« Le Parsifal de [Richard] Strauss est merveilleux. Cela ressemble à une valse tout du long, impossible de dormir. » (Adolf Hitler)
Le 1er juillet 1933 voyait la création à l’Opéra d’Etat de Dresde d’Arabella, dédié à Alfred Reucker et à Fritz Busch, respectivement intendant et directeur musical du théâtre lyrique saxon. Il s’agit de l’ultime fruit de la collaboration de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal, mort en 1929 des suites d’une attaque cardiaque provoquée par l’annonce du suicide de son fils. Arabella est une sorte de pendant du Chevalier à la rose créé vingt-deux ans plus tôt dont l’action se situe dans la Vienne de l’aristocratie triomphante du XVIIIe siècle tandis que celle d’Arabella a pour cadre la Vienne décadente de la fin de l’Empire Habsbourg, l’héroïne étant la fille aînée d’une vieille aristocratie appauvrie qui cherche à l’allier à une noblesse émergente des campagnes du fin fond de l’empire, ici un hobereau hongrois. Clemens Krauss est au pupitre dans la fosse de l’Opéra de Dresde, remplaçant Fritz Busch, qui, après avoir ouvertement exprimé son aversion et sa méfiance à l’égard des nazis, et quoique aryen, avait été ignominieusement chassé au mois de mars précédent de son poste. Le 7 mars 1933, moins de trois mois après la prise de pouvoir par Hitler, il devait diriger Le Trouvère de Verdi. Mais, montant au pupitre, il est reçu par des hurlements et des injures d’une horde de SA qui refusa de la laisser commencer la représentation. Busch quitta le pupitre de la maison qu’il avait portée aux sommets douze ans durant avec infiniment de talent et de haute conscience artistique. L’intendant du théâtre, Alfred Reucker, se déclara solidaire et donna à son tour sa démission. Busch, après avoir refusé de remplacer son ami Arturo Toscanini à Bayreuth, avait quitté l’Allemagne en mai avec sa famille pour s’installer au Royaume-Uni où il allait diriger le Festival de Glyndebourne. Ainsi, Arabella fut-il finalement créé en l’absence de son librettiste et de ses dédicataires. Mais Strauss ne prit pas au sérieux ces événements pourtant précurseurs…
… Ce sera finalement
Richard Strauss qui remplacera à Bayreuth le chef italien démissionnaire,
initialement remplacé par Fritz Busch, pourtant victime de violentes
manifestations de SA à son encontre à Dresde. Contacté par Heinz Tietjen, alors
directeur artistique du Festival de Bayreuth, Strauss dirige également la IXe
Symphonie de Beethoven, seule œuvre admise à Bayreuth aux côtés de celles
de Wagner, exécutée cette année-là à la mémoire de Siegfried Wagner, fils de
Richard pour qui son père avait dédié à sa femme Cosima à sa naissance Siegfried
Idyll dont il reprendra des thèmes dans le finale de Siegfried,
tandis que Parsifal, écrit
pour Bayreuth, ne devait être joué que dans le sanctuaire que Richard Wagner
lui avait spécialement élevé. Hitler, que Winifred Wagner, belle-fille de
Richard Wagner, avait soutenu alors qu’il était incarcéré dans la prison de
Landsberg-am-Lech dans les environs de Munich à la suite du fiasco du putsch de
la brasserie Bürgerbräukeller et lui avait fourni le papier sur lequel il pût
écrire son livre doctrinal Mein Kampf, était présent à Bayreuth, conquis
par le mythe du héros aryen, Siegfried.
Strauss
arriva fin juin à Bayreuth, où n’était plus retourné depuis 1894 pour y diriger
Tannhäuser. Cette fois il est sur la
« colline sacrée » pour les répétitions de Parsifal. Il avait
assisté en ce même lieu à la création de l’ouvrage le 26 juillet 1882, avec
l’accord de son père Franz, premier cor solo de l’Orchestre de l’Opéra Royal de
Bavière et de celui du Festival de Bayreuth. En cet été 1933, il s’installe
avec sa famille dans la maison de célibataire que Winifred Wagner avait fait
agrandir dans la perspective d’y habiter une fois son fils aîné Wieland marié.
