Torsten Kerl (Rienzi) - Photo : (c) Tommaso Le Pera (Capitole de Toulouse)
Troisième opéra de Richard Wagner, Rienzi, der letzte des Tribuns (Rienzi, le dernier des Tribuns) est un ouvrage maudit. Seule œuvre à avoir connu le succès du vivant de son auteur, celui-ci la bannit dans son propre testament artistique en lui interdisant l’accès au Festspielhaus de Bayreuth. Il le liait en effet à une filiation qu’il a rapidement jugée embarrassante, celle du grand opéra à la française dont les canons avaient été fixés par le chevalier Gluck, qu’il admirait, et dans lequel s’illustraient alors les Spontini, Auber, Meyerbeer, Halévy, Rossini... Wagner visait en effet à l’époque où il composait son « Grand opéra tragique en cinq actes », dans les années 1830, à acquérir les faveurs du plus grand théâtre lyrique de l’Europe de son temps, l’Opéra de Paris où il espérait s’imposer au monde. Dans son premier ouvrage scénique, Die Feen (les Fées), Wagner exalte l’opéra romantique allemand de Spohr à Weber, tandis que dans le deuxième, Das Liebesverbot (la Défense d’aimer) il se fond dans le moule de l’opéra italien, de Rossini à Donizetti. Ainsi, ces ouvrages constituent-ils avec Rienzi une sorte de trilogie dans laquelle le compositeur s’essaie à tous les archétypes de son temps qu’il fréquentait assidûment, comme peu de ses contemporains compositeurs, en tant que directeur d’institutions lyriques, à Magdebourg, Riga, puis Dresde, où il créera Rienzi le 20 octobre 1842, six ans avant d’être contraint de fuir la capitale saxonne sous la menace d’emprisonnement à la suite de sa participation active au mouvement révolutionnaire.
Marika Schönberg (Irène) et Torsten Kerl (Rienzi - Photo : (c) Tommaso Le Pera (Capitole de
Toulouse)
Du grand opéra historique à la française, Rienzi intègre les fastes scéniques, avec mouvements de foule, cortèges, serments, marches, ballets, pantomimes, scènes de combats, défilés militaires à cheval, incendie final. En outre, l’action, qui se déroule dans la Rome du milieu du XIVe siècle, alors que les papes s’étaient réfugiés en Avignon pour fuir les conflits sanglants entre Colonna et Orsini, appelle scènes de liesse, de combats, de prières et d’anathème au sein de décors grandioses, cumul de l’antique place du Forum, de la basilique du Latran, du Capitole, de nobles demeures, où se meuvent toutes les classes sociales, du haut clergé à la noblesse, du petit peuple à la bourgeoisie émergente.
Wagner condamnant son troisième
rejeton, les wagnériens de tout acabit se sont sentis obligés de le proscrire à
leur tour, plus encore que les deux ouvrages précédents. Pourtant, la durée
hors norme du projet initial, l’œuvre dépassant les six heures bien que la
partition ne soit constituée que de seize numéros, tous enchaînés (impression
moins marquée cependant en raison des nombreuses coupures opérées par le chef à
Toulouse qui donnent le tour de plans-séquences dénués de toute transition),
auxquels s’ajoute l’ouverture. Le tout requiert douze chanteurs solistes, dont
un travesti, un grand chœur omniprésent et protéiforme (prêtres, moines,
sénateurs, ambassadeurs, soldats, messagers de la paix, citoyens romains), des
danseurs, un orgue, une trompette et des cloches à l’arrière-scène, un orchestre
de quatre-vingt musiciens dans la fosse et trente-six autres sur le plateau…
Souvent jouée dans les théâtres
allemands et d’Europe centrale du vivant de Wagner, l’ouvrage ne fut représenté
à Paris qu’en avril 1869, au Théâtre-Lyrique sur l’initiative du chef d’orchestre
Jules Pasdeloup, dans une traduction de Charles Nuitter, qui avait déjà traduit
Tannhäuser pour les représentations violemment
chahutées de 1861 à l’Opéra de Paris. Malgré son succès, l’ouvrage n’est plus
apparu depuis cent quarante-trois ans en France. Il est vrai que, depuis 1945, Rienzi est porteur d’une sinistre
réputation, puisque cet ouvrage était en fait celui que préférait Hitler,
conquis par la figure du dernier des tribuns romains, en qui le Führer voyait
sa propre incarnation, malgré la fin tragique du héros de Wagner qui,
disait-il, ne disposait pas du parti pour le protéger... Tant et si bien qu’aujourd’hui
il est difficile, voire impossible, de faire de Rienzi un personnage positif, qui apparaît dès lors
comme une figure dangereusement populiste et mégalomane.
