Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 11 janvier 2025
Après une
apparition en « guest star » vendredi soir avec l’Orchestre de Paris à l'invitation de Klaus Mäkelä, Gustavo Dudamel dirigeait
samedi le premier de ses deux concerts du week-end à la tête de l’un de ses
deux orchestres américains, l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela (Orchestre
Symphonique Simón Bolivar du Venezuela) enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie,
et le Chœur de femmes, de jeunes et d’enfants de l’Orchestre de Paris pour une Symphonie n° 3 de
Gustav Mahler tour à tour impressionnante et manquant d’émotion et de flamme,
ménageant hélas des silences entre chacun des six mouvements plutôt que de les
enchaîner 1, 2-3. 4-6, ce qui a encouragé le public à applaudir à chaque fois.
Une superbe Marianne Cabessa dans le lied « O Mensch » extrait du Zarathoustra de Nietzsche (4) et dans le dialogue de la
mezzo-soprano avec le chœur dans le lied tiré du Knaben Wunderhorn (5), superbes
pupitres de la phalange vénézuélienne avec de solides solistes. En prologue à
cet hommage à José Antonio Abreu, Dudamel a donné de lui deux pièces pour chœur
d’enfants et de femmes a capella « Sol que das vida a los trigos » (Soleil
qui donne vie aux blés) et « Luz
Tú » (Toi, la lumière)
Fondé le 12 février 1978 par le musicien homme
politique José Antonio Abreu au sein de la Fondation d’Etat pour le Système
National des Orchestres, de la jeunesse et des enfants du Venezuela, plus connu
sous le nom d’El Sistema dont est plus ou moins dérivé le programme français Démos
(Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) qui, sous
la houlette de la Philharmonie de Paris, s’adresse à des jeunes de sept à
douze ans. La résidence principale Simón Bolivar de l’orchestre est à Caracas, et
l’Orchestre national des jeunes Simón Bolivar qui lui est attaché est dirigé depuis
1999 par Gustavo Dudamel, actuel directeur musical de l’Orchestre
Philharmonique de Los Angeles, ville témoin d’un drame tragique auquel le
public s’attendait qu’il évoque et rende hommage avant le début du concert aux
concitoyens de son orchestre californien qui constituent son public dont les
souffrances et les angoisses sont suivies par les médias du monde… ce qu’il n’a
pas fait.
En revanche, le chef vénézuélien a rendu hommage au
fondateur de l’orchestre Simón Bolivar, José Antonio Abreu (1939-2018) mais
aussi tenu à saluer la participation au concert du Chœur et de la Maîtrise de l’Orchestre
de Paris en leur confiant l’interprétation a capella de deux pièces d’une durée
totale de cinq minutes, de l’hymne à la vie et à la nature de style
madrigalesque Sol que das vida a los trigos (Soleil qui donne vie aux blés)
composé par Abreu en 1964 sur un poème du Vénézuélien Manuel Felipe Rugeles
(1903-1959), et Luz Tú (Toi,
la lumière) sur des vers du poète espagnol Juan Ramón Jiménez (1881-1958) découvert
par un ami du compositeur peu avant la mort de ce dernier en 2018.
