Le Silo
Jean-Philippe et Françoise Billarant
Leur rêve s'est enfin réalisé au printemps dernier, après qu’ils eurent remis en état un silo à grains désaffecté découvert par hasard à l’entrée d’un village du Vexin français, Marines, à une
cinquantaine de kilomètres à l'ouest de Paris. Sans l'aide de quiconque, ils en ont fait une somptueuse cathédrale de béton, élégante,
sobre et lumineuse dont ils ont confié la conception à l’architecte Xavier Prédine-Hug. Ainsi, cet impressionnant bâtiment sert-il désormais d’écrin
à des œuvres signées de Carl Andre, Robert Barry, Cécile Bart, Stanley Brown, Daniel
Buren, Alan Charlton, Philippe Decrauzat, Angela Detanico et Rafaël Lain, Véronique
Joumard, Charles Sandison, Felice Varini, Fred Sandback, Niele Toroni, Cécile
Bart, Sol Lewitt, Krijn de Koning, Bertrand Lavier, Robert Barry, Donald Judd, Lawrence
Weiner, etc., exposées sur d’immenses murs blancs.
Si l’essentiel des œuvres musicales
qu’ils ont commandées ou mécénées en tout ou partie sont créées dans les salles de concerts
ou dans les théâtres lyriques du monde, les Billarant ont naturellement souhaité mettre en regard
leurs deux passions, ce qui est peu répandu en France, où les divers modes d’expression
artistiques sont très peu associés, même et surtout en matière d’art contemporain.
Les plasticiens sont en effet souvent sourds, du moins à la musique de leur temps (à l’exception
de la pop’ et du rock selon l'air du temps) et les musiciens sont généralement aveugles, tous étant
surtout repliés sur eux-mêmes tels des autistes.
Odile Auboin, Alain Billard et Emmanuelle Ophèle
Pour leur première
exposition-concert, les Billarant ont bien fait les choses. Le public a en effet pu, pour une somme modique, se rendre en bus au musée depuis le centre de Paris, assister
à deux heures de concert commenté, les hôtes présentant les pièces de leur
galerie-musée et mettant chacune de leurs œuvres plastiques et musicales en regard les unes les autres en
les contextualisant tandis que les interprètes expliquaient les partitions qu’ils
allaient jouer à un public médusé et silencieux. La journée s'est conclue sur un copieux goûter avant l’embarquement dans le même bus qu’à l’aller pour le retour au centre de Paris.
Odile Auboin
Les musiciens étaient au nombre
de trois, tous membres de l’Ensemble Intercontemporain, partenaire de la journée, formation créée en 1976
par Pierre Boulez que les Billarant soutiennent et suivent depuis longtemps,
participant notamment à certaines de ses commandes : la flûtiste Emmanuelle Ophèle,
le clarinettiste Alain Billard, celui-là même qui avait enthousiasmé le public de Royaumont début
septembre dans un quintette pour clarinette basse et cordes d’Alberto Posadas
(voir plus bas dans ce blog en date du lundi 17 septembre 2012), et l’altiste Odile
Auboin. Après les vœux de bienvenue prononcés par le couple Billarant, sur le parvis de Silo, les
trois musiciens ont accueilli le public dans le vaste hall d’entrée, donnant en
création mondiale pour la première des dix stations d’un parcours-découverte cheminant
au cœur du musée privé une magnifique œuvre de Franck Bedrossian (né en 1971), Accolade pour alto, flûte basse et
clarinette contrebasse dont les deux minutes sont de toute beauté avec des
sonorités abyssales comme venant des profondeurs de l’âme, dont de déchirants cris
de douleur et des appels d’un onirisme indescriptible. La deuxième étape était
illustrée par deux extraits de l’Hommage
à Gy.K de Marco Stroppa (né en 1959),
le quatrième mouvement pour clarinette et alto et le sixième pour alto solo
avec sourdine, du plus bel effet. Stroppa est l’un des compositeurs favoris du
couple Billarant, qui a participé à la commande de son superbe opéra créé en
mai dernier à l’Opéra Comique à Paris, Il
Re Orso (voir critique plus bas dans ce blog en date du 21 mai 2012).
