Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, dimanche 14 octobre
2012
Barbara Hannigan (Lulu) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Après les succès de Médée de Cherubini et de Macbeth de Verdi, le Théâtre de la
Monnaie de Bruxelles a offert à Krzysztof Warlikowski sa première Lulu d’Alban Berg (1885-1935), qui
plonge dans l’âme du compositeur. Le metteur en scène polonais, qui est l’un des
principaux rénovateurs du théâtre européen de ce début du 21e
siècle, voit dans Lulu davantage le
reflet du compositeur viennois que de son inspirateur, le dramaturge expressionniste
autrichien Frank Wedekind (1864-1918), auteur des deux pièces, l’Esprit de la terre (Erdgeist, 1895) et la Boîte de Pandore (Die
Büschse der Pandora, 1902), qui ont inspiré l’opéra. « Je n’ai jamais
mis en scène les pièces de Wedekind, remarque Warlikowski. Berg donne plus de
chair, d’humanité, de vérité psychologique à son héroïne. Même du point de vue
littéraire, Berg est beaucoup plus captivant que Wedekind. Cette œuvre nous
échappe, elle est inachevée tout en étant l’un des derniers grands opéras
d’avant la Seconde Guerre mondiale, touchant les limites du genre, au tour
quasi hollywoodien. Depuis, le théâtre lyrique est passé à autre
chose. » Comme dans la majorité de ses œuvres, Berg pose sur Lulu son propre regard sur la femme. « Pas
plus que Berg, qui ne sait s’il est un enfant légitime, l’on ne sait d’où vient
Lulu, dit Warlikowski. Si elle cite plusieurs parentés possibles, aucune n’est
authentique. Berg a eu à 17 ans une enfant illégitime prénommée par sa mère
Albina. Ils ne se sont vu que deux fois. A 20 ans, elle est allée l’attendre
devant chez lui pour lui demander un autographe, et c’est en demandant son
prénom qu’il a compris à qui il avait affaire, et il lui a laissé deux places au
contrôle le soir de la première viennoise de Wozzeck, les billets les moins chers qui se puissent trouver, dans
la galerie. »
Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu) et Dietrich Henschel (Dr Schön) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Warlikowski place ainsi ce
second opéra de Berg, qui l’a laissé inachevé, comme consubstantiel de
l’intimité du compositeur. A l’instar de Wozzeck,
conçu à la fin du premier conflit mondial, où il se met dans le « pauvre soldat »,
son statut dans l’armée autrichienne pendant la guerre, dont l’enfant, qui
renvoie à sa fille naturelle fruit de ses amours d’adolescent avec la domestique
de ses parents deux fois plus âgée que lui et prénommée Marie, nom de la
compagne de Wozzeck. « Dans le personnage de Lulu, on retrouve cette fille
perdue ainsi que la sœur de Berg, Smaragda, homosexuelle à l’instar de
Geschwitz, amoureuse de Lulu. Berg culpabilise comme tout catholique qui se
respecte - son père avait à Vienne un magasin d’objets religieux -, tradition
qui reste très ancrée en lui bien même après sa conversion au protestantisme
pour épouser Helen Nahowski, enfant illégitime de l’empereur François-Joseph dont
le frère est lui-même homosexuel. « Le tout cela fait, dit Warlikowski
lui-même forgé à la culture catholique, que pour moi les deux opéras de Berg
sont une seule et même œuvre née de sa mauvaise conscience à l’égard de sa
fille. » La fin de l’opéra dominée par les notes si et fa (H et F
dans la notation allemande) est placée sous le sceau de la relation que Berg
entretint avec la sœur de l’écrivain Franz Werfel, dernier mari d’Alma Mahler,
Hanna Fuchs, installée à Prague, amours plus ou moins secrètes dont le fidèle ami
Alexandre Zemlinsky était comme l’entremetteur. Dans Lulu, l’on retrouve également Manon, enfant d’Alma Schindler-Mahler
et de Walter Gropius qui devait mourir à 18 ans d’une leucémie et que Berg
chantera comme s’il s’agissait de sa propre fille dans son Concerto à la mémoire d'un ange qui l’a conduit à laisser Lulu inachevé jusqu'à ce qu’il le soit
par plus de quarante ans après sa mort par Friedrich Cehra, version en trois
actes créée en février 1979 à l’Opera de Paris sous la direction de Pierre
Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau qui a fait date. « Du
point de vue dramatique, il est impossible de ne pas inclure ce troisième acte,
insiste Warlikowski. Musicalement, on entre certes dans un autre univers, ce
qui me pèse en vérité. Mais l’histoire rend cette construction seule plausible.
