Strasbourg, Opéra national du Rhin, vendredi 19 octobre 2012
Acte III, Scène finale : Helena Juntunen (Grete), Will Hartmann (Fritz)
C’est devant une salle comble et
enthousiaste, au milieu de laquelle figuraient plusieurs de ses anciens
directeurs qui ont forgé en 40 ans la réputation de l’Opéra national du Rhin,
que la scène lyrique strasbourgeoise a donné en première scénique française l’un
des chefs-d’œuvre de l’opéra viennois du début du XXe siècle, Der ferne Klang (le Son lointain) de Franz Schreker (1878-1934).
Acte I, scène 2 : Patrick Bolleire (l'Aubergiste), Martin Snell (Graumann), Helena Juntunen (Grete)
Créé à l’Opéra de Francfort voilà
cent ans, aujourd’hui connu principalement par son grand interlude du troisième
acte créé en 1909 sous le titre Nachtstück,
Der ferne Klang a rencontré un tel succès
en 1912 qu’il a aussitôt rendu son auteur célèbre. Ce qui a valu à ce dernier d’être
nommé professeur au Conservatoire de Vienne. Né à Monte-Carlo, proche d’Arnold
Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurrelieder
à leur création, ce fils d’un photographe juif autrichien converti au
protestantisme et d’une aristocrate catholique a rapidement imposé son
leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de Richard Strauss. En 1920,
il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand directeur du
Conservatoire de Berlin. Sous sa direction, ce conservatoire devient un centre
majeur de la vie musicale européenne, avec des enseignants comme Paul Hindemith,
Arthur Schnabel, Ferruccio Busoni, Arnold Schönberg. En 1932, l’opposition brutale
des nationaux-socialistes à un compositeur juif occupant un poste particulièrement
en vue attribué par un gouvernement social-démocrate suscite l’échec de son dixième
opéra. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un régime qui ne
manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste dégénéré »,
Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans.
Acte I, scène 3 : Helena Juntunen (Grete)
Ebauché en 1901, le livret en
trois actes de Der ferne Klang, dont
le thème est la quête de l’artiste d’un idéal désespérément contrariée par les
bassesses des hommes et les contraintes matérielles, est achevé en 1903. Mais la
composition perdurera dix ans. Terminé en 1910, l’ouvrage est créé le 18 août
1912. Schreker y a beaucoup mis de lui-même. Il y dit que l’idée de séparer l’art
de l’amour est une erreur, car elle tue l’un et l’autre. Le héros, Fritz, est
un compositeur qui ne peut résister à l’appel d’un son inaccessible au point de
renoncer à sa promise, Grete, qu’un père alcoolique a mise en jeu dans une
partie de quilles avec un aubergiste. Sauvée lors d’une tentative de suicide
par une vieille dame, elle se retrouve dans une maison close à Venise, où elle
organise un concours de chant pour départager des prétendants parmi lesquels se
trouve incidemment Fritz, qui, déçu par sa quête du son lointain, est à la
recherche de Grete. Celle-ci lui accorde sans hésiter le prix du concours. Mais
découvrant sa condition, Fritz l’abandonne. Devenu célèbre, il assiste à la
création de son propre opéra, la Harpe. Réduite à l’état de prostituée déchue,
Grete s’évanouit durant la représentation. Recouvrant ses esprits, elle se fait
conduire chez Fritz, qui, la revoyant, entend ce son lointain qu’il a si désespérément
recherché, mais il expire aussitôt dans les bras de Grete.
