dimanche 21 octobre 2012

Stéphane Braunschweig et Marko Letonja révèlent à la France Der ferne Klang de Franz Schreker 100 ans après sa création dans une nouvelle production de l’Opéra national du Rhin qui célèbre avec elle ses 40 ans



Strasbourg, Opéra national du Rhin, vendredi 19 octobre 2012


Acte III, Scène finale : Helena Juntunen (Grete), Will Hartmann (Fritz)


C’est devant une salle comble et enthousiaste, au milieu de laquelle figuraient plusieurs de ses anciens directeurs qui ont forgé en 40 ans la réputation de l’Opéra national du Rhin, que la scène lyrique strasbourgeoise a donné en première scénique française l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra viennois du début du XXe siècle, Der ferne Klang (le Son lointain) de Franz Schreker (1878-1934). 


 Acte I, scène 2 : Patrick Bolleire (l'Aubergiste), Martin Snell (Graumann), Helena Juntunen (Grete)

Créé à l’Opéra de Francfort voilà cent ans, aujourd’hui connu principalement par son grand interlude du troisième acte créé en 1909 sous le titre Nachtstück, Der ferne Klang a rencontré un tel succès en 1912 qu’il a aussitôt rendu son auteur célèbre. Ce qui a valu à ce dernier d’être nommé professeur au Conservatoire de Vienne. Né à Monte-Carlo, proche d’Arnold Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurrelieder à leur création, ce fils d’un photographe juif autrichien converti au protestantisme et d’une aristocrate catholique a rapidement imposé son leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de Richard Strauss. En 1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand directeur du Conservatoire de Berlin. Sous sa direction, ce conservatoire devient un centre majeur de la vie musicale européenne, avec des enseignants comme Paul Hindemith, Arthur Schnabel, Ferruccio Busoni, Arnold Schönberg. En 1932, l’opposition brutale des nationaux-socialistes à un compositeur juif occupant un poste particulièrement en vue attribué par un gouvernement social-démocrate suscite l’échec de son dixième opéra. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un régime qui ne manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste dégénéré », Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans.


Acte I, scène 3 : Helena Juntunen (Grete)


Ebauché en 1901, le livret en trois actes de Der ferne Klang, dont le thème est la quête de l’artiste d’un idéal désespérément contrariée par les bassesses des hommes et les contraintes matérielles, est achevé en 1903. Mais la composition perdurera dix ans. Terminé en 1910, l’ouvrage est créé le 18 août 1912. Schreker y a beaucoup mis de lui-même. Il y dit que l’idée de séparer l’art de l’amour est une erreur, car elle tue l’un et l’autre. Le héros, Fritz, est un compositeur qui ne peut résister à l’appel d’un son inaccessible au point de renoncer à sa promise, Grete, qu’un père alcoolique a mise en jeu dans une partie de quilles avec un aubergiste. Sauvée lors d’une tentative de suicide par une vieille dame, elle se retrouve dans une maison close à Venise, où elle organise un concours de chant pour départager des prétendants parmi lesquels se trouve incidemment Fritz, qui, déçu par sa quête du son lointain, est à la recherche de Grete. Celle-ci lui accorde sans hésiter le prix du concours. Mais découvrant sa condition, Fritz l’abandonne. Devenu célèbre, il assiste à la création de son propre opéra, la Harpe. Réduite à l’état de prostituée déchue, Grete s’évanouit durant la représentation. Recouvrant ses esprits, elle se fait conduire chez Fritz, qui, la revoyant, entend ce son lointain qu’il a si désespérément recherché, mais il expire aussitôt dans les bras de Grete. 


