondé en 1919
par Romanos Melikian, le conservatoire d’Erevan a formé de brillants musiciens,
comme le compositeur Alexandre Spendarian, les violonistes Anahit Tsitsikian et
Jean Ter-Merguérian (3), ce dernier ayant été un élève de David Oïstrakh.
L’Arménie a donc une grande tradition musicale. Ce n’’est absolument pas
comparable à des pays comme l’Azerbaïdjan, par exemple. La difficulté de la
situation en Arménie est principalement due au conflit du Haut-Karabagh… J’ai
récemment joué aux Etats-Unis avec l’Orchestre Philharmonique d’Arménie, nous
avions un concert au Carnegie Hall de New York. Mais bien que cet orchestre ne
travaille pas dans des conditions idéales, je trouvé que ses musiciens sont de
très haut niveau.
B. S. : Pourquoi vos parents ont-ils décidé de s’installer
en Allemagne ?
S. K. : L’Arménie a beaucoup souffert, après la chute de
l’Union Soviétique. Nous avons choisi l’Allemagne parce que mon père avait reçu
une invitation à se présenter au Concours Johann Sebastian Bach à Sarrebrück.
Nous nous sommes installés à Francfort-sur-le-Main car mon père avait trouvé du
travail dans cette ville en 1991 comme professeur de piano, et nous l’avons
rejoint en 1992.
B. S. : Arrivé en Allemagne, vous êtes-vous directement
inscrit au Conservatoire de Francfort ?
S.
K. : Non, j’ai commencé en Allemagne avec un professeur
privé avec qui j’ai étudié un an. Elle était ukrainienne, et était alors Konzertmeister
de l’Opéra de Kiev. Vivant aussi à Francfort, elle se partageait entre le deux
villes. Je ne sais pas comment mes parents l’ont trouvée. L’année suivante, je
suis devenu étudiant à Würzburg où j’ai été l’élève pendant deux ans de
Grigori Zhislin, en 1994-1996, et à partir de 1996, ma sœur et moi sommes allés
à Karlsruhe, et j’ai trouvé - ou plutôt mon père a trouvé - mon vrai
professeur, qui a fait de moi un violoniste, Josef Rissin (2), disciple de
Boris Belenky au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou qui, âgé de quatre-vingts
ans, va mettre un terme à sa carrière d’enseignant à la fin de cette saison
2023-2024. C’est lui qui m’a fait comprendre l’essentiel, il est donc pour moi
le musicien pédagogue le plus important. Du fait que mes parents, bien que musiciens
ne soient pas violonistes, il m’a donné une autre prospective qu’eux dans la
façon de penser la musique, une façon beaucoup plus large et globale. Mon père
a eu une grande influence sur moi, par exemple quand nous parlions phrasés, le fait
que je n’étais pas dans un environnement uniquement constitué de violonistes
m’a beaucoup aidé.
B. S. : A quel âge avez-vous donné votre premier
concert ?
S.
K. : J’ai commencé en Arménie, dans le cadre de
concerts de la classe de mon école, à Erevan. Mais mon premier vrai concert a
eu lieu en Allemagne, à Wiesbaden. Un concert de Noël, je pense que j’avais 9
ans. J’ai joué avec un orchestre le Concerto
en mi mineur de Bach. Mais je ne m’en souviens pas précisément, seulement à
travers ce que m’en ont dit mes parents et à l’enregistrement vidéo qui en a
été fait. J’étais très content et nullement stressé. Nous étions en Allemagne
depuis peu, en 1994 ou 1995, donc au tout-début de notre séjour en Europe. Je
me souviens de ma mère qui regardait dans la salle s’il y avait du monde, et de
fait elle était bel et bien remplie, car il s’agissait d’un concert de Noël. Ma
mère était très nerveuse, tandis que je regardais de l’autre côté du rideau,
tant j’étais ravi qu’il y ait du monde. Mon développement s’est fait
naturellement, je n’envisageais pas de devenir un grand violoniste, ce qui me
plaisait le plus enfant étant de jouer devant le public. Cela m’excitait. Il
m’est difficile de dire précisément quand le moment crucial est venu, quand je
me suis dit que maintenant je voudrais vraiment devenir violoniste. Je n’aimais
pas trop travailler, chose qui était complètement normal, j’allais à l’école,
j’avais tellement des choses qui m’intéressaient, je ne faisais pas de
skateboard, mais la course automobile m’attirait ainsi que tout ce qui pouvait
stimuler des montées d’adrénaline. Mes parents m’ont forcé à jouer et à
travailler mon violon, car ils ont très vite compris que j’avais du potentiel.
