Andreas Scholl. Photo : DR
A 56 ans, Andreas Scholl est l’un des contre-ténors les plus courus
de la scène musicale. Célébré par les musiciens que par le public, il
s’illustre autant comme chanteur que comme acteur dans un répertoire qui court
de la Renaissance à nos jours, autant en récital, où il se produit notamment
avec sa femme pianiste Tamar Halperin, qu’à l’opéra avec des chefs comme
William Chritie, Philippe Herreweghe ou John Eliot Gardiner. Si ses compositeurs
de prédilection sont Johann Sebastian Bach, son « compositeur
préféré », et Georg Friedrich Haendel, le chanteur allemand n’en est pas
moins chez lui dans John Dowland, Henry Purcell et Antonio Vivaldi, mais aussi
dans Arvo Pärt. Après plus de trente ans de carrière, la voix de miel d'une beauté stupéfiante de ce disciple de
Richard Levitt et René Jacobs reste immédiatement reconnaissable, le timbre
brûlant, moelleux et incarné, contrairement à beaucoup de ses confrères, la
technique agile, l’articulation claire, autant dans le chant que dans les
récitatifs quelles que soient les langues, portée par une compréhension du
texte, lui permet de briller en toute circonstance par une intensité dramatique
saisissante. Né le 10 novembre 1967 à Eltville dans le land de Hesse en
Allemagne, Andreas Scholl a commencé à chanter à l’âge de sept ans dans la
maîtrise des Kiedricher Chorbuben à Kiedrich. A vingt ans, il intégrait la Schola
Cantorum de Bâle où il sera l’élève de Richard Levitt et de René Jacobs avant
d’y enseigner à son tour depuis, et donne son premier récital en 1993 au
Théâtre Grévin, à Paris, remplaçant au pied levé son maître René Jacobs, et
fait cinq ans plus tard ses débuts à l’opéra à Glyndebourne dans Rodelinda (Bertarido) de Haendel. Andreas Scholl m’a
accordé l’entretien ci-dessous lors de son passage à Paris en avril dernier à
l’occasion de la parution chez Naïve de son dernier CD à ce jour intitulé Invocazioni Mariane avec l’Accademia Bizantina et le violoniste chef d’orchestre
Alessandro Tempieri centré sur le Stabat
Mater d’Antonio Vivaldi mis en regard
de pages de ses contemporains Nicola Porpora, Leonardo Vinci, Pasquale Anfossi
et Giovanni Battista Pergolesi (1).
° °
°
Bruno Serrou : Comment êtes-vous venu au chant ?
Andreas Scholl : Par
mes parents et l’ambiance de mon lieu de naissance. Mon père était ténor, et il
pratiquait le chant en amateur. Il avait chanté enfant dans la même chorale que
moi. Dans notre village, il y a une tradition très ancienne de près de mille
ans de pratique du chant grégorien. Mon grand-père, mon père, mon frère aîné,
moi, maintenant ma nièce et ma fille chantent ou ont chanté dans ce chœur.
C’est donc une grande tradition familiale. Mes parents possèdent une entreprise
d’importation-grossiste en fruits et légumes pour la région de Wiesbaden, un
métier très dur. Se lever à deux ou trois heures du matin, et comme enfant j’ai
travaillé avec eux. Mon père chantait et il pratique le piano. Il joue très bien
de l’orgue comme hobby.
B. S. : Vous êtes donc venu au chant naturellement.
A. S. : Oui, à l’âge de sept ans. Avant, je chantais en
famille, mais je suis entré dans la chorale à sept ans. Je jouais aussi un peu
de piano, à l’époque, mais ma professeure était très mauvaise. Comme teenager,
je n’ai eu aucun contact correct avec la pédagogie, tandis que maintenant
j’enseigne depuis vingt-six ans, conscient de ce qui m’a manqué enfant. Si bien
que désormais je sais vraiment ce qu’est l’enseignement et ce qu’il convient de
faire pour être un bon pédagogue, parce que je mesure combien cette femme-là n’était
pas bien du tout. J’ai donc perdu rapidement à son contact tout intérêt pour le
piano. Tandis, qu’en tant qu’enseignant, j’apprends continuellement…
B. S. : Où enseignez-vous ?
A. S. : A Salzbourg. Je suis professeur de chant au Mozarteum.
J’ai commencé à enseigner voilà vingt-six ans, à Bâle. J’avais à trente ans. Maintenant,
c’est ma dernière année à Salzbourg où j’enseigne chaque mois pendant une
semaine mais où je garderai néanmoins une position de Guest Professor (Professeur
invité privilégié).
B. S. : Comment la fibre pédagogique vous est-elle
venue ?
