Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 19 mai 2023
« Entre le cerveau et
les mains, il faut un médiateur, c’est le cœur », tel est le leitmotiv du chef-d’œuvre muet Metropolis que le cinéaste autrichien
Fritz Lang a tourné en 1927 vu dans son intégralité vendredi 19 mai à
la Philharmonie de Paris, illustré et parachevé par un immense poème
symphonique de deux heures vingt du compositeur franco-argentin Martin Matalon,
projeté et joué devant une salle comble et enthousiaste dédoublée avec a propos
d’une seconde représentation proposée le lendemain soir.
Initialement écrite pour seize musiciens et électronique live et créée en 1995, c’est la version pour grand orchestre et électronique live de 2021 de cette partition développée et révisée qui a été donnée par un Orchestre de Paris éblouissant propulsé par la direction précise, sans fards du chef japonais Kazushi Ōno, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Bruxelles après l’avoir été du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles puis de l’Opéra de Lyon, deux théâtres lyriques où il se plaisait à diriger les créations programmées.
Intitulée Metropolis rebooted (Metropolis recalibré), cette version nouvelle qui semblerait définitive de la partition de Martin Matalon a été réalisée en 2021. Elle requiert la participation d’une formation symphonique de quatre vingt cinq musiciens (bois par trois, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, percussion dont une batterie, deux harpes, accordéon, basse fretless, guitare électrique, pupitres des cordes au complet). Multipliant ainsi par quatre et demi son effectif instrumental initial, le compositeur a étoffé non seulement les pupitres de cordes mais aussi ceux des instruments à vent et de la percussion, enrichissant ainsi considérablement son matériau sonore, son espace acoustique, sa palette de timbres, l’ampleur de son nuancier. Impressionnante dès l’origine, l’œuvre que Martin Matalon a composée et orchestrée pour le film Metropolis est d’une inventivité étourdissante du début à la fin, animée par un groove magnétique, alliant de façon extraordinaire tant les alliages apparaissent naturels, orchestre symphonique, trio pop’ (lead guitar, bass fretless, batterie), accordéon et informatique en temps réel…
Un public de toute évidence fasciné se sera bousculé pour assister à la projection de Metropolis de Fritz Lang (1890-1976) dans sa version intégrale et restaurée, l’un des plus grands longs métrages de l’histoire du cinéma, défait de sa musique d’origine à laquelle s’est avantageusement substituée une autre musique jouée en direct, celle de Martin Matalon (né en 1958). Fractionné en trois parties (Prélude, Interlude, Furioso), ce film muet expressionniste que le célèbre cinéaste autrichien a tourné en 1927 conte l’histoire d’une mégapole futuriste de 2026 où l’élite intellectuelle et argentée vit au sommet de gigantesques gratte-ciels alors que les ouvriers s’entassent dans une ville souterraine. Sorte de Siegfried sorti des Nibelungen du même Lang, Freder, fils du maître de Metropolis Joh Fredersen - ce dernier ressemblant curieusement à Maurice Ravel -, tombe amoureux de Maria, jeune femme aux allures de sainte qui prêche l’amour, la patience et la paix à ceux d’en bas. Rotwang, sorte de Mime fou, kidnappe Maria pour en tirer un androïde féminin dans le but de satisfaire le maître de Metropolis qui n’est autre que le père de Freder et qui, manœuvré par son espion - qui ressemble étrangement à Louis Jouvet -, espère grâce à ce subterfuge exercer un contrôle total sur les ouvriers. Le robot de Rotwang incite bel et bien les ouvriers à fomenter une révolution et à détériorer les machines qui permettent à la ville et aux nantis de vivre à leur aise. Mais tout finira bien, Freder et Maria parvenant ensemble à sauver la cité.
En regard du noir et blanc de la pellicule, la musique polychrome du compositeur argentin suscite un foisonnement de couleurs qui amplifie le sombre propos avec happy end du cinéaste autrichien. Se substituant à la musique originelle aux contours post romantiques de Gottfried Huppertz (1887-1937), également auteur de la musique originale des Nibelungen du même Fritz Lang, largement inspirée d’un mix de Richard Wagner et Richard Strauss, la partition de Martin Matalon est éminemment personnelle, une véritable enluminure d’une grande expressivité et se renouvelant à flux continu qui ne fait jamais redondance à l’ouïe avec ce qui est offert à la vue, mais qui met merveilleusement en relief la monochromie de la pellicule et du propos du réalisateur, dont l’intégralité du film et du scénario a été retrouvée en Argentine à la fin des années deux mille et restaurée en 2010. D’une longueur peu commune pour une partition instrumentale contemporaine, avec cent quarante neuf minutes de musique, l’œuvre de Matalon est née en 1995 à la suite d’une commande de l’IRCAM, quinze ans avant d’être entièrement revue et enrichie pour s’adapter au format de la nouvelle version du film de Lang dotée des deux scènes totalement inconnues retrouvées au Musée du cinéma de Buenos Aires, ville d’où le compositeur est originaire. Ainsi, en 2011, ce dernier présentait une réalisation révisée et rallongée, gardant néanmoins l’orchestration originelle pour flûte, clarinette, basson, saxophone, deux trompettes, trombone, quatre percussionnistes, guitare électrique, basse fretless, harpe, violoncelle, contrebasse et électronique en temps réel, avec une technologie conçue au GRAME (Générateur de Ressources et d'Activités Musicales Exploratoires) de Lyon.
Cette fois, avec un retour de l’outil informatique de l’IRCAM qui enveloppe la salle Pierre Boulez entière et son public jusque dans la chair, la version pour grand orchestre donnée vendredi et samedi 18 et 19 mai à la Philharmonie de Paris séduit par la richesse, la variété et la densité de ses contrastes, l’impact sonore qui submerge la totalité de l’espace acoustique de la Philharmonie de Paris. Le spectateur est littéralement transporté par ce qu’il entend et qui l’incite à l’écoute. L’écriture orchestrale est d’une hardiesse et d’une virtuosité comparable à celles obtenues avec l’orchestre de chambre initial de 1995. Une écriture mouvante et remarquablement inspirée et structurée près de deux heures trente de rang, ce qui apparaît a priori difficile voire impossible pour des musiciens à qui il est demandé d’être continuellement au sommet de leur technique et d’être réglés au cordeau autant sur l’image que sur l’outil informatique. Pourtant, tout semblait couler vendredi avec infiniment de naturel, de telle façon que c’est avec délectation que l’auditeur-spectateur a écouté extrêmement concentré les beautés sonores offertes par les musiciens de l’Orchestre de Paris, qui, sous la conduite parfaite de Kazushi Ōno ont fait un sans-faute au service de l’œuvre subtilement bigarrée et d’une expressivité saisissante de Martin Matalon, confirmant ainsi combien la phalange parisienne excelle désormais dans tous les répertoires.
Bruno Serrou
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