Donc, doucement, l’amour pour la musique s’est imposé sur l’envie d’être sur
scène. Adolescent, je cherchais toujours le moyen de retarder le moment de
commencer à m’exercer, à trouver des excuses pour ne pas me mettre au travail,
style aller aux toilettes... Aujourd’hui, nous avons tous plus ou moins tendance
à ne pas forcer les enfants à faire les choses, de les laisser choisir ce qu’ils
veulent, pourtant cela ne fonctionne pas.
B. S. : N’avez-vous pas été attiré par la musique rock
et pop’ ?
S.
K. : Etudiant, j’étais en effet très attiré par ce
genre de musique. C’était vraiment ma musique à moi, et si je n’avais pas joué
moi-même de la musique classique, je n’aurais pas hésité. Mais je pense que
c’est quelque chose de très typique, inscrit dans la tradition. Actuellement,
des gens essaient de présenter la musique classique aux jeunes gens. Mais je
pense que ce qui devrait être fait, c’est introduire la musique classique le plus
tôt possible, aux enfants les plus jeunes, les mettre carrément en immersion, les
exposer sans attendre à la musique pour qu’elle soit inoculée l’air de rien.
C’est uniquement ainsi que les jeunes pourront se tourner vers elle. Cela n’a
aucun sens de forcer les adolescents de 17 ans à fréquenter les concerts de
musique classique. Certes, il y a toujours des exceptions, des enfants qui sont
spontanément attirés par la musique classique, mais la plupart des enfants,
comme je l’étais moi-même, ne seront pas forcément attirés vers elle. Il faut
injecter la musique classique dans l’esprit et le corps dès la plus tendre
enfance, et attendre qu’elle ressorte quelques temps plus tard.
B. S. : Vous vous êtes intéressé au rock et à la pop’ music,
qu’en est-il de la musique contemporaine ?
S.
K. : Elle n’a jamais été ma priorité, mais j’ai eu
pas mal de relations et de collaborations avec un certain nombre de compositeurs
arméniens, comme Arthur Aharonyan (né en 1962), qui vit à Paris. J’ai joué son
concerto avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, mais la musique
contemporaine ne m’a jamais attiré. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer
Pierre Boulez. Je le regrette, car travailler avec lui devait être un processus
très intéressant, pour savoir comment le compositeur pense, crée ses œuvres.
Mais comme il est possible de l’entendre dans mes interprétations, ce qui pour
moi est primordial est le côté émotionnel de la musique. Je pense qu’à cause des
bouleversements de notre monde, de son évolution, tout devient plus fonctionnel
et pragmatique, et la musique est depuis toujours le reflet de la vie. C’est
pourquoi je peux dire que de là vient mon problème avec la musique
contemporaine, car je ne me sens absolument pas connecté émotionnellement avec
elle. Je ne suis pas ici pour juger, donc je ne peux pas dire si une œuvre
contemporaine est bonne ou pas.
B. S. : Après avoir étudié au Conservatoire de
Karlsruhe, vous êtes passé de l’autre côté du miroir en devenant professeur de
violon dans cette même institution, qui compte parmi ses enseignants quantité
de grands noms, comme Yvonne Loriod, Wolfgang Rihm…
S.