A. S. : Grâce à une collègue flûtiste à bec virtuose - la
meilleure au monde -, Dorothée Oberlinger, qui enseignait déjà à Bâle et qui
m’a dit : « N’aurais-tu pas envie d’enseigner au sein de notre équipe
de professeurs que nous avons formée voilà six ans ? » Impossible de
résister à une telle proposition, si bien que j’y enseigne depuis cinq ans. Mais
il m’est difficile de dédier une semaine par mois à cette activité, avec une
famille et des concerts. C’est pourquoi j’ai voulu changer mon système
d’enseignement, en dispensant désormais des master-classes, toujours à
Salzbourg, mais plus dans classe proprement dite.
Photo : (c) Rolf Walther
B. S. : Que vous apporte l’enseignement, à titre
personnel et professionnel ?
A. S. : Chaque fois que je termine mes cours à Salzbourg et
que je quitte le merveilleux château de Frohnburg où est installé l’Institut
pour la musique ancienne, j’ai mon téléphone à portée de main, m’arrêtant constamment
pour enregistrer les nouvelles idées sur le chant qui me passent par la tête. Cela
n’arrête pas. C’est un mystère, comme chez les fromagers, chaque strate de
développement de mon enseignement ouvre une nouvelle porte, de nouvelles
perspectives. Cela ne s’arrête jamais. C’est le miracle de la musique, pour moi,
avec mes cinquante-six ans. Je suis tellement heureux d’être musicien, parce
que le plus grand miracle est que j’éprouve la même joie qu’à mes débuts. C’est
même plus profond, parce que je comprends beaucoup plus ce que je fais
vraiment, je suis tellement reconnaissant envers mes professeurs Richard
Levitt, René Jacobs, ainsi qu’envers tous ceux avec qui j’ai travaillé.
B. S. : Quand vous parlez, vous avez une voix
barytonnante. Pourquoi cet attrait pour cette voix de contreténor ? Tient-elle
du falsetto ?
A. S. : Contreténor est une voix de tête. Dans la chorale de
mon village où je chantais enfant, j’étais encore soprano à l’âge de 14-15 ans.
J’ai mué très tard. Et c’est une
professeure de chant qui nous donnait des leçons individuelles une fois par
semaine qui m’a dit « c’est étrange, tu as 14-15 ans, tu chantes encore soprano
et alto, peut-être ta voix est-elle celle de contreténor ». C’est la
première fois que j’ai entendu ce mot. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais jamais
pensé que je serais chanteur un jour. Je n’avais d’ailleurs aucune idée quant à
mon avenir. Pendant un moment, j’ai songé à étudier la théologie, puis j’ai
envisagé une carrière militaire… Et j’ai fini par convenir que j’avais ce
talent. J’ai passé une audition pour un rôle de ténor/contreténor devant
Herbert Klein, qui travaillait avec René Jacobs à l’époque et qui m’a dit
« oui, tu as un talent ». J’ai passé l’audition accompagné en voiture
par mon père, car je n’avais pas encore le permis de conduire. Nous avons fait
le trajet de Stuttgart un dimanche, j’ai chanté pour Herbert à qui mon père a
demandé : « Est-il possible de vivre du chant ? » ce à quoi
Herbert a répondu : « S’il n’est pas paresseux, je pense que
oui. » Ce fut la clef pour gagner l’autorisation de mes parents me
consacrer au chant.
B. S. : Vous avez étudié à Bâle, avant d’y devenir à votre tour professeur
A. S. : Oui, c’est le « Alma Mater »… Une véritable
identité, et je peux dire que la Schola Cantorum Basiliensis est une très
grande école, avec une excellente tradition et une réelle identité dans la façon
de faire de la musique ancienne. Je peux le confirmer à l’instar d’autres
musiciens, anciens collègues mais aussi des jeunes, tous ceux qui ont fait des
études dans cette institution, disons vingt ans après moi, et qui sont maintenant
des professionnels, nous nous comprenons aussitôt, les relations se font sans problèmes
ni efforts parce que nous venons de la même famille.
B. S. : Vous êtes-vous intéressé tout de suite à
la musique ancienne ?
A. S. : Non, c’est la voix de contreténor qui m’y a conduit.
Herbert Klein m’a dit : « tu peux soit aller en Angleterre soit à Bâle,
à la Schola Cantorum. »
B. S. : Il aurait tout aussi bien pu vous
recommander la Hollande ou la Belgique ?