Emmanuelle Ophèle
Puis
ce fut Circumambulation pour flûte,
pièce remarquable de Yan Maresz (né en 1966) au rythme persistant frappé sur
les touches « battues » par le souffle de l’instrumentiste. Voilà qui
fait d’autant plus regretter le trop long silence de son auteur dont on attend
avec impatience la prochaine création. A suivi un extrait Time and motion study du
britannique Brian Ferneyhough (né en 1943) pour clarinette basse aux sons hyper-saturés
dans l’aigu qu'Alain Billard a joué du haut de l'escalier menant au premier étage du Silo.
Alain Billard
Vint ensuite le second grand moment de la journée, la seconde création mondiale d’une œuvre nouvelle, cette fois de Philippe Manoury (né en
1952), décidément fort actif en cette année de son soixantième anniversaire (à
l’instar de Bedrossian, bloqué à Berkeley où il enseigne, Manoury était
absent pour cause de cours à l’Université de Californie du Sud, à San Diego). Pièce purement acoustique, Silo pour flûte en sol et alto, bien
évidemment dédiée au Silo des Billarant - qui suivent et aident fidèlement
Manoury depuis son chef-d’œuvre En Echo
pour soprano et électronique composé en 1993-1994, participant notamment au
financement du quatuor à cordes et électronique Tensio (2010-2011) et Partita
II pour violon et électronique créé au Festival Messiaen au Pays de la
Meije en juillet dernier et au Festival de Lucerne en août - a été conçue sans que son auteur connaisse
la galerie-musée de ses amis et mécènes. C'est donc ces derniers qui sont entièrement dans l'œuvre. Une
œuvre riche en matériau qui pourrait être porteur d'un Silo II avec électronique live
et pourquoi pas d’un Silo III pour
orchestre et électronique en temps réel…
Odile Auboin
Un peu plus loin, Alain Billard a
proposé Sinolon (que l’on aurait pu exceptionnellement
baptiser pour l’occasion Silonon) pour
clarinette en si bémol d’Alberto Posadas (né en 1967), tandis qu’Odile Auboin
donnait en création française le brillant Charlie
Chan pour alto solo de Luca Francesconi (né en 1956) qui met somptueusement
en valeur le velouté de cet instrument et la virtuosité dont il est capable. Emmanuelle
Ophèle a rendu hommage à Emmanuel Nunes (1941-2012), mort voilà un mois (voir
article plus bas dans ce blog, en date du 3 septembre 2012), avec un extrait de
Aura pour flûte.
Alain Billard
Dans l’escalier
menant à l’appartement conçu par Duren au dernier étage du Silo, Alain Billard
a donné à la façon d’une aubade chantée par une bête fauve hurlante, un extrait
de Décombres de Raphaël Cendo (né en 1975) dans un arrangement de l’interprète
pour clarinette contrebasse qui rappelait fort à propos que la chasse était ouverte… Enfin, pour conclure l’après-midi, ce sont
des extraits mêlés de trois œuvres de Pierre Boulez (né en 1925), subtilement
enchaînées les unes aux autres par chacun des instrumentistes, Domaines, dans une version pour
clarinette basse par Alain Billard, Anthèmes
dans un arrangement pour alto, Odile Auboin concluant le concert-promenade sur
le finale et l’ultime coup sec de l’archet de ce chef-d’œuvre pour violon, et Explosante-fixe pour flûte qu’Emmanuelle
Ophèle a si souvent joué en soliste.
Alain Billard, Emmanuelle Ophèle et Odile Auboin
Toutes ces partitions chambristes
ont trouvé dans le Silo un écrin à leur mesure, chacune étant fort bien mise en
situation au milieu d’œuvres d’art parfaitement en phase avec elles, tandis que l’acoustique
du lieu, à l’ample et lente réverbération, met bien en relief ces pages
solistes et à effectifs réduits. Reste à souhaiter que Françoise et Jean-Philippe
Billarant continuent à la fois à susciter des œuvres nouvelles, à soutenir et
aimer les artistes les plus téméraires, et à proposer de tels événements
artistiques pour donner envie aux créateurs de tous horizons de s’écouter, se
voir, échanger et travailler ensemble, et au public de croiser les arts et de
partir à la découverte d’univers insoupçonnés.
Bruno Serrou
1) Visites sur Rendez-vous : Le
Silo. Route de Bréançon. 95640 - Marines. Tél. : (+33) (0)1.42.25.22.64.
lesilo@billarant.com.
Photos : (c) Bruno Serrou
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