K. : Je viens de commencer ma carrière d’enseignant
dans cette Hochschule für Musik de Karlsruhe. Donc, pour le moment, je
développe ma classe. Ce qui va me demander un peu de temps. Bien sûr, si je
trouve des élèves avec un grand potentiel pour les préparer aux concours, je le
ferais avec grand plaisir, mais pour le moment je ne fais que commencer, ce qui
n’est pas toujours évident car je dois « enseigner » encore à moi-même.
B. S. : Pour un musicien, enseigner semble très
important pour son propre développement ?
S.
K. : En effet, l’enseignement conduit à se questionner
constamment. C’est ce que mon père nous a toujours dit, à ma sœur et moi, lui
qui a longtemps enseigné : « quand tu expliques aux autres, tu finis
par comprendre toi-même ce que tu dis. » Enseigner est donc primordial. Il
nous faut transmettre tout ce que nous avons appris quand nous étions jeunes.
Le problème pour moi n’est pas de leur expliquer des questions techniques, bien
sûr qu’il faut dire tout cela, c’est une question de mentalité, leur inculquer une
façon d’approcher la musique, quelle sorte de respect nous ressentons dès que
nous jouons la toute première note. Telles sont les problèmes des jeunes
aujourd’hui. Ils viennent étudier et ils attendent une solution, un produit
déjà à moitié prêt, sans s’engager véritablement dans le processus de création.
Les partitions montrent déjà beaucoup, mais il y a des élèves qui ne les
regardent pas et ne les lisent pas. Ils ne se fatiguent pas à les regarder avec
l’attention nécessaire, l’esprit d’analyse idoine, et de là prendre un concept
global pour leur propre interprétation. Ils préfèrent attendre que je leur dise :
« là, tu dois jouer piano, ici
tu peux changer le tempo, etc. » Quand j’étais jeune, j’essayais de ma propre
initiative plein de choses, doigtés, coups d’archet, attaques, etc. Beaucoup de
ce que j’entreprenais était incorrect. Mon père, qui m’accompagnait en voiture
pour mes leçons - deux fois par semaine, nous faisions Frankfurt-Karlsruhe,
soit trois cents kilomètres aller-retour -, demandait toujours à mon professeur
de me laisser faire les choses pour avoir cette forme d’engagement si important.
Je pense malheureusement que je ne détecte rien de cela chez mes élèves.
B. S. : Choisissez-vous vos élèves ?
S.
K. : Je ne les choisis pas encore. Nous avons eu un problème
de recrutement pour la section des cordes à la Hochschule. Si bien que je n’ai
pas encore eu la chance de construire par moi-même ma classe. Normalement,
quand on a une classe, c’est pour dix à douze heures de cours par semaine, et
le reste du temps, il est possible de choisir d’autres élèves. Mais dans mon
cas, la direction a décidé que je devais avoir une classe entière. J’ai donc
onze élèves, soit vingt heures de cours hebdomadaires. Les remplacements ne
sont plus possibles, donc quand je pars pour des séries de concerts, à mon
retour je donne pour compenser mes absences des cours de manière très
intensive, deux jours de suite, parfois de onze heures du matin à vingt heures
le soir. Ce n’est pas facile, du moins pour le moment.
B. S. : Dispensez-vous des masters classes ?
S.
K. : J’en donne chaque été en Italie, à l’Academia
Pinerolo non loin de Turin, en octobre 2024 à Munich dans le cadre de l’Echo
Arts Festival. Bien entendu, ces cours sont très importants pour moi, mais je
voudrais surtout essayer de changer la mentalité des élèves, car je crois que
si l’on veut devenir musicien cela demande des changements d’attitude vis-à-vis
de la musique, un respect différent qui nécessitent une maturité qui n’est pas
présente spontanément. C’est le plus beau cadeau que puisse faire un musicien que
de pouvoir « toucher » des œuvres extraordinaires. Quand je joue des
pièces que j’aime, elles sont pour moi comme une religion.
B. S. : En cette époque où la musique est toujours plus
jugée élitiste, comment envisagez-vous attirer le public, le convaincre,
le former ?
S.