A. S. : Pas à l’époque. A ce moment-là, la force dominante
était la Schola Basilensis, avec René Jacobs comme professeur de chant. Et je
me suis dit « je vais essayer, et si je ne réussis pas, à 23-24 ans je
pourrais faire quelque chose d’autre ». Mais il était très clair qu’à Bâle
je trouverais ma voie. J’avais 19 ans quand j’ai pris ma décision, 20 ans quand
j’ai commencé mes études en Suisse en 1977.
B. S. : A l’époque, sur le plan professionnel,
vous produisiez-vous déjà avec des ensembles ?
A. S. : C’est en effet l’un des grands avantages de la Schola.
D’abord, quantité d’ensembles existent en interne à la Schola, si bien que l’on
a toujours la possibilité d’apprendre de tous les enseignants, pas seulement de
mon professeur de chant. J’ai suivi des leçons avec des luthistes, par exemple
Hopkinson Smith, la viole de gambe avec Jordi Savall, le violoncelle avec
Christophe Coin, le clavecin avec Andreas Staier… C’était tout un univers. Ce
ne sont pas seulement les chanteurs qui peuvent expliquer les choses. J’ai donc
pu profiter à satiété de ce travail. A l’époque où j’y étudiais, René Jacobs
commençait à diriger, avec un ensemble constitué d’élève de la Schola, Maria
Cristina Kier, Garth Tür, Ülrich Mestral. Nous avons créé un petit ensemble
vocal pour chanter les madrigaux de Monteverdi, des œuvres de Buxtehude,
Grandi, Schütz, nous avons réalisé quatre ou cinq enregistrements, des
tournées. Tant et si bien que, jeune chanteur étudiant, j’ai travaillé à un
niveau professionnel. Avec René Jacobs, c’était beaucoup de pression,
d’exigence, c’était dur parfois mais ce travail était inspirant.
Quand vous travaillez, est-ce avec un piano ?
Ça change. La majorité c’est le
répertoire musique ancienne alors c’est luth ou clavecin, mais hier soir j’ai
chanté avec un orchestre moderne avec ma femme au piano, alors elle joue
Steinway.
B. S. : Des contreténors sortent de leur
répertoire et s’adonnent à la musique contemporaine, des compositeurs
s’intéressant à cette voix ainsi qu’aux instruments anciens. La création vous intéresse-t-elle ?
A. S. : Elle m’intéresse, mais il me faudrait établir une relation
avec un compositeur, avec sa façon de composer pour la voix. Pendant sept ans,
à Bâle, j’étais membre d’un studio de musique électronique avec le compositeur
Thomas Kessler, alors directeur dudit studio mais qui vient de mourir. J’ai
réalisé avec lui des morceaux avec électronique en temps réel (live electronic), et parfois les
compositeurs sont venus me demander « est-ce que tu peux chanter
ça ? » et il s’avère qu’à la fin ce sont souvent des compositions qui
utilisent la voix comme instrument expérimental, avec de grands intervalles,
des métriques et des métronomes très complexes. En outre, je ne suis pas un
grand lecteur, alors pour moi déchiffrer la musique contemporaine est quelque
chose de difficile, et le focus était plutôt de réaliser les notes, moins de
communiquer un message musical. C’est pourquoi j’adore par exemple la musique
d’Arvo Pärt, celle de l’Italien Marco Rosano (né en 1964) qui a composé pour
moi un Stabat Mater. Mais cette
musique est inspirée par la musique baroque. Ce n’est pas de la musique
contemporaine au sens propre du terme. Si je dois faire des choses très abstraites,
de grande virtuosité, de écarts soudans de l’extrême aigu à l’extrême grave, je
me trouve dans une situation qui me conduit à me demander où est le message,
comment je peux le communiquer. Dans le répertoire baroque, il est question des
secrets du chant dans le livre L’art du
chant du castrat compositeur Pier Francesco Tosi (1654-1732). Cet ouvrage est
la véritable école du chant baroque. Il y est décrit le secret du chant. Il dit
oui nous avons des gens qui chantent fort, des gens qui chantent haut, ou très
vite, mais le secret n’est pas là, il réside dans le fait qu’il faut chanter
sans efforts. Alors quand j’écoute un chanteur, même à la fin d’une aria virtuose, je pense au morceau, pas
à la virtuosité, qui vient naturellement. L’un de mes amis écrivains a écrit que
« la bravoure est la mort de la musique ». La virtuosité dans le
baroque trouve sa place dans les airs de l’opéra, on sait historiquement que
cela fait partie du spectacle. Mais ce ne sont pas les moments de profondeur ou
de délivrance d’un message, un texte à communiquer, ce sont plutôt des moments
de virtuosité pure, le but véritable, mais pour moi aujourd’hui, à mon âge, je
préfère le répertoire contemplatif qui permet de travaille les mots.
B. S. : Haendel ne serait donc pas pour vous, du
moins ses opéras ?
