Paris. Philharmonie.
Salle Pierre Boulez. Mercredi 7 décembre 2022
Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou
L’Orchestre de Paris recevait cette semaine à la Philharmonie de Paris deux
musiciens États-Uniens, le violoniste Gil Shaham, toujours rayonnant, et la
cheffe d’orchestre Karina Canellakis, dans un somptueux programme « Mittle
Europa », Brahms-Webern-Lutoslawski.Gil Shaham, Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou
Composé en 1878, le Concerto pour violon e Johannes Brahms (1833-1897) procura
à son auteur maints désagréments, notamment dus à son dédicataire, le célèbre
virtuose allemand Joseph Joachim (1831-1907), qui le trouva injouable, obligeant
le compositeur à quelques modifications techniques, tandis que l’œuvre eut du
mal à s’imposer. Il n’en émane pas moins que le concerto exhale un sentiment de
plénitude, malgré des moments plus méditatifs, comme le mouvement lent. Pourtant,
il ne se trouve ici rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au
contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité. Ce qui caractérise précisément la personnalité de
Gil Shaham, enjoué heureux de
partager avec les musiciens et le chef, mais surtout avec le public avec qui il
instaure des dialogues d’une tendresse et d’une cordialité chaleureuse. Son mouvement
lent gorgé de poésie et son finale d’une luminosité incandescente, mais avec
parfois des baisses de tension, d’allant, un manque d’abandon, de chaleur dans
le son. Artiste particulièrement apprécié du public parisien, Gil Shaham n’a
pas hésité longtemps avant de proposer deux bis : une pièce d’un compositeur états-unien
dont je n’ai pas entendu clairement le nom écrite pour lui pendant le confinement,
et l’un de ses morceaux favoris, la Gavotte
en rondeau de la troisième Partita
pour violon seul de
Jean-Sébastien Bach.Karina Canellakis, Gil Shaham et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou
Pourquoi
Witold Lutos
ławski (1913-1994), qui
aimait tant la France, y est-il si peu programmé ?... Ses interprètes sont
pourtant nombreux, et comptent parmi les plus éminents, d’Esa-Pekka Salonen à
Christian Zimmermann, en passant par Anne-Sophie Mutter, Seiji Ozawa, Dietrich
Fischer-Dieskau, Mstislav Rostropovitch… Ce relatif oubli est d’autant plus dommageable
que Lutos
ławski est assurément le plus
grand des compositeurs polonais - si l’on considère Chopin comme autant
Polonais que Français et qu’il se consacra quasi exclusivement au piano -, et
l’un des plus inventifs et originaux au monde au sein de sa génération, tandis
que sa création ne compte aucune faiblesse. Ses premières créations ont été pour
la plupart perdues lors du soulèvement de Varsovie, en 1944. Outre des pièces
pour piano et de musique de chambre, il a commencé par s’intéresser au folklore
polonais, dont il a arrangé quantité de pages, terreau qu’il exploitera tout au
long de sa vie créatrice pour l’éducation musicale et la diffusion de la
musique polonaise. Sa dernière partition d’avant-guerre,
Variations Symphoniques, pourtant marquée de l’influence de Stravinski
et de Szymanowski, révèle le talent de Lutos
ławski et
est reprise à Paris dès 1946. Ses années 1941-1947 sont consacrées à la
composition de sa
Première Symphonie,
qui, à sa création en 1948, est taxée de « formalisme » et sera
interdite pendant la période stalinienne. Il continue toutefois à chercher ses
propres modes d’expression parallèlement à des œuvres néo-bartokiennes
« acceptables » dans la Pologne placée sous le joug soviétique, tels
que les
Cinq Préludes de danse
composés en 1959, dans leurs deux versions, l’une pour clarinette et piano
l’autre pour ensemble d’instruments à vent et cordes (flûte, hautbois,
clarinette, basson, cor, violon, alto, violoncelle et contrebasse), cette
dernière ayant été donnée en création mondiale à Louny, en Tchécoslovaquie, le
10 novembre 1959 par le Czech Nonet. L’année précédente, Lutos
ławski avait franchi un pas décisif avec la
Musique funèbre pour orchestre à cordes
qui se fonde sur un thème dodécaphonique et débouche sur un point de tension
extrême exploitant le total chromatisme sous forme d’agrégats et de clusters
qui place l’œuvre dans l’héritage de la Seconde Ecole de Vienne plutôt que dans
la proximité du réalisme soviétique.
Karina Canellakis et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou
Conçu
entre 1950 et 1954 comme une suite de métamorphoses, tant thématiques que
rythmiques et d’alliages sonores, le Concerto
pour orchestre, qui rend hommage à un autre Concerto pour orchestre, celui de Bartók de 1943, compte trois
mouvements. Le premier, qui se fonde sur des éléments de mélodies venues de Mozavie
(1) retravaillées par le compositeur, présente un matériau qui sera repris dans
les deux mouvements suivants, constituant ainsi une forme cyclique, le finale
étant plus développé que les deux premiers réunis. Que de merveilles dans ce Concerto pour orchestre !... Que de beautés
sonores et de virtuosité dans l’écriture et le rendu instrumental dans cette
grande page d’orchestre en trois mouvements. Magistral. Hommage à Béla Bartók
comme son titre l’indique, cette œuvre créée le 26 novembre 1954 à Varsovie est
à la fois un tournant dans la vie créatrice de son auteur et un pied de nez à
la pire période de la Pologne aux prises avec le stalinisme finissant. L’Orchestre de Paris
y a excellé, imposant une virtuosité naturelle faisant rebondir le son à
travers la totalité des pupitres formés clairement d’individualités de premier
plan capables d’une exaltante unité dirigés
par une cheffe remarquable.
L’incroyable fluidité de l’orchestre et le pointillisme de l’écriture d’Anton
Webern (1883-1945) dans ses Six Pièces
pour orchestre op. 6 de 1906 dans
sa version révisée en 1928. Ecoutant ce chef-d’œuvre absolu du début du XXe
siècle, m’est revenu à l’esprit le souvenir d’un concert de Carlo Maria Giulini
en 1973 avec ce même Orchestre de Paris au cours duquel, ayant choisi de
commencer son concert avec cet opus 6,
le chef Italien, qui n’avait pas réussi à obtenir le silence, exécuta les Six Pièces sans broncher, avant de se
retourner à la fin pour annoncer que, faute d’une écoute attentive il reprenait
l’œuvre entière… Cette fois le public a écouté comme médusé cette partition
capitale dans l’histoire de la musique dont Karina Canellakis a retenu la
version allégée de 1928. Les pianissississimi
et les crescendi étaient d’une
précision phénoménale…
Bruno Serrou
1) La Mozavie est la région environnant la capitale polonaise, Varsovie
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