K. : La première condition pour attirer les gens dans
les concerts de musique classique, les conduire à s’y intéresser vraiment, est
leur niveau d’exigence qualitative, l’engagement personnel des musiciens. Trop
d’entre nous donnent énormément de concerts, mais quand je les écoute je ne les
entends pas eux-mêmes. Ils manquent d’authenticité, de personnalité… Oh
tristesse... Il est apparemment extrêmement difficile pour les musiciens de se
produire en récitals, et ils préfèrent jouer de la musique de chambre, trios,
quatuors, quintettes. Certes, le duo avec piano reste dans la catégorie musique
de chambre, mais c’est quand même très différent des autres formations
chambristes, et plus difficile, la sonate avec piano n’étant assurément pas le même
genre musical qu’en formations plus grandes, car il s’agit de deux personnes
qui sont à égalité. Je ne sais pas si j’ai raison ou pas, mais je pense que la
raison pour laquelle les gens ne participent pas aux récitals est liée à la
qualité d’exécution, au niveau des musiciens, ce qui explique pourquoi le
public préfère avoir le plus d’artistes possible sur scène. C’est essentiellement
de la faute des musiciens, qui n’arrivent pas à convaincre le public avec le
degré d’intensité de leurs idées, de leur conception, de leur engagement. Le public
d’aujourd’hui n’est plus le même qu’il y a trente ou quarante ans. A l’époque,
les gens venaient aux concerts avec partitions et crayon en main pour analyser,
annoter, écouter avec une attention ahurissante, particulièrement dans les pays
soviétiques et leurs satellites. L’écoute, l’interprétation, tout était plus
profond. Autre problème, nous avons trop de propositions, trop d’offres, donc
les gens ne savent plus où aller, entre les artistes les plus brillants, les
plus fameux, les plus populaires, ceux qui ont les relations publiques de
communication les plus efficientes, la meilleure publicité, mais qui n’atteignent
pas forcément le plus haut niveau.
B. S. : Que pensez-vous des musiciens qui s’adonnent à
des concerts et à des enregistrements mêlant musique populaire et savante, avec
des arrangements de chansons de variétés façon musique d’ascenseur ?
S.
K. : Je pense que tout doit exister, c’est à nous de
comprendre, différencier, juger ce qui est quoi. Si deux violonistes deviennent
les meilleurs du monde du jour au lendemain à cause de cette confusion des
genres, c’est un vrai problème. Logiquement, l’audience pour eux sera plus
vaste, chaque musicien est donc le fruit de son propre choix. Tout peut exister,
comme dans la nature, mais le problème commence quand les choses se mélangent
et que nous n’arrivons plus à faire la distinction entre ce qui est sérieux et
ce qui ne l’est pas, ce qui fait que la part divertissement devient la part
sérieuse. Mais je comprends tout à fait que les musiciens qui s’engagent sur ce
terrain le font pour leur carrière, mais aussi parce qu’ils aiment expérimenter
tous les domaines de la musique, mélangeant populaire et ce qui apparaît comme
élitiste. Quoi qu’il en soit, c’est leur choix.
B. S. : Vous vous produisez sur de prestigieux instruments,
qui ont été joués par des violonistes de renom entrés depuis longtemps dans
l’histoire, comme Eugène Ysaÿe. Mais un violon n’entre pas seul en ligne de
compte dans le jeu et les sonorités de l’instrument. L’archet y contribue aussi
largement…
S.
K. : Ce n’est pas tant que les deux entités sont connectées,
mais si l’on joue avec un bon archet, il est possible de travailler plus profondément
le son, les couleurs. Mais il n’en demeure pas moins que le plus important est
indubitablement le violon. Voilà quelques années, j’ai essayé un archet de
Tourte (4), et j’ai aussitôt compris que mon instrument jouait de façon
complétement autre, la création du son différait largement. Il faut tout de
même savoir que chaque violon va s’associer plus ou moins idéalement avec
chaque archet. Le Stradivarius que j’ai utilisé pendant le concert d’hier, je
l’aurai seulement quelques jours, au plus une semaine. C’était mon deuxième
concert avec lui. Il n’a pas de musicien attitré.