Après cette « mise en bouche » et des
applaudissements nourris, Gustavo Dudamel lançait l’Orchestre
Symphonique Simón Bolivar enrichi de quinze jeunes musiciens de l'Orchestre Démos de la Philharmonie de Paris (trois violonistes, trois altistes, quatre violoncelklistes, deux contrebassistes, une tromboniste et deux tubas ténors) dans le « plat de résistance » de la soirée, la Symphonie n° 3 en ré mineur de Gustav
Mahler (1860-1911). De facture nietzschéenne, cette Troisième Symphonie est la plus longue de toutes les partitions mahlériennes,
avec ses cent dix minutes réparties en six mouvements qui constituent en fait
deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une
symphonie entière. Originellement conçue en sept mouvements (le septième sera
intégré à la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de
la vie terrestre, avec un morceau initial qui conte l’émergence de la vie qui
éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en
constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière,
cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, de l’état végétal à l’exaltation
du cœur, les fleurs des champs, les animaux de la forêt, l’homme et les anges,
enfin l’amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie fondé sur le lied Das himmlische Leben (la Vie céleste) puisé dans le recueil de
chants populaires du Knaben Wunderhorn
originellement conçu pour conclure cette Troisième. L'orchestre requis est aussi l'un des plus fournis de la création mahlérienne avec quelques cent-trente musiciens [quatre flûtes jouant aussi piccolos, quatre hautbois dont un jouant aussi cor anglais, trois clarinette en si bémol et en la la troisième jouant aussi clarinette basse, quatre bassons le quatrième jouant aussi contrebasson, neuf cors en fa, quatre trompettes en fa et en si bémol, quatre trombones, un tuba, deux euphoniums, huit timbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, deux glockenspiels, deux cloches tubes, une cloche d'église, cordes (20, 17, 17, 19, 9), hors scène : cor de postillon, caisses claires].
Du chaos originel jusqu’aux déchirements de l’amour
qui concluent la symphonie en apothéose sur des battements frénétiques de
quatre timbales qui sont comme autant de battements de deux cœurs humains épris
l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est
orchestralement édifiée de façon impressionnante par Gustavo Dudamel, qui
ménage les divers plans séquences s’enchevêtrant dans la
première partie [Vigoureux. Décidé, « L’éveil de Pan »] qui
apparaissent clairement tuilés, le matériau se renouvelant et s’imbriquant constamment,
soulignant certes la diversité mais aux dépens de l’unité, mettant en évidence les aspects décousus pour souligner l’impression de chaos s’organisant peu à peu par une énergie
et une puissance beaucoup trop insistantes.
Dans le Menuetto
(Ce que me content les fleurs des champs)
où Mahler entendait ménager une plage de repos après les déchirements et soubresauts
qui précédaient, répond aux intentions du compositeur. Le somptueux Comodo. Scherzando (Ce que me
content les animaux de la forêt)
[Sans hâte] avec cor de postillon obligé
dans le lointain brillamment tenu dans les coulisses par le Vénézuélien Pacho
Flores, vainqueur du sixième Concours Maurice André en 2006, trompette solo de
l’Orchestre Simón Bolivar, a été d’un onirisme envoûtant auquel répondaient
avec une fraîcheur communicative des bois gazouillant tandis que la section des
neuf cors le soutenait dans un délicieux pianissimo.
L’émotion atteignait son apnée dans le Misterioso
(Ce que me conte l’homme) [Absolument ppp] du lied O Mensch sur un poème extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans
le grave avec une savoureuse douceur qui enveloppait la voix de velours de l’élégante
mezzo-soprano biterroise Marianne Crebassa, placée à la droite du chef au cœur de
l’orchestre, et introduisant délicatement à la joie des anges - Lustig im Tempo und keck im Ausdruck [Gai dans le tempo et guilleret dans l’expression) -, les femmes en noir encadrées
par les enfants en blanc chantant avec ferveur par des membres du Chœur et de
la Maîtrise de l’Orchestre de Paris. Enfin, l’adagio final, Langsam (Ce que me conte l’Amour), où le chef letton retient son souffle et
son orchestre de façon un peu trop uniforme avant de se lancer enfin dans un
crescendo à la conduite haletante mais qui n’a pas permis d’atteindre le comble
de l’émotion malgré les beautés instrumentales, avant de se réveiller enfin
dans un immense et magistral rinforzando
qui n’aura étonnamment pas conduit à la plénitude de l’amour conquis de haute
lutte, entre doutes et passions, mais dans la confiance de l’accomplissement,
seul la plastique sonore des pupitres de l’orchestre aura permis d’atteindre le
transport de l’ouïe à défaut d’extase émotionnelle…
Bruno Serrou
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