J’ai pensé à d’autres solutions, par exemple le théâtre parlé, comme il est parfois
fait pour le troisième acte de Moïse et
Aaron de Schönberg, autre opéra inachevé, bien que Berg ait composé le
tiers de la musique de cet acte. Mais j’ai fini par opter pour la version complétée
par Cehra. » Cette dernière version a été préférée aux alternatives proposées
par Eberhard Klobe en 2010.
Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Outre l’intimité de Berg, Warlikowski
perçoit dans son héroïne une part de lui-même. « Quand j’étais enfant, une
fille de mon école a été violée par une bande de garçons, dont l’un ses suicidé
par la suite. Cette affaire m’a tant marqué que je n’ai plus jamais voulu lire
cela dans la littérature. Comme Lulu, j’étais un enfant de la rue. Si bien que
le destin d’un être qui rêve de devenir quelqu’un, de sortir de cette
malédiction, de n’appartenir à rien ni personne et d’être né à un endroit au
mauvais moment me hante. Si bien que le passage le plus important de l’opéra à
mes yeux est l’aveu de Lulu au Docteur Schön, peu avant qu’elle le tue : ‘’Vous
m’avez prise par la main, vous m’avez donné à manger et de quoi m’habiller
alors que j’allais voler votre montre. Croyez-vous que cela s’oublie ? Qui
d’autre en ce monde s’est intéressé à moi, sinon vous ?’’ A cet instant
précis du deuxième, les rôles de bourreau et de victime s’échangent avant que
le destin de Lulu ne bascule. »
Acte II, sc. 1. Barbara Hannigan (Lulu), Dietrich Henschel (Dr Schön). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Le monde de l’enfance
malheureuse se retrouve également dans l’omniprésence du ballet, qui renvoie à
la fille naturelle de Berg qui songeait à devenir danseuse, idée qui la
tenaillera plus encore lorsqu’elle apprendra qu’elle est la fille d’un
compositeur. Si l’emprunt au Cygne noir
de Darren Aronofsky et au Lac des Signes
de Tchaïkovski dont rêve dans son orphelinat la nubile Lulu est établi, c’est
parce que, selon Warlikowski, depuis ce film beaucoup de jeunes filles rêvent
de la discipline, du sens de l’effort et de l’esprit de troupe qui règne dans
les corps de ballet, domaine ou elles sont généralement plus fortes que les
garçons. Parmi les avatars du personnage de Lulu, Lolita de Vladimir Nabokov et de Stanley Kubrick, que l’on retrouve
dans les multiples traits de la Lulu de Warlikowski. Le cinéma, la vidéo,
que Berg avait incluse dans l’action de l’interlude placé au centre du deuxième
acte, est d’ailleurs omniprésente, de façon plus ou moins discrète, dans la
scénographie conçue par Malgorzata Szczesniak pour Warlikowski. Une vidéo
réalisée par Denis Guéguin qui tient lieu de tableau de l’héroïne exécuté par
le peintre au premier tableau de l’acte initial, et l’on ne peut y voir de l’arrestation
de Lulu, du procès et de son emprisonnement que le visage en gros plan perdant
de sa superbe et se décomposant peu à peu. Dans la scène ultime de l’opéra, la
vidéo offre un plan fixe de pleine lune blanchâtre et froide.