Dès que Strauss eut vent du refus de Toscanini, il s’était empressé d’envoyer
un télégramme à Winifred pour lui offrir ses services à titre gracieux. Ce
qu’elle accepta, malgré son manque d’enthousiasme, tant elle n’avait aucune confiance
en lui, bien qu’il eût, jadis, des relations privilégiées avec Bayreuth et son propre
époux, Siegfried. Le jeune Strauss avait été le collaborateur de Cosima dans
les années 1880 alors qu’il était très amoureux de l’Elisabeth de Tannhäuser,
Pauline de Ahna, durant les préparatifs et les représentations de la première
production de l’ouvrage à Bayreuth dont Cosima lui avait confié la direction
musicale. Lorsqu’il se fiança avec la soprano lyrique, fille de général, Cosima
fut la première informée. Cinquante-trois ans plus tard, les représentations de
Parsifal eurent lieu les 22 et 31 juillet, 2, 10 et 19 août 1933. La
scénographie était encore celle de la création en 1882. L’année suivante, âgé
de soixante-dix ans - âge de Wagner à sa mort le 13 février 1883 -, lorsque
Strauss reviendra une ultime fois à Bayreuth, ce sera pour y diriger de nouveau
Parsifal, mais pour une nouvelle
production, qui, dans la mise en scène de Heinz Tietjen et malgré le choix
d’Alfred Roller pour la scénographie effectué par Hitler en personne, allait susciter
de vives réactions de la part des inconditionnels du culte wagnérien, parmi
lesquels les deux filles de Richard et de Cosima, Eva et Daniela, qui lancèrent
une pétition pour le maintien des décors d’origine, refusant catégoriquement le
remplacement de l’incunable production. En 1934, Richard Strauss partagera le
pupitre avec Franz von Hoesslin, dirigeant trois des
six représentations.
Friedelind
Wagner, l’une des petites-filles du maître de Bayreuth proche d’Arturo
Toscanini, considérait Richard Strauss comme une girouette tournant dans le
sens de n’importe quel vent politique. Tour à tour monarchiste, social-démocrate,
parfois un peu rose ou un peu chemise brune, il s’arrangeait écrit-elle de tous
les régimes. A ce moment-là, précise-t-elle, il était au mieux avec les nazis,
et s’était fait nommer président de la Chambre de musique du Reich,
organisation à laquelle tout musicien non juif était obligé d’adhérer en payant
une lourde cotisation.
« Ce
grand vieillard aux longues oreilles et à la petite moustache, décrit Friedelind
de façon caustique, était entouré de Pauline, de Bubi [petit nom de son fils
Franz], et de la jeune, charmante, amusante mais non aryenne épouse de Bubi
[Alice]. Nous aimions Bubi, ce garçon de six pieds de haut [cent quatre vingt
trois centimètres], au caractère enfantin et indécis. Il avait été un enfant
unique, gâté et tyrannisé, mais, lorsque les nazis commencèrent à régenter
l’Allemagne il eut suffisamment de caractère pour refuser de se séparer de sa
femme. Pauline, que le mariage de son fils avait enchantée, la jeune fille
étant une riche héritière, ne permit plus à sa belle-fille de se montrer en
public avec eux, jusqu’au jour où les nazis mirent fin à son anxiété en
déclarant qu’à la seconde génération des enfants issus de mariages mixtes
étaient considérés comme aryens. D’ailleurs, ils firent de la femme de Bubi une
sorte d’« aryenne d’honneur ». Affirmations de Friedelind Wagner sujettes
à caution, lorsque l’on sait que Strauss devra installer ses petits-enfants et
leurs parents dans sa résidence viennoise sous la protection de l’homme de
culture qu’était le Gauleiter Baldur von Schirach afin qu’ils échappent aux
menaces du brutal Gauleiter de Garmisch-Partenkirchen, ville de Haute-Bavière
où la famille Strauss vivait depuis le succès de Salomé, et où les deux petits-fils allaient à l’école, où leurs
camarades de classe leur crachait au visage parce que d’ascendance juive…
« Pauline,
poursuit Friedelind, était atteinte de deux complexes déplaisants. Elle
détestait la poussière au point d’obliger ses invités à retirer leurs souliers
en pénétrant chez elle pour les remplacer par des pantoufles de feutre, et elle