Acte I, scène 3 : Livia Budai (Une vieille femme), Helena Juntunen (Grete)
La partition est d’une puissance extrême
et d’une richesse foisonnante. L’orchestre est d’une liquidité de harpe, d’une
sensualité frémissante, d’une variété de timbres et de styles phénoménale, mêlant
impressionnisme, expressionisme, naturalisme, symbolisme et postromantisme. L’on
retrouve certes Wagner et Mahler, mais aussi le Chevalier à la rose que Richard Strauss a composé au même moment, tandis
que l’on y pressent tout ce que Wozzeck
et Lulu de Berg - qui se rappellera
notamment de la distribution de plusieurs rôles à un même chanteur -, lui
doivent beaucoup quant à l’orchestration, aux atmosphères (dont le Naturlaut, avec les bruissements de forêt,
l’appel lugubre d’un sifflet de train dans le lointain, etc.), et aux situations,
mais aussi les chants d’oiseaux de Messiaen… L’on y trouve également des emprunts
à la musique tzigane. L’espace est aussi une constante de l’opéra de Schreker,
avec des chœurs et des ensembles instrumentaux jouant simultanément sur la
scène et à l’arrière-plan, au point que le public a l’impression d’être immergé
au cœur d’un immense instrument. L'écriture vocale, tendue et indépendante de l’orchestre,
est à la fois exigeante, prenante et singulière, même si elle apparaît parfois trop
tendue et surchargée, à l’instar de celle de Erich Wolfgang Korngold.
Acte II
La production présentée à
Strasbourg est digne de cette partition luxuriante, autant sur la scène que
dans la fosse. L’orchestre étant le deus
ex machina de l’ouvrage, il convient de saluer en premier lieu la
prestation de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, qui a fait un sans
faute. Dirigeant avec élan et délicatesse, Marko Letonja attise la phalange
dont il est le nouveau directeur musical pour en tirer des sonorités liquides
et charnelles, le faisant bruire, respirer, vivre, sonner avec un naturel et
une ferveur extrême sans pour autant couvrir les chanteurs ni saturer l’espace
tout en donnant au spectateur l’impression d’être entouré de sonorités toujours
plus voluptueuses.
Acte II : Geert Smits (le Comte), Helena Juntunen (Grete)
La mise en scène de Stéphane Braunschweig, qui ne peut
éviter la présence de son fauteuil fétiche à l’avant-scène, sa marotte et sa
signature, est claire, limpide et onirique, et sa direction d’acteur magistrale.
Il fait de Grete le personnage central de l’opéra, sœur de Lulu, non seulement
dans sa déchéance mais aussi par sa force, sa vivacité, son insoumission transgressive.
Après un cadre asphyxiant de murs de briques noires de la scène initiale où se
joue le sort de Grete, les quilles du jeu qui lui valent sa déchéance deviennent
forêt où elle se perd et rencontre une vieille maquerelle qui la conduit aux voluptés
vénitiennes symbolisées par une pelouse rouge et moelleuse sur fond marin
recouverte d’algues où se déploient des femmes lascives vêtues de blanc et des
hommes en noir et aux masques de poissons. Les murs du début deviennent arrière-scène
du théâtre où se font entendre des échos de l’opéra de Fritz les Harpes qu’écoute Grete, qui retrouve
le compositeur chez lui, assis au milieu de son œuvre, de ses souvenirs et
pérégrinations.
Acte III, scène 1 : Teresa Erbe (la Serveuse), Helena Juntunen (Grete), Stanislas de Barbeyrac (un individu louche)
La distribution est d’une cohésion totale, sans la moindre
faiblesse. S’en détachent la remarquable Helena Juntunen, Grete délicieuse,
émouvante et à la voix d’airain, et Will Hartmann, qui, malgré la fatigue annoncée
avant le lever de rideau, s’est avéré un Fritz solide et endurant. Il convient
également de saluer Martin Snell, Stephen Owen, Stanislas de Barbeyrac, Geert
Smits, Livia Budai et Patrick Bolleire qui se sont imposés dans la diversité de
leurs multiples personnages, ainsi que les chœurs de l’Opéra de Strasbourg, dont
la prestation est à la hauteur de la variété de leurs incarnations.
Bruno Serrou
Photos : (c) Alain Kaiser - Opéra national du Rhin
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