A. S. : J’aime les opéras de Haendel. Ils sont fréquentables,
même si parfois deux ou trois airs sont des roucoulades, mais on doit être
capable de les faire, bien qu’ils soient plutôt réservés aux jeunes chanteurs. Les
oratorios sont curieusement plus vivants que les opéras parce que plus variés.
Ce sont des oratorios dramatiques, si bien qu’ils ont moins d’arie da
capo, c’est plutôt le drame qui se
développe, du coup il n’est pas interrompu par de grandes arie. Mais j’adore Haendel, quoi qu’il fasse.
B. S. : Quels sont vos compositeurs de prédilection ?
A. S. : C’est difficile. Je dis toujours Johann Sebastian
Bach, et Haendel. Les deux peut-être, à égalité.
B. S. : Ils sont à la fois tous les deux saxons,
et très italianisants…
A. S. : En effet, la force dominante à l’époque est l’Italie. Tout
le monde fait le voyage en Italie pour étudier le stile italiano. J’ai un répertoire minuscule de musique française.
Elle est tellement différente des autres. Angleterre, Italie, Allemagne c’est
plus non pas compatible mais le voyage n’est pas trop long, du baroque anglais
jusqu’au baroque italien ou allemand, mais la musique baroque française utilise
des normes différentes. L’ornementation est très distincte, l’esprit
complètement autre. Le répertoire français est unique. Il utilise aussi un type
de haute-contre, mais cette voix qui est très souvent aujourd’hui confiée à un
ténor aigu. Souvent désormais, ce registre est confondu avec celui de
contre-ténor qui n’est pourtant pas la même chose. Il est difficile de trouver
aujourd’hui un vrai haute-contre.
Photo : DR
B. S. : Vous avez aussi le répertoire polonais, le
tchèque de cette époque-là qui est rarement joué. Que vous ont apporté vos
aînés, comme René Jacobs, William Christie dans votre façon de travailler ?
A. S. : Chaque chef d’orchestre a sa propre manière de parler musique.
Le focus est un peu différent de l’un à l’autre. René Jacobs pour moi était le
Lucifer, le porteur de lumière qui a bien compris comment stimuler cette petite
flamme de créativité que chaque chanteur débutant possède, le degré de créativité
qui est chez tout étudiant. C’est moins une transfusion je donne ma créativité à
quelqu’un d’autre, mais plutôt de transmettre par l’expérimentation dans le travail.
Jacobs savait trouver la petite flamme qui construit les grands feux de la
passion pour un répertoire en donnant une petite impulsion au chanteur, sans le
couvrir avec trop d’idées. Il a vraiment appris à parler individuellement avec
chaque chanteur. Il tire profit de chacun. A la fin d’une leçon, avant que l’étudiant
participe à un concert, il disait souvent « continue à chanter ainsi le
prochain week-end, tu ne dis pas que c’est moi qui t’ai dit de chanter ainsi.
C’est toi qui dois le communiquer, tu ne peux pas dire mon professeur l’a dit ».
Il faut en effet que l’étudiant assimile. Dans la façon dont j’enseigne aussi,
il y a en général trois étapes, imitation, contemplation, émancipation. Je
commence par demander à l’étudiant de faire « comme moi, essaye cette
idée, donne lui une chance », puis l’étudiant l’applique, et je me dois de
le solliciter, lui demander « comment te sens-tu quand tu fais comme
ça ? » Souvent, il fait quelque chose et dit « ah, ok-ok, je
comprends le concept derrière cette idée de mon professeur. » La troisième
étape est la plus difficile, c’est le moment où l’étudiant dit « Andreas,
merci, j’ai bien compris, je l’ai réalisé, mais tu sais, moi j’ai pensé que mon
caractère est plutôt différent, et j’ai envie de faire autrement ». Ce
sont des moments bénis, parce que c’est la naissance d’un esprit créatif chez
le jeune chanteur. Il arrête de reproduire les idées du maître, et, lui ou elle,
commence à s’affirmer et à s’épanouir, mais cela n’arrive pas souvent.
Peut-être dans ma carrière de professeur de chant j’ai été le témoin de ce moment
miraculeux trois ou quatre fois, et ce sont ces élèves-là qui sont devenus des
professionnels. En fait, je suis le créateur de créativité.
B. S. : Combien de temps leur accordez-vous pour y
parvenir ?