Acte I, scène 3 : Livia Budai (Une vieille femme), Helena Juntunen (Grete)


La partition est d’une puissance extrême et d’une richesse foisonnante. L’orchestre est d’une liquidité de harpe, d’une sensualité frémissante, d’une variété de timbres et de styles phénoménale, mêlant impressionnisme, expressionisme, naturalisme, symbolisme et postromantisme. L’on retrouve certes Wagner et Mahler, mais aussi le Chevalier à la rose que Richard Strauss a composé au même moment, tandis que l’on y pressent tout ce que Wozzeck et Lulu de Berg - qui se rappellera notamment de la distribution de plusieurs rôles à un même chanteur -, lui doivent beaucoup quant à l’orchestration, aux atmosphères (dont le Naturlaut, avec les bruissements de forêt, l’appel lugubre d’un sifflet de train dans le lointain, etc.), et aux situations, mais aussi les chants d’oiseaux de Messiaen… L’on y trouve également des emprunts à la musique tzigane. L’espace est aussi une constante de l’opéra de Schreker, avec des chœurs et des ensembles instrumentaux jouant simultanément sur la scène et à l’arrière-plan, au point que le public a l’impression d’être immergé au cœur d’un immense instrument. L'écriture vocale, tendue et indépendante de l’orchestre, est à la fois exigeante, prenante et singulière, même si elle apparaît parfois trop tendue et surchargée, à l’instar de celle de Erich Wolfgang Korngold.


Acte II


La production présentée à Strasbourg est digne de cette partition luxuriante, autant sur la scène que dans la fosse. L’orchestre étant le deus ex machina de l’ouvrage, il convient de saluer en premier lieu la prestation de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, qui a fait un sans faute. Dirigeant avec élan et délicatesse, Marko Letonja attise la phalange dont il est le nouveau directeur musical pour en tirer des sonorités liquides et charnelles, le faisant bruire, respirer, vivre, sonner avec un naturel et une ferveur extrême sans pour autant couvrir les chanteurs ni saturer l’espace tout en donnant au spectateur l’impression d’être entouré de sonorités toujours plus voluptueuses. 


Acte II : Geert Smits (le Comte), Helena Juntunen (Grete)


La mise en scène de Stéphane Braunschweig, qui ne peut éviter la présence de son fauteuil fétiche à l’avant-scène, sa marotte et sa signature, est claire, limpide et onirique, et sa direction d’acteur magistrale. Il fait de Grete le personnage central de l’opéra, sœur de Lulu, non seulement dans sa déchéance mais aussi par sa force, sa vivacité, son insoumission transgressive. Après un cadre asphyxiant de murs de briques noires de la scène initiale où se joue le sort de Grete, les quilles du jeu qui lui valent sa déchéance deviennent forêt où elle se perd et rencontre une vieille maquerelle qui la conduit aux voluptés vénitiennes symbolisées par une pelouse rouge et moelleuse sur fond marin recouverte d’algues où se déploient des femmes lascives vêtues de blanc et des hommes en noir et aux masques de poissons. Les murs du début deviennent arrière-scène du théâtre où se font entendre des échos de l’opéra de Fritz les Harpes qu’écoute Grete, qui retrouve le compositeur chez lui, assis au milieu de son œuvre, de ses souvenirs et pérégrinations. 


Acte III, scène 1 : Teresa Erbe (la Serveuse), Helena Juntunen (Grete), Stanislas de Barbeyrac (un individu louche)


La distribution est d’une cohésion totale, sans la moindre faiblesse. S’en détachent la remarquable Helena Juntunen, Grete délicieuse, émouvante et à la voix d’airain, et Will Hartmann, qui, malgré la fatigue annoncée avant le lever de rideau, s’est avéré un Fritz solide et endurant. Il convient également de saluer Martin Snell, Stephen Owen, Stanislas de Barbeyrac, Geert Smits, Livia Budai et Patrick Bolleire qui se sont imposés dans la diversité de leurs multiples personnages, ainsi que les chœurs de l’Opéra de Strasbourg, dont la prestation est à la hauteur de la variété de leurs incarnations.

Bruno Serrou

Photos : (c) Alain Kaiser - Opéra national du Rhin

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