Torsten Kerl (Rienzi) - Photo : (c) Tommaso
Le Pera (Capitole de Toulouse)
Adapté d’un roman d’Edward Bulwer-Litton publié en 1835 d’après des faits historiques survenus dans la première moitié du XIVe siècle, l’opéra conte les efforts du tribun romain Cola di Renzo (1313-1354) pour bannir de Rome dont il est l’un des enfants le despotisme de la noblesse, y rétablir la puissance de l’Eglise et y faire entendre la voix du peuple dont il est issu. Mais ceux qu’il souhaite libérer de l’autocratie se retournent vite contre lui, et Rienzi se retrouve seul contre une populace bornée et une Eglise qui l’abandonne au point de l’excommunier le condamnant ainsi à une mort violente. Tout en prenant les atours des ouvrages de Meyerbeer, la partition n’en a ni la grandiloquence ni l’emphase. Ecrits certes en numéros, les actes se déroulent dans la continuité, et le chant prend la forme arioso d’un bout à l’autre de l’œuvre ponctuée d’airs et d’ensembles de belle facture, la vocalité et l’orchestration étant caractéristiques de Wagner. L’on y décèle certes Rossini et Weber, voire Beethoven, mais l’on y trouve aussi des prémices des opéras de la maturité wagnérienne, de Lohengrin à Parsifal en passant par le Ring et les Maîtres Chanteurs, davantage que du Vaisseau fantôme et de Tannhäuser. L’on y trouve aussi le thème récurant de la rédemption par l’amour, ici la relation plus ou moins ambiguë entre Rienzi et sa sœur Irène, qui n’est pas sans annoncer celle de Siegmund et de Sieglinde, tandis que l’on perçoit dans la prière de Rienzi qui précède sa mort aux côté de sa sœur et de son prétendant des fulgurances de Richard Strauss… Ce que souligne d’ailleurs la remarquable mise en scène de Jorge Lavelli. La part la plus célèbre de l’ouvrage, l’ouverture, que Wagner a composée en dernier, est un patchwork des éléments thématiques qui parcourent l’opéra entier, certains présentant tous les traits du leitmotiv.
Torsten Kerl (Rienzi) - Photo : (c) Tommaso
Le Pera (Capitole de Toulouse)
Le tout transparaît dans la direction fébrile et conquérante de Pinchas Steinberg, chef habitué de la fosse du Théâtre du Capitole de Toulouse, où il a dirigé tous les opéras de Wagner qui y ont été montés (Tannhäuser, le Ring, Tristan und Isolde, les Maîtres Chanteurs de Nuremberg). Ce qui ne l’a pas empêché de se faire trop puissant, brutal et abrupt dans les transitions, faisant saillir un Orchestre du Capitole singulièrement en forme, particulièrement les cordes (altos au somptueux velours, contrebasses grondantes), les bois, surchauffés, et les cuivres, flamboyants. Magnifiquement éclairée par Jorge Lavelli et Roberto Traferri, la scénographie de Ricardo Sanchez Cuerda, sombre et sinistre, qui, selon les indications du metteur en scène, évoque une société industrielle décadente, traduit l’enfermement entre les murs d’une usine menaçante d’où quelque rayon de lumière d’espoir et de liberté émerge mais pour se refermer plus encore, à l’instar de l’espérance de paix que laisse envisager la prise de pouvoir par Rienzi bientôt réduite à néant par le retournement de ceux qui l’avaient appelé. A l’encontre de la majorité de ses confrères qui insistent sur le côté populiste et mégalomane du Tribun, Jorge Lavelli lui donne une humaine fragilité, presque à l’image du clément Titus (que Gluck, admiré de Wagner, avait célébré dans l’un de ses opéras, à l’instar de Mozart), et une grandeur tragique, ce qui n’empêche pas d’en dégager une critique sans ambiguïté, en en faisant une victime de son propre aveuglement et de ses choix politiques univoques. Malgré quelque pesanteur dans les mouvements d’ensembles, et des poses exagérément figées dans les scènes de triomphe des deux premiers actes, et dans la catastrophe finale, la direction d’acteur est particulièrement efficiente dans les passages intimistes, et les images de toute beauté, comme la scène du complot et le chœur des moines au premier acte, le ralliement du peuple à la cause de Rienzi à l’acte III (la jument sur laquelle est monté le héros participant à sa façon à la musique en remuant les oreilles au rythme du chant), le Te Deum et l’excommunication au quatrième acte, tandis que la scénographie frise parfois le ridicule, particulièrement lors de la harangue de Rienzi monté sur un praticable de chariot élévateur au deuxième acte (mais il est vrai qu’il s’agit du patron d’usine élu…). Homogène et sans défaillance notoire (malgré la déception suscitée par la prestation de Richard Wieglod dans le rôle de Steffano Colonna), la distribution est dominée par la formidable performance de Torsten Kerl, infaillible Rienzi à la voix puissante, solide et à la ligne de chant d’une séduisante musicalité qui dit combien ses deux Siegfried de l’Opéra de Paris étaient des contre performances sans doute dues à la mise en scène et au trop vaste proportions de Bastille, et celle tout aussi exceptionnelle de Daniela Sindram, Adriano de braise à la voix de velours, déchiré entre l’amour filial et la passion du cœur. Plus contrainte, ne serait-ce que par un vibrato trop prononcé et des aigus criards, est l’Irène de Marika Schönberg, tandis que Stefan Heidemann s’impose en Orsini, et que les personnages secondaires sont bien campés (Robert Bork en cardinal, Marc Heller en Baroncelli, Leonardo Neiva en Cecco del Vecchio et Jennifer O’Loughlin en Messager de la paix).
Signalons pour finir que le
spectacle a été capté dimanche par France Télévision avec les moyens techniques de France 3 Sud, pour une diffusion ultérieure, et en prévision d’un DVD, tandis
que France Musique diffusera l’ouvrage en direct le 20 octobre.
Bruno Serrou
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