A. S. : Cela dépend. C’est très individuel. Souvent, on a des
étudiants qui pendant que l’on pousse pendant quatre ans, c’est comme un menteur
en fait, toujours te-te-te-te-te, quand je pousse ça bouge ça bouge ça bouge, et
quand j’arrête tee-tee-teee-teee-teeee, ça s’arrête. Si le chant était une
science exacte, on aurait des millions de chanteurs de classe mondiale, mais ce
n’est pas le cas. Alors il y a toujours un mystère, un secret, et quelques
chanteurs sont capables de chanter très bien. Ils s’en rendent eux-mêmes
compte.
B. S. : Avez-vous perçu vous-même ce moment pour
vous ?
A. S. : Oui. C’était avec René Jacobs, dans une leçon de
chant…
B. S. : C’est en fait René Jacobs qui vous a
apporté l’essentiel
A. S. : Oui, et Richard Levitt. Levitt, plus profondément,
dans le sens « qu’est-ce que ça veut dire être chanteur. Je voyais Levitt
chaque semaine, Jacobs quatre fois par an. Il n’y a jamais de conflit entre les
deux. Levitt a travaillé plutôt la technique. Mais ce n’est pas uniquement la
technique, qui n’existe pas en dehors du contexte de communication, qui fait
sens. Je ne monte pas sur un podium pour chanter Im wunderschöne… [Il
chante…] Alors je parle, j’expose les mots, et le chant, la voix sont toujours
liés à la transmission d’une émotion, d’une information. Ainsi, la technique
est toujours le véhicule de la communication, alors que je vois la technique
comme une horloge suisse où je fais de petites manipulations des muscles, quelque
chose avec mes lèvres, puis je contrôle le tout… Mais ce n’est pas comme dans
un avion, où l’on fait systématiquement tous les points de vérification d’une
checklist, et quand je tire les volets sur le manche, les ailes fonctionnent et
l’avion décolle. Le chant n’est pas ainsi. C’est complexe, mais cette complexité
doit être contenue dans un alliage, comme en chimie, et au moment du concert je
ne pense pas à tous les détails, c’est trop compliqué en fait. Il me faut donc faire
confiance à ma voix, je dois laisser tomber toutes les questions de technique
vocale pour pouvoir me consacrer à la seule interprétation.
Andras Scholl avec sa femme, la pianiste-cleveciniste Talmar Halperin. Photo : DR
B. S. : Qu’est-ce qui prime pour vous ?
Est-ce le verbe, le mot, ou la musique, la note ?
A. S. : Dans le baroque la priorité est aux mots à travers le
son, la note, c’est très clair. On dit prima
le parole doppo la musica, stile
affetuoso, stile nuovo. A l’époque,
c’était une sensation, on a entendu un chanteur, et on se dit que se passe-t-il
là ? Chante-t-il ? Parle-t-il ? Parfois, c’est un mélange dans
la monodie. Monteverdi c’est moitié parlant moitié chantant, c’est le récitatif
continu. Alors la priorité des mots est claire, et chaque mot a un son, comme
dans la vie quotidienne je respire d’une certaine façon selon le contexte,
quand j’ai une surprise je ne respire pas avant de l’exprimer, comme le font
certains chanteurs, par le nez et puis l’affect commence, mais l’affect est
discontinu (disjoint ? indépendant ?) de la respiration mais la façon
la plus naturelle c’est différent : si quelqu’un rentre soudain je ne fais
pas une aspiration avant de dire « ah, c’est toi ! » Alors la
respiration le support(e), le son de la voix sont motivés par le moment
(l’instant) instinctivement. Et quand je suis capable de transmettre ce
principe dans le chant j’ai réussi à communiquer. C’est un peu comme lire un
conte à un enfant. J’anticipe toujours un peu, et je ne dis pas comme un bottin
téléphonique, quand je parle du grand méchant loup, je dis « le graand
méchaaant louuup ». Je l’ai lu et immédiatement j’adapte ma voix, mon son,
ma respiration et ça c’est la communication par le chant.
B. S. : Quelles sont vos relations avec les
metteurs en scène ?
A. S. : Heureusement, s’il est un bon metteur en scène, il est
convaincu de ses idées, car il doit être réaliste, être exempt de clichés, de
maniérismes opératiques propre à la musique classique, mais sa conception doit être théâtrale, j’abonde dans sa vision
qu’à cette seule condition. René Jacobs m’a dit « tu es comédien chantant,
pas un chanteur ». Il est parfois difficile d’accepter ce que demande le
metteur en scène, mais cela fait partie de notre métier. En Allemagne, un
proverbe dit « Mit gefangen, mit gehangen » (exécuter ensemble),
c’est pourquoi on signe un contrat avec aucune idée de ce qui se passera dans
la production. Heureusement, je n’ai fait qu’une mauvaise expérience d’opéra
avec un metteur en scène où j’ai pensé « qu’est-ce que je fais là ?…
Pas parce que c’était provoquant mais parce que c’était un manque total de
compréhension de l’œuvre, comme une trahison. Par exemple, le Giulio Cesare de Copenhague avec
Francisco Negrin aura été une expérience magnifique, un réel plaisir de
travailler avec quelqu’un de tellement précis, positif, provoquant à la fois.