B. S. : Autrefois, les violonistes pouvaient acquérir en
leur nom propre jusqu’aux instruments les plus prestigieux. Aujourd’hui, ce
n’est plus possible, tant leur cote atteint des sommes astronomiques que seuls
d’heureux et rares mécènes peuvent investir. Les instruments ne sont-ils pas
excessivement chers ? Trouvez-vous cela normal ?
S.
K. : Que dire ?... Il en est hélas ainsi ! Voilà
pourquoi nous recherchons des gens suffisamment motivés et engagés pour que la
confiance s’instaure entre les musiciens, les investisseurs et les prêteurs.
Recevoir les instruments de Fondations est toujours un risque, car la Fondation
en soi doit rester transparente, tandis que quand on est en contact avec un
mécène privé, un collectionneur, c’est mieux. Il est clair que la situation n’est
jamais idéale, car quelque chose peut toujours arriver, mais si la relation est
plus concentrée sur l’artiste, ses chances de disposer d’un instrument plus
longtemps augmentent. L’instrument que j’ai actuellement appartient à un
collectionneur, je ne sais toujours pas si je pourrai continuer à le jouer
longtemps, mais j’ai quelques chances. J’ai joué le Guarneri del Gesù de 1740 d’Eugène
Ysaÿe pendant douze ans, d’octobre 2010 à mai 2022. Si bien qu’au bout d’un
moment, l’instrument est devenu mon enfant. Une relation véritablement émotionnelle
s’est instaurée entre lui et moi. C’était donc infiniment plus fort qu’une
relation amicale - l’enfant fait partie de soi. Le jour où je l’ai rendu à son
propriétaire, a été très douloureux, mais au moins j’ai été heureux de pouvoir
enregistrer les Sonates d’Ysaÿe avec
lui (1).
B. S. : Comment trouvez-vous les mécènes susceptibles de
vous prêter d’excellents instruments qui vous conviennent ?
S.
K. : J’ai eu la chance de rencontrer à Berlin Stephan
Jansen, que je ne connaissais pas auparavant. Cette rencontre s’est faite à la
suite d’une véritable coïncidence. Je donnais un récital en République Tchèque,
où j’ai fait la connaissance de l’altiste solo de l’Orchestre Philharmonique de
Berlin, Amihai Grosz, également membre fondateur du Jerusalem Quartet. Je lui ai
fait part de mon inquiétude du fait de devoir rendre mon del Gesù à la Nippon
Music Foundation qui me l’avait confié et d’être ainsi contraint de nouveau à
partir à la recherche d’un nouvel instrument. Tant et si bien qu’il m’a
recommandé de prendre contact avec Stephan Jansen, m’assurant que ce dernier pourrait
m’aider…
B. S. : Est-ce le fait de jouer un instrument ayant
appartenu à Eugène Ysaÿe qui vous a conduit à vous intéresser à la création du
violoniste compositeur belge ?
S.
K. : Eugène Ysaÿe est en effet devenu très important
pour moi. Je ne suis pas fan de
musique très virtuose. J’en ai joué dans ma jeunesse, uniquement pour des
raisons sportives, car je suis de caractère plutôt compétiteur, mais au bout
d’un certain temps, j’ai réalisé que du point de vue musicalité, la musique de virtuosité
n’est pas très intéressante. Ce qui explique pourquoi je m’intéresse plutôt à
Ysaÿe qu’à la Fantaisie sur Carmen de
Pablo de Sarasate ou à celle de Franz Waxman, ou encore aux Caprices de Niccolo Paganini et autres
pages de virtuosité pure. L’œuvre d’Ysaÿe a une signification très profonde,
qui transcende sa propre virtuosité. Une autre raison qui m’a conduit à aimer
ce compositeur est sa connexion avec la musique de Jean-Sébastien Bach, mais
pas uniquement, et surtout les personnalités passionnantes pour lesquelles
Ysaÿe a écrit ses six Sonates, les
dédicaces aux six merveilleux musiciens que sont Joseph Szigeti, Jacques Thibaud,
Georges Enesco, Fritz Kreisler, Mathieu Crickboom et Manuel Quiroga Losada.
