Hôte à deux reprises de la série Piano**** pour des récitals à la Philharmonie de Paris, la pianiste russe installée à Berlin depuis 2019, Zlata Chochieva publie son deuxième disque pour le label Naïve avec un programme original et d’une grande variété conçu autour de la nature qui lui « donne le plus de force dans la vie », d’où le titre allemand Im freien (En plein air)
Disciple de Mikhaïl Pletnev à
Moscou et de Jacques Rouvier à Salzbourg dont elle sera plusieurs années
l’assistante au Mozarteum, Russe originaire d’Ossétie, Zlata Chochieva est
l’une des pianistes les plus remarquables de sa génération. Née en 1985, elle a
pris ses premières leçons de piano à quatre ans et a donné son premier concert
à cinq ans, avant d’intégrer en 2000 l’Ecole Centrale de Musique du
Conservatoire de Moscou dans la classe de Kira Shashkina, ex-élève d’Heinrich
Neuhaus, et sous la direction de Mikhaïl Pletnev. A huit ans, elle se
produisait pour la première fois avec un orchestre, dans un concerto de Mozart,
et à vingt ans elle remportait de Deuxième Prix du Concours Karol Szymanowski
de Lodz et le Premier Prix du Concours Frechilla-Zuloaga à Valladolid, et cinq
ans plus tard le Premier Prix du Concours de Musique de Chambre « Cidade
de Alcobaca » au Portugal. En 2012, elle enregistre son premier disque dans
un programme Serge Rachmaninov pour le label Piano Classics. C’est un autre disque,
consacré cette fois aux Etudes de
Frédéric Chopin, qui lui apporte la notoriété internationale en lui ouvrant les
portes des salles de concerts et des festivals parmi les plus prestigieux. En
2018, elle fonde le Festival Serge Rachmaninov dans la ville ukrainienne d’Ivanovka,
qu’elle programme dans l’enceinte de l’ancienne propriété du compositeur.
Pour son deuxième disque chez Naïve, après celui associant Mozart et Scriabine, Zlata Chochieva a choisi un programme d’œuvres des XIXe et XXe siècles qu’elle a concocté autour de la nature, avec trois cycles complets de Robert Schumann (1810-1856), Maurice Ravel (1875-1937) et du plus rare Felix Draeseke (1855-1913), ainsi que des extraits de recueils de Franz Liszt (1811-1886) et de Béla Bartók (1881-1945), et une séduisante adaptation d’Adolf Schullz-Evler (1852-1905) d’une grande valse de Johann Strauss Jr (1825-1899), toutes pièces qui célèbrent Dame Nature que l’interprète considère comme le miroir de l’humanité. « Lorsque la pandémie [de la Covid-19] a chamboulé mon existence, confie-t-elle dans l’entretien publié dans la pochette de son double album, que je ne pouvais plus voyager, plus rencontrer de gens, j’ai réalisé que la nature était ce qui me donnait le plus de force. »
C’est à partir des Miroirs de Maurice Ravel qu’elle a
élaboré son programme au sein duquel elle l’intègre dans la continuité des Scènes de la forêt op. 82 de Robert
Schumann. Ce recueil de neuf pièces composé en 1849 et dédié à Annette
Preufser, retourne en le complexifiant au caractère juvénile des treize courtes
pages des Scènes d’enfant op. 15 de
1838. Schumann y décrit avec onirisme une promenade en neuf étapes, où il
dépeint le divertissement (Paysage
souriant, Chant de chasse), le
faux sérieux (Lieu maudit, Chasseur aux aguets), la tendresse (Entrée, A l’auberge, Adieu),
l’émerveillement (Fleurs solitaires),
la fascination (L’Oiseau-prophète).
Cette dernière page est la plus étrange du recueil avec ses imitations de chant
d’oiseau qui préfigurent Ravel et Messiaen en ce domaine. En écho, Zlata
Chochieva place les cinq Miroirs de Maurice
Ravel qui lui ont inspiré le thème de cet album. Composé en 1904-1906, chacun
des volets (Noctuelles, Oiseaux tristes, Une barque sur l’océan, Alborada
del gracioso, La vallée des cloches)
décrit un personnage qui se regarde dans un miroir, Ravel citant Jules César de Shakespeare, « La
vue ne se connaît pas elle-même avant d’avoir voyagé et rencontré un miroir où
elle peut se reconnaître. » Le second disque puise dans des recueils de
Liszt avec deux Etudes d’exécution
transcendantes (Feux follets et Chasse-neige), et de Bartók, Sons de la nuit puisé dans En plein air Sz. 81 qui donne son titre
à l’album, œuvres qui encadrent deux partitions moins connues, le triptyque Petite histoire op. 9 (Rêve de bonheur, Intermezzo, Incertitude) de
Felix Draeseke et Arabesque sur « Le
beau Danube bleu » de Johann Strauss d’Adolf Schulz-Evler.