C’est une vraie stimulation. En Allemagne, nous avons d’excellents régisseurs, Christoph
Marthaler, Klaus Guth. J’ai fait Rodelinda
avec Guth, c’était superbe.
B. S. : Que préférez-vous, l’oratorio ou l’opéra ?
A. S. : Je n’ai jamais fait beaucoup d’opéras, non pas pour
des raisons d’intérêt ou pas mais plutôt parce que j’ai une famille, et j’ai
envie d’avoir une vie privée. Je connais des collègues qui voyagent dans le
monde entier, mais ils n’ont pas de vie à eux. Je me souviens de Philippe
Herreweghe qui n’a jamais eu un comportement très proche avec les artistes,
avec qui il maintient toujours une distance ; il est très poli et j’adore
travailler avec lui. Je me souviens, une fois il m’a accueilli en me disant :
« Ah je suis content de te voir, Andreas. Es ist gut, und du hast ein
Sozialleben ?… C’est bon, tu as une vie sociale, mais as-tu une vie
privée ? » Parce que l’on connaît tous des artistes qui n’en ont pas,
leur vie se cantonnant à la seule musique, mais à la fin, la question est
« de quoi puis-je donc parler quand je vis pour la seule musique ? »
Jeune, j’ai eu un producteur de pop’ music qui m’a dit « si tu n’as pas
fait l’expérience de ce que tu évoques, comment peux-tu le
chanter ? » Si ma vie se focalisait uniquement autour de la musique,
je perdrais la nourriture de ce qu’elle dit et contient. Je joue un mari
jaloux, je n’ai aucune chance de l’être si je ne n’ai pas eu une vraie
relation. Tous les petits moments de la vie quotidienne comptent, pour un
musicien, une bière avec des amis, un film avec mon épouse, les vacances en
famille, tout cela enrichit l’expérience musicale.
B. S. : Vous partagez votre vie avec une pianiste.
Même si elle est instrumentiste et vous chanteur, elle doit comprendre la vie
que vous devez mener pour exercer votre métier
A. S. : Même si nous faisons le même métier, nous avons malgré
tout, des moments plus ou moins difficiles. Par exemple, nous étions voilà peu
à Bruxelles pour un concert, et avant la répétition j’ai eu envie de prendre un
brunch assez tardif. Ma femme et moi avons commencé à chercher un endroit, et
je lui ai dit que j’avais mal à la tête, que je ne me sentais pas très bien. Elle
était désolée parce que je lui ai dit que j’avais une migraine, que je ne
me sentais pas très bien, et que je préférais préserver mon énergie pour le
concert avec un léger dîner à l’hôtel. Alors même entre musiciens, on a des
façons différentes de réagir. Mais en général c’est très clair, il est vrai que
c’est une compréhension, un dialogue, une façon de penser dans la vie qui est
très compatible.
B. S. : Vous avez été étudiant jusqu’à l’âge de 24
ans, et soudain vous avez explosé, vous avez été révélé d’un coup sur le devant
de la scène. Comment cela s’est-il passé ?
A. S. : Auparavant j’avais commencé dans un ensemble
vocal sous la direction de René Jacobs, chantant un petit solo ici, un autre
là. Nous avons fait Buxtehude, où il y avait un solo plus développé, puis René [Jacobs]
m’a demandé de chanter dans la Passion
selon saint Jean. Ma première fois deux airs solos dans une œuvre de Bach.
William Christie a entendu ce concert à la radio, et, par hasard le lendemain,
j’ai pris le même train pour Caen que lui, et il m’a dit « était-ce toi
qui chantais à la radio hier ? » Je lui dis que oui, et il me donne
sa carte de visite. Mais la renommée ne m’est pas venue tout d’un coup. Pour le
public oui, c’est venu très vite avec mon premier disque solo. Le développement
de ma carrière a été très protégé par des gens qui ont eu vraiment envie de
m’aider. René Jacobs n’a jamais exploité ma voix, ni Richard Levitt. Ils ont
pensé « en est-il vraiment capable ? », et étape par étape, j’ai
accepté des défis plus difficiles, et il s’est avéré que j’étais toujours
capable de surmonter les problèmes, de réussir mes entreprises. L’important
pour les jeunes chanteurs est de ne pas avoir trop d’ambition et de ne pas
avoir un professeur de chant tenant à montrer ce que son étudiant peut faire.