Dans chacune de ses sonates, il injectait le style de jeu de son dédicataire.
Il s’agit d’une libre inspiration, d’abord Johann Sebastian Bach., puis les autres
compositeurs. Il faut aussi se souvenir combien l’époque d’Ysaÿe est passionnante
et riche sur le plan musical, avec ses amis, César Franck, Claude Debussy, Ernest
Chausson… Tout cela l’a considérablement influencé et lui a permis de créer en
1923 ses six Sonates op. 27. Lui-même
étant un violoniste extraordinaire, il a conçu avec ces pièces d’authentiques et
impressionnants chefs-d’œuvre.
B. S. : Est-ce la perspective du Concours Reine
Elisabeth de Bruxelles 2005 qui vous a conduit à la découverte d’Ysaÿe ?
S.
K. : Je les connaissais avant de participer au
Concours Reine Elisabeth. Je ne les jouais pas toutes encore, mais j’ai
travaillé pour l’occasion plus profondément la Troisième et la Cinquième
car elles étaient parmi les œuvres obligatoires du concours. Cette année 2024,
c’est la Sonate Ballade qui est imposée.
B. S. : Quelles sont vos affinités avec le répertoire
espagnol ?
S.
K. : Dans ma jeunesse j’ai beaucoup joué la musique
de Pablo de Sarasate, seul et avec ma sœur.
B. S. : Parmi les sonates d’Ysaÿe, il se trouve une Habanera dédiée à Quiroga.
S.
K. : Pour moi la musique espagnole n’est pas
particulièrement connectée au violon, mais au flamenco. Cette connexion est
vraiment inspirante, l’écouter jouée, la regarder dansée par des artistes comme
la danseuse flamenca Sara Baras est vraiment extraordinaire et très stimulant.
B. S. : Et des compositeurs contemporains comme Alberto
Posadas ?
S.
K. : Durant la saison 2022-2023, j’ai été en
résidence à l’Orquesta de Valencia, avec lequel j’entretiens depuis lors des
relations suivies. Puis j’ai cessé de me rendre en Catalogne, et maintenant j’y
ai repris ma résidence. Je dois aussi aller à Barcelone pour des
enregistrements, notamment Tzigane de
Maurice Ravel. J’ai joué plusieurs fois au Festival de Grenade. Mais, comme je vous
l’ai dit, je ne me sens pas particulièrement à l’aise avec la création
contemporaine.
B. S. : Avez-vous des velléités de Chef d’orchestre ?
S.
K. : Pas vraiment… En fait, je ne voudrais pas le devenir.
Si je le faisais, il me faudrait d’abord approfondir le métier, car je vois
beaucoup de mes collègues qui bougent leurs mains sans signification immédiate.
Ma préoccupation principale concernant ce sujet est l’impossibilité de
convaincre soixante-dix personnes de sentir la musique de la même façon que moi.
Je souffre déjà pour moi-même en essayant de comprendre comment produire, exprimer,
faire sortir de moi toutes les idées qui se bousculent en moi, et celles du compositeur,
le moyen de transformer et transmettre sentiments et émotions dans le son du
violon... Je suis ma propre source d’inspiration. Si j’imagine que je dirige,
je ne suis plus seul à exprimer ce que je ressens, du moins je trouve que c’est
extrêmement difficile. Mais le métier de chef d’orchestre en tant que tel est
très intéressant, le répertoire est si vaste, les prospectives si différentes,
le monde si grand...
B. S. : L’orchestre ne vous a-t-il jamais
intéressé ? Par exemple le poste de premier violon solo ?
S.
K. : Pendant mes études, je n’ai jamais joué dans
l’orchestre du conservatoire. Son chef n’était pas très content, mais il
comprenait les raisons de mon indisponibilité pour jouer avec l’orchestre, mes propres
concerts, la préparation des concours faisaient que je manquais de temps. Mais
j’ai joué quelquefois, car nous faisions de petits festivals dans mon village
en Allemagne avec mon père, qui dirigeait, et j’étais son Konzertmeister. Mais
je ne peux pas dire que l’orchestre m’attire. En jouant dans une formation
instrumentale, il est impossible de ne choisir que ses morceaux préférés, on
n’a aucune influence sur le choix.