était incroyablement avare. On servait rarement de la viande à sa table, à
moins que Bubi n’ait rapporté du
gibier de ses chasses. Strauss possédait une grande Mercedes conduite par
Martin, son chauffeur en livrée, mais, le jour même où ils arrivèrent à
Wahnfried, l’auto fut reléguée au garage et mère dut confier l’une de nos
voitures à son chauffeur, et fournir également l’essence. »
Le seul argent
dont disposa Strauss - quoique ses revenus annuels atteignissent un million de
marks insiste lourdement Friedelind - lui était fourni par les cartes. D’après
elle, il jouait tous les jours et tous les soirs au skat, et elle soutient
qu’elle n’a jamais rencontré quelqu’un qui lui eût gagné un centime. Avant les
répétitions générales des productions de 1933, il y eut une crise. Strauss
jouait si gros jeu que ses partenaires, quelques chanteurs et des membres de
l’orchestre, ne pouvaient y tenir. Lorsque tout le monde refusa de jouer, la
situation parut sérieuse, car pas de jeu, pas de chef d’orchestre. Winifred résolut
le problème de manière peu orthodoxe en priant quelques musiciens de jouer avec
Strauss tous les soirs comme de coutume, avec l’assurance qu’ils pourraient dès
le lendemain matin se faire rembourser de leurs pertes par le trésorier du
Festspielhaus.
Avec l’âge,
constatait Friedelind Wagner contrairement à ce qui se produit le plus souvent
avec les chefs d’orchestre vieillissants, le rythme de Richard Strauss s’est
singulièrement précipité. Il dirigea le premier acte en une heure trente-cinq
minutes, alors que Toscanini mettait deux heures et deux minutes, et Karl Muck
une heure cinquante-cinq. Il battit un autre record de vitesse avec la Neuvième
Symphonie de Beethoven qu’il réussit à exécuter en cinquante-cinq minutes
exactement, « sans même que son col fût humide ». Wolfi (surnom donné à Adolf Hitler par
la famille Wagner) eut, à ce sujet, une réflexion qui fit le tour de
Bayreuth : « Le Parsifal de Strauss est
merveilleux. Cela ressemble à une valse tout du long, impossible de dormir. »
Il est vrai que Richard Strauss gagnait trois-quarts d’heure par rapport à
la tradition instaurée notamment par Karl Muck. Ce à quoi Strauss répliquait :
« Je ne suis pas le plus rapide dans Parsifal, mais vous
êtes devenu à Bayreuth toujours plus lents. Croyez-moi, ce que vous faites à
Bayreuth est tout à fait infidèle. »
Strauss pouvait en effet se targuer de détenir la vérité, puisqu’il
était présent à la création de l’œuvre, et qu’il fut de ce fait l’un des
témoins privilégié de la conception du juif Hermann Levi de la production
initiale à qui Wagner avait confié le soin de diriger en sa présence, donc sous
ses conseils, son œuvre suprême.
En ce mois de
juillet 1933, Hitler parti de Bayreuth, Goebbels y resta. Winifred Wagner, touchée
par le fait que Strauss tenait absolument à ce que Parsifal soit réservé
au seul Festspielhaus de Bayreuth conformément au vœu de son auteur, et qui
entendait soutenir ce projet devant le Reichskanzler, tenta alors de porter
remède aux problèmes de Strauss quant aux livrets de ses opéras, et arrangea à
cette fin un entretien entre le compositeur et le ministre de la Propagande du
Reich… Début août 1933, Strauss apparaît à Stephan Zweig, avec qui le compositeur
avait pris contact pour le livret de La
Femme silencieuse (Die schweigsame Frau), comme « un partisan déclaré de la nouvelle
Allemagne » qui « garde cependant sa liberté
personnelle ». Le 20 de ce même mois d’août 1933, l’écrivain juif
autrichien se fait plus nuancé. « Richard Strauss m’a rendu visite, il
est venu de lui-même (trois jours plus tôt, il était chez Hitler). Mais au
fond, tout cela lui est tout à fait égal, rien ne l’intéresse que sa musique,
et il se défend encore assez énergiquement contre sa femme et son fils, qui
veulent à tout prix le pousser dans le national-socialisme. »…
Extrait du Richard Strauss et Hitler de Bruno Serrou paru en 2007 aux Editions Scali
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