Souvent, on se retrouve dans des situations que l’on n’est pas vraiment capable
de résoudre et ce n’est pas bon du tout, à commencer pour le moral.
Andreas Scholl dans le rôle-titre de Giulio Cesare de Georg Friedrich Haendel dans la production de l'Opéra de Lausanne mise en scène par Emilio Sagi en avril 2008. Photo : (c) Marc Vanappelghem/Opéra de Lausanne
B. S. : Qu’est-ce qui vous a révélé au grand
public ?
A. S. : C’était après l’enregistrement de la Passion selon saint Jean avec René
Jacobs, puis celui du Messie avec
William Christie. Etre soliste d’un disque consacré au Messie est vraiment quelque chose. A sa parution, la presse a réagi
par des « oh qui est ce chanteur ? Ah oui ». Puis, Glyndebourne a
beaucoup compté pour mes débuts opératiques, cette fois encore avec William
Christie, et aussi grâce à Eva Coutaz, directrice artistique des disques
Harmonia Mundi… Elle m’a offert un enregistrement de disque, qui à l’époque
était très important. Eva Coutaz m’a téléphoné pour me demander su je serais
intéressé de faire un disque pour son label. Je lui ai répondu que j’avais déjà
enregistré quatre à cinq disques avec Jacobs, sans que mon nom apparaisse. Je
lui ai dit « Mais nous travaillons déjà ensemble ». Elle m’a répondu
« tu sais quoi, nous allons faire ça : tu fais ton premier disque
solo chez Harmonia Mundi. » C’était en 1992-1993. Je suis tellement
reconnaissant envers toutes ces figures, toutes ces personnes qui dans les
moments importants de ma vie m’ont donné les supports nécessaires au
développement de ma carrière, mais en étant toujours conscients de qu’est-ce
qui est possible sans exagération mais toujours avec l’idée de ce qui est le
mieux pour moi, sans jamais aller trop vite.
B. S. : Le CD Invocazioni Mariane qui vient de paraître chez Naïve, est-ce
vous qui avez choisi le programme ?
A. S. : Oui
B. S. : Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
A. S. : Le projet est autour de la personne de la Vierge
Marie. L’œuvre fondatrice de ce disque est le Stabat Mater d’Antonio Vivaldi que j’ai enregistré voilà trente ans
avec Chiara Bianchini. Mais j’ai souhaité revisiter cette pièce trente ans plus
tard, parce que ma voix a changé, j’ai moi-même changé, j’ai une perspective
différente de cette partition que je pense plus profonde. Les autres morceaux
sont des passages d’oratorios qui ont été conçus pour les églises à l’époque de
l’oratorio sacré fondé sur des histoires bibliques de l’Ancien et du Nouveau
Testaments mais avec des protagonistes ajoutés, où amour terrestre et amour
céleste sont en conflit, avec des mots exprimés par la Vierge ou par Marie
Madeleine qui ne sont pas tirés de la Bible, une sorte d’opéra pour l’Eglise
avec à la base une histoire sacrée. Avec René Jacobs, j’avais enregistré
un oratorio de Caldara, Maddalena ai piedi di Cristo qui tient précisément de ce genre-là, et j’ai
pensé qu’il devait exister d’autres compositions de ce type. J’en ai proposé le
projet à l’orchestre Accademia Bizantina, qui a demandé à un musicologue de
trouver les œuvres.
B. S. : Au début de notre entretien vous m’avez
dit avoir hésité entre plusieurs carrières, notamment à vous consacrer à la vie
ecclésiastique. La foi est-elle importante, pour vous ?
A. S. : Oui. Je suis catholique, j’ai beaucoup lu sur les
débuts du christianisme, ses quatre premiers siècles d’existence, le Concile de
Nicée, avant l’apparition des dogmes. Il y a eu quantité de sectes chrétiennes,
au début, un groupe a réussi aux dépens des autres, qui ont la même légitimité
historique et spirituelle mais qui ont échoué. Les gnostiques, les cathares,
tous ces mouvements ce sont perdus, et nous vivons aujourd’hui avec le
christianisme venu des Saintes écritures et les quatre Evangiles réunis dans le
Nouveau Testament, tandis que d’autres sources, complètement différentes, sont
jugées apocryphes par l’Eglise. Or, tous ces apocryphes sont fascinants,
l’Evangile selon saint Thomas, celui de Marie Madeleine…
B. S. : Quelle place accordez-vous au disque ?
A. S. : C’est peut-être un anachronisme dans un monde désormais
complètement digital, du streaming, mais j’aime toujours les objets concrets,
la matière. Ce n’est pas le vinyle ou LP, mais le CD, et dans une carrière de
chanteur, il est toujours important, comme des bornes, des témoignages des
étapes de ma carrière, du développement de ma voix.