En tant qu’« Artiste Bechstein », le facteur allemand a mis à sa disposition pour cet enregistrement un piano parfaitement réglé. Ainsi, peut-elle sans restriction s’investir dans son jeu, dans sa quête de sonorités épanouies et contrastées, et dans son interprétation de pages qu’elle connaît à la perfection et qu’elle apprécie sans restriction, faisant de chacune des vingt et un morceau qu’elle a choisis une lecture éblouissante, comme autant de feuillets d’un merveilleux recueil de poèmes dédiés à la nature sous toutes ses apparences, univers en transformation, essences, matières, flore, faune, humanité… Ses Schumann et ses Ravel sont de purs enchantements. L’on y entend magnifiés par son toucher aérien et limpide qui déploie néanmoins une infinie variété de nuances les bruissements, les ravissements, les mystères, les dangers, les attentions de la nature. A la grâce, à la fraîcheur, à la poésie de Robert Schumann, elle répond dans Maurice Ravel avec un onirisme légitimement impressionniste qu’elle s’approprie avec des sonorités tour à tour cristallines et opaques, toujours surnaturelles.
De Franz Liszt, elle propose Feux follets, cinquième des douze Etudes S. 139 de 1826 à 1852 qui se
rapporte au Faust de Goethe. Le
compositeur hongrois met dès l’abord en évidence la virtuosité de la main
droite qu’il passe et alterne à la main gauche. Cette pièce, l’une des plus
connues de ce recueil lisztien, évoque la lueur émise parfois aux alentours des
marais et des cimetières. D’une extrême difficulté et d’un caractère descriptif
avec son thème en trémolos formant une vibration continue jusqu’à la fin du
morceau, Chasse-Neige, douzième et
dernière des Etudes, illustre un vent
sec des montagnes suisses et nécessite de la part de l’interprète une
indéniable habileté, qui, sous une apparence bucolique et romantique, conclut sur
une inflexion assez sombre et pessimiste.
Suivent deux œuvres beaucoup
moins célèbres. La première est une suite de trois pièces, Petite histoire op. 9 de Felix Draeseke, admirateur sincère de
Liszt et de Wagner. La première est un Rêve
de bonheur plutôt mélancolique d’une grande simplicité, la deuxième un Intermezzo brillant et bondissant avec
en son centre un épisode tendrement rêveur, le troisième, Incertitude, aussi long que les deux premiers associés, est d’un
charme délicat. Le Beau Danube
bleu qu’Adolf Schulz-Evler adapta en 1904 de la célébrissime valse de 1866, est
virtuose, avec au début une main droite dans l’aigu en imitation d’eau courant
depuis une source, avant de s’élargir peu à peu, devenant rivière avant que
survienne l’exposition du thème de la valse de Johann Strauss Jr, mais toujours
saturée d’arpèges courant avec vivacité et brio. On y trouve charme, grâce, rêve,
légèreté, fluidité, ampleur, humour, fraîcheur, invention, bref une grande diversité
de tons et de jeux, mais aussi une réelle et bienvenue liberté dans le propos à
l’égard de l’original. Le tout est au service de l’interprète, dont la conception
est puissante et généreuse, tant le partage du plaisir de jouer est transmis à
satiété à l’auditeur.
En conclusion de ce double album,
Zlata Chochieva propose Musique nocturne,
quatrième et pénultième pièce d’En plein
air de Béla Bartók, recueil que le compositeur dédia à sa seconde femme, la
pianiste Ditta Pasztory (1903-1982), épousée en 1923. A l’instar des quatre
autres pages de cette suite pour piano, ce mouvement lent est contemporain de la
Sonate pour piano et du Concerto n° 1 pour piano et orchestre.
Il compte une section Presto,
structure que le compositeur reprendra uniquement dans le morceau central de
son Concerto n° 2 pour piano. Ici, il
reproduit des sons nocturnes de l’été hongrois, imitations de sons naturels,
oiseaux, cigales, grenouille notés de façon aléatoire, de flûte paysanne, des
frottements de tonalités, de tempi, et
travaille sur un accord de cluster qu’il recommande de jouer avec la paume de
la main, cluster qui revient régulièrement y compris sous une forme arpégée. Ici
aussi, Zlata Chochieva excelle, restituant les divers aspects de l’inspiration
de Liszt avec une aisance stupéfiante, grâce à un toucher quasi immatériel, des
doigts aériens qui semblent effleurer les touches du clavier tout en délivrant
des sonorités foisonnantes. Ecouter jouer cette musicienne est un plaisir de
gourmet, tant il se trouve dans sa conception des œuvres choisies un bonheur de
jouer saisissant extraordinairement communicatif, quel que soit le registre des
œuvres, de leur contenu et de leur propos.
Bruno Serrou
2 CD Naïve V 7959. Durée : 1h 29mn 19s. Enregistré en octobre 2022. DDD
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