B. S. : Vous produisez-vous en formation
chambriste ?
S.
K. : J’en fais volontiers, particulièrement avec ma
sœur et certains de mes amis, en Arménie. Récemment, à Valence, nous avons joué
Verklärte Nacht de Schönberg dans sa
version originale pour sextuor à cordes, une musique incroyable. Mais je ne
fais pas beaucoup de musique de chambre, en effet. Je l’aime pourtant, mais il y
a deux problèmes : Je ne donne pas plus que quarante concerts par an, et je
dois vraiment choisir. J’ai l’opinion d’une personne qui n’a pas le temps nécessaire
pour la musique de chambre.
B. S. : Pourquoi vous limitez-vous à quarante concerts
par an ?
S.
K. : Au départ, c’était la décision de mon père de ne
pas en donner trop, de ne pas entrer dans le cirque infernal que constitue le
fait de jouer partout, tout le temps. J’ai adopté cette idée, et je pense que
c’est mieux pour moi et pour ma vie de famille. Car je crois que la qualité
baisse quand on joue à l’excès. J’investis énormément dans chacun de mes
concerts, ce qui absorbe beaucoup d’énergie. Le fait de participer à dix
concerts en deux semaines, il me serait impossible de donner la même énergie.
J’ai besoin de temps, comme le vin…
Recueilli par Bruno Serrou
Bruxelles, Bozar, samedi 30 mars 2024
* Je tiens à remercier expressément Magdalena Zuradzka-Koumentakou pour son aide précieuse dans la traduction des propos de Sergey Khachatryan recueillis en anglais
1) 1CD Naïve V 5451. Enregistré en
juillet et décembre 2022. Durée : 1h 13mn. DDD
2) Né à Riga en 1944, Josef Rissin a été en 1967
lauréat du Concours Reine Elisabeth qui lui a attribué le Dixième Prix. Parmi
ses disques, figurent des enregistrements d’œuvres de Paul Hindemith, Niccolo
Paganini et Eugène Ysaÿe. Outre l’Université de Karlsruhe, il a enseigné à
l’Université de Musique et de Théâtre de Zürich. A l'instar de Sergey Khachatryan, le
plus célèbre, Laurent Albrecht Breuninger, Koh Gabriel Kameda, Linus Roth,
Maria-Elisabeth Lott, Ilian Garnet et Daniel Lozakovich comptent parmi ses
élèves.
3) Jean Ter-Merguerian, né le 5 octobre 1935 à Marseille où il obtient le Premier prix de violon à 11 ans, retourne à Erevan avec ses parents où il poursuit ses
études avant de se rendre à Moscou où il devient l’élève de David Oïstrakh de 1958 à
1963. Lauréat du Concours de Prague (1956), Tchaikovski à Moscou et Reine
Elisabeth à Bruxelles, il remporte le 1er
Grand Prix du Concours Marguerite Long-Jacques Thibaud 1961. Il rentre en France en 1981, et
enseigne au Conservatoire de Marseille, où il meurt le 29 septembre 2015
4) Surnommé « le Stradivarius » de l’archet, François-Xavier
Tourte (1747-1835) a voué sa vie d’archetier à la quête de la perfection, à
l’expérimentation des formes et des matières les plus aptes à magnifier le son du violon,
imposant en 1775 un bois du Nordeste du Brésil appelé bois de Pernambouc ou pau-brasil. En novembre 2017, l’un de
ses archets monté argent en 1825 a atteint la cote stratosphérique de 576.000 €
lors d’une vente aux enchères organisée à Vichy (France) au cours de laquelle
un violon du luthier Jean-Baptiste Vuillaume (1798-1875) de 1840/1845 ayant
appartenu à Eugène Ysaÿe était vendu 260.000 €
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