B. S. : A cinquante-six ans, quelles sont vos
envies de musicien ?
A. S. : Je n’ai pas envie d’opéra, mais je veux trouver de
jolis répertoires pour des petits ensembles. J’ai envie de faire quelque chose
avec le violoncelliste français Christophe Coin et le luthiste bosniaque Edin
Karamazov. Autre projet, des cantates italiennes de Caldara et autres, de la
musique de chambre et peut-être un autre avec un orchestre baroque, ainsi que
des duos avec un collègue. Je désire aussi retourner à la musique et la chanson
pop’. J’utilise dans ce répertoire autant ma voix naturelle barytonnante que ma
voix de tête. Dans les années 1986-1987 j’ai fait un disque pour Polydor (aujourd’hui
Universal) avec un ami avec qui j’entendais faire une carrière de musique pop’,
sans y parvenir à l’époque, mais peut-être que maintenant je pourrais me lancer
dans une carrière de pop’ star, pourquoi pas ?...
B. S. : Vous êtes donc plutôt éclectique dans vos
choix
A. S. : Nous devons l’être. Pour chanter, il faut trouver les
choses qui sont chantables.
B. S. : N’avez-vous pas plutôt envie de vous
tourner vers des compositeurs qui écriraient pour vous ? N’avez-vous pas songé
à vous tourner vers la direction d’orchestre, à l’instar par exemple de votre
maître René Jacobs ?
A. S. : J’ai déjà dirigé, et cela m’intéresse. Il y a deux ans,
j’ai dirigé la Passion selon saint Jean,
l’Oratorio de Noël et des cantates de
Johann Sebastian Bach. J’ai été invité en Pologne, par l’Arthur Rubinstein
Philharmonic, qui a un grand chœur et un bel orchestre avec lesquels j’ai donné
cette œuvre, j’ai aussi dirigé
l’Accademia Bizantina à
Bonn dans le cadre du Festival
Beethoven, l’Oratorio de Noël avec un
grand orchestre à Munich. J’ai souhaiterait faire cela plus souvent, mais j’ai
aussi très envie de réaliser un projet pop’. Par ailleurs, j’ai fait le disque
« Wanderer » avec ma femme au piano Schubert/Brahms/Haydn/Mozart paru
chez Decca.
B. S. : Pratiquez-vous le répertoire
espagnol ?
A. S. : Au tout début de ma carrière, je me suis intéressé à
la musique de Cristobal de Morales (1500-1553), compositeur de la Renaissance
espagnole, sinon il n’y a pas un répertoire très développé pour ma voix, mais
je ne l’ai pas chanté. En revanche, je chante régulièrement en Espagne, Madrid,
Barcelone, Santander, Bilbao, Séville…
B. S. : Quels sont vos projets ?
Giulio Cesare à Versailles avec Cecilia Bartoli, qui est l’une des
plus grandes cantatrices actuelles. C’est quelqu’un qui vit le professionnalisme
pour les autres. Nous avons répété ensemble à Salzbourg avec une troupe de
chanteurs magnifiques, et chacun de nous s’est arrêté de travailler pour
l’écouter, elle seule, dans une répétition parce qu’elle est complètement dans
ce qu’elle chante, elle est où elle chante dans le personnage qu’elle chante.
C’est un événement à elle seule. Nous avons très peu de chanteuses de son
acabit, sauf peut-être Véronique Gens, dans cette génération de ce niveau qui
ont gardé une telle forme vocale. Je n’ai pas encore arrêté mon prochain projet
de disque, peut-être les cantates italiennes ou le projet avec Christophe Coin
et Edin Karamazov pour la musique élisabéthaine.
B. S. : Le répertoire Renaissance vous intéresse
donc ?
A. S. : Oui, c’est la poésie, la rhétorique, dans la musique.
C’est très fort, très intime, j’adore ça. J’aime la musique anglaise de cette
époque-là, John Dowland et ses contemporains. Le 1er mai, j’ai donné
en Hollande un concert avec un collègue contre-ténor dans un programme de duos de
John Blow, Henry Purcell, de très jolies chansons élisabéthaines avec avec le
luthiste Edin Karamazov, que nous avons repris à Santander et en Allemagne.
Oui, j’ai heureusement encore beaucoup à faire. Tous les répertoires
m’intéressent, de la fin du moyen-âge jusqu’à Arvo Pärt.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, Hôtel
Auteuil-Tour Eiffel, mercredi 24 avril 2024
1) 1 CD Naïve Records V 5474. Durée : 1h 15mn 45s.
Enregistrement : 2022. DDD