Paris, Salle Pleyel, jeudi 11 octobre 2012
Photo : DR
C’est à Sir Georg Solti, né à
Budapest voilà cent ans, le 21 octobre 1912, que Christoph von Dohnányi, qui fut son assistant à l’Opéra de
Francfort, et l’Orchestre de Paris, dont il fut le directeur musical de 1972 à
1975, ont dédié leurs deux concerts de cette semaine qui ont réuni deux œuvres dans
lesquelles le chef hongrois excellait, la Quatrième
Symphonie de Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) et le Château de Barbe-Bleue op. 11 de Béla
Bartók (1881-1945), dont Dohnányi,
qui l’a déjà donné avec le même orchestre en 1998, est l’un des meilleurs
interprètes. Fils d’un résistant allemand contre le régime nazi qui l’assassinat,
Dohnányi est aussi le petit-fils du
compositeur Ernö (Ernst) von Dohnányi
(1877-1960) dont Solti fut l’élève, et, outre l’Opéra de Francfort, le chef
allemand d’origine hongroise est le lointain successeur du chef britannique d’origine
hongroise à la tête de l’Orchestre de Paris, dont il a été pendant deux ans
(1998-2000) conseiller musical et premier chef invité, à l’invitation de
Stéphane Lissner son directeur général de l’époque.
Premiers et seconds violons se
faisant face, les premiers à côté des violoncelles et les contrebasses derrière,
les seconds à la gauche des altos, c’est avec la Symphonie n° 4 en la majeur op. 90 dite « Italienne » (1830-1833) de Mendelssohn-Bartholdy que s’est
ouvert le concert dans une exécution incisive et vibrante, à la dynamique d’une
netteté au cordeau, y compris l’Andante,
mélancolique mais vigoureux, les musiciens répondant aux sollicitations du chef
avec un rayonnant bonheur.
Mais le plat de résistance du
concert était l’opéra en un acte de Béla Bartók le Château de Barbe-Bleue, avec dans le rôle-titre le baryton
allemand Matthias Goerne, dont le nom avait largement contribué à attirer la
foule des grands jours. Créé à Budapest le 24 mai 1918, cet unique opéra de Bartók
repose sur un livret de Béla Balázs d’après la
légende de Charles Perrault mâtiné de Maurice Maeterlinck – les auteurs avaient
assisté à la création d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas à l’Opéra-Comique
en 1910 –, qui conte les brèves amours du duc Barbe-Bleue et de Judith, qui,
comme Eve, qui peut goûter tous les fruits de l’Eden sauf ceux du pommier, a la
latitude de visiter tous les recoins du château de celui qui l’a élue à
condition de laisser sept portes fermées. Devant son instance, Barbe-Bleue
consent à lui donner les clefs des six premières, mais la supplie de renoncer à
la dernière, au risque de les perdre tout deux. Le suppliant plus lourdement
encore, elle finit par convaincre Barbe-Bleue, qui la voit s’éloigner pour
rejoindre ses trois autres femmes et en fait la compagne de ses nuits.
C’est dans son intégrité, donc
avec le prologue parlé du barde récitant à découvert, que Dohnányi a choisi de donner l’unique ouvrage
lyrique de Bartók, attestant ainsi de son désir d’authenticité et, surtout, de
théâtralité qu’il entendait donner à son interprétation, tandis que l’appoint
des surtitres confortait cette volonté. Cette introduction est en effet indispensable
pour créer le climat de conte se transformant peu à peu en drame jusqu’à ce que
les cordes graves exposant une mélodie populaire hongroise semblant venir du
lointain enveloppent la voix et finissent par avoir raison de la parole, le
récitant, l’excellent comédien hongrois András Bálint donnant de son timbre soyeux une impression de rêve éveillé.
La silhouette plus massive qu’autrefois
mais toujours élégante, les bras près du corps mais le geste simple et précis,
les pieds bien arrimés à l’estrade, Dohnányi réussit la gageure de mettre en exergue à la fois la pulsion dramatique
de l’œuvre, la diversité de ses climats et son onirisme, l’orchestre se faisant
tour à tour fluide, transparent, foisonnant, grondant, en fait un être
véritable constitué d’une centaine de voix, ménageant de sublimes pianissimi où la nature s’extasie, et d’époustouflant
crescendi, particulièrement lorsque
Judith ouvre la cinquième porte, celle qui cache le vaste domaine du duc, une
liquidité et une transparence cristalline, notamment lorsque sont ouvertes les
troisième et quatrième portes. L’Orchestre de Paris, qui fréquente régulièrement
l’ouvrage depuis longtemps avec les spécialistes les plus éminents de Bartók,
de Georg Solti, qui l’inscrivit au répertoire de la phalange en 1972 avant de
le diriger de nouveau en 1995, à Pierre Boulez en 2001 et 2006, en passant par Antal
Dorati en 1981 et Péter Eötvös en 1998, irradie
de splendeurs sonores, projetant une lumière nouvelle à chaque porte ouverte
par Judith, magnifiant une orchestration en constante évolution.
Grand interprète du lied,
Matthias Goerne le reste à l’opéra. A l’instar de son Wolfram dans Tannhäuser à l’Opéra de Paris, son
Barbe-Bleue est d’une intériorité, d’une profondeur et d’une humanité
saisissantes, et s’il lui manque parfois de grave, il émane de sa voix une
déchirure, un amour véritable, un désespoir qui ne cessent de bouleverser. La
voix douce, le timbre feutré, le juste poids de chaque mot invitent à l’écoute
attentive de cet être d’une sensibilité singulière qui fait du duc non pas un
monstre mais un amoureux éperdu, un homme blessé. Face à lui, la Judith de
grande beauté d’Elena Zhidkova. En l’écoutant et en la regardant, l’on comprend
que Barbe-Bleue cherche à la préserver auprès d’elle et la supplie de ne pas
ouvrir la dernière porte, avant de lui promettre d’en faire l’ombre de ses
nuits. Si le duc de Goerne boue de l’intérieur, la Judith de Zhidkova est toute
de lumière et de spontanéité. La voix subtilement colorée de la mezzo-soprano russe
est d’une puissance irrésistible. Comme Goerne, avec elle chaque mot a son
sens, mais si l’Allemand insiste sur les consonnes, la Russe joue de larges voyelles.
Plus encore de sa Kundry lyonnaise qui manquait un peu de maturité (voir plus
bas dans ce blog), la sobriété de son chant, sa présence scénique qui la
conduit à vivre littéralement son rôle, ébranlent l’âme de l’auditeur.
Bruno Serrou
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