Acte I, sc. 3. Dietrich Henschel (Dr Schön), Barbara Hannigan (Lulu) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Autre spécificité de la conception
de Lulu du metteur en scène polonais, l’ajout d’un prologue au prologue, avec
un texte dit en voix off sur la première femme d’Adam, Lilith, que le premier
homme refusa pour compagne car elle tenait à être son égale. Dieu condescendit à
accepter la demande de sa créature mâle en tirant de sa cote une autre
compagne, qu’il prénomma Eve. Lulu serait pour Warlikowski l'incarnation de
Lilith, l’égale des hommes qu’elle rencontre et s’avérant même plus forte qu’eux. Le
peintre, avant de se suicider, fait dans un SMS l’amalgame entre Lilith et Lulu.
A l’autre extrémité de ce premier acte, Warlikowski intègre un long solo de danse
qui prolonge la prestation de Lulu à la troisième scène dans le théâtre, la ballerine
Rosalba Torres Guerrero se substituant à la cantatrice-danseuse vêtue d’un tutu
noir avant de s’effeuiller très lentement, tout en faisant un bruit infernal
avec ses pointes tandis que l’orchestre s’est éteint depuis fort longtemps...
Ce qui fait que cet acte initial s’étire un peu trop en longueur. Les 2 autres
actes sont plus concentrés et dramatiquement tendus, Warlikowski n’ajoutant
rien à l’action.
Acte III, sc. 2. Barbara Hannigan (Lulu), Natascha Petrinsky (Comtesse Geschwitz), Dietrich Henschel (Jack l'Eventreur) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Confié aux jeunes élèves de
l’Ecole de danse royale d’Anvers, le ballet est un peu envahissant dans cette
production dont l’action se déroule dans un orphelinat où Lulu rêve sa vie.
Mais, réglée au cordeau, la direction d’acteur est d’une efficacité
saisissante. Magnétique et sensuelle, Barbara
Hannigan, qui a enchanté Aix-en-Provence à la création de Written on Skin de George Benjamin en juillet dernier, est une fascinante
Lulu à la voix vif-argent, solide, égale, aussi féline et charnelle que l’est son extraordinaire présence. Elle s’est
tant investie dans le rôle qu’elle a expressément tenu à s’exercer aux pas de
la danse classique pour les pratiquer dextrement sur la scène de la Monnaie. A
ses côtés, une distribution irréprochable, dont les excellents Dr Schön de
Dietrich Henschel, qui est ici plus à l’aise que dans Œdipe d’Enesco dans ce même théâtre la saison dernière, et Alwa de
Charles Workman, mais aussi un Schigolch plutôt noble de Pavlo Hunka, un ardent
gymnaste/groom de Frances Bourne, le puissant athlète de Ivan Ludlow. Seule infime réserve, Natascha Petrinsky, touchante comtesse Geschwitz mais la voix bouge un peu trop. Les
seconds rôles sont parfaitement tenus, tandis que, hospitalisé pour un bras
cassé à la suite d’un accident durant les répétitions, Florian Hoffmann était
remplacé par Claude Bardouil dans les rôles du prince, du serviteur et du
marquis. Autre remplacement, celui du chef initialement prévu, Lothar Koenigs,
également victime d’un accident, par Paul Daniel, qui revient à La Monnaie
après y avoir dirigé Macbeth,
également avec Warlikowski, Mort à Venise de Britten et l’Enlèvement au sérail de Mozart. Proche du metteur en scène, et
connaissant parfaitement l’ouvrage, il a participé à la réflexion du metteur en
scène en amont de la production, sans savoir qu’il serait incidemment appelé à
mettre officiellement la main à la pâte. Si bien que sa direction est en totale
adéquation avec la vision de Warlikowski, et que l’Orchestre Symphonique de La
Monnaie brille de tous ses feux, particulièrement les bois et les cuivres, et
plus spécialement le saxophone, tenu par Pieter Pellens.
Barbara Hannigan (Lulu), Charles Workman (Alwa) - Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie
Bruno Serrou
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