L'Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Tandis
que Susanna Mälkki triomphe dans la fosse de l’Opéra de Paris pour la reprise
de l’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček, son successeur à la tête
de l’Ensemble Intercontemporain a donné son premier concert Cité de la Musique comme
directeur musical de l’ensemble créé par Pierre Boulez en 1976. Le compositeur
allemand, qui vit désormais à New York, n’est pas un inconnu en France. Que ce
soit comme compositeur, puisque l’Opéra de Paris notamment lui a commandé l’opéra
L’Espace dernier en février 2004, ou
comme chef d’orchestre, s’étant déjà produit en deux occasions à la tête du
même Ensemble Intercontemporain.
Anton Webern (1883-1945). Photo : DR
Placé
sous le signe du sacré, réunissant en un même élan judaïsme, christianisme et
bouddhisme, son premier programme comme directeur musical de l’EIC a captivé, et
s'avère pour le moins prometteur quant à la qualité de sa programmation dans les années qui viennent (1).
Pintscher souhaite en effet mettre en regard les œuvres du XXIe
siècle et les classiques du XXe et en-deçà. C’est ainsi que le
concert de vendredi a été ouvert sur l’admirable Fuga (ricercata) extraite de l’Offrande
musicale BWV 1079 de
Jean-Sébastien Bach dans l’orchestration qu’Anton Webern en a réalisé en
1934-1935. Le Viennois met remarquablement en exergue les relations motiviques
et chaque voix de la polyphonie en éclatant l’orchestration entre les
instruments de l’orchestre à travers lesquels passent les notes une à une, créant
ainsi une mélodie de timbres d’une finesse et d’une ductilité inouïe. Les
musiciens de l’Intercontemporain se sont de toute évidence plus à jouer cette
page dont le contrepoint est apparu dans son absolue clarté soulignée par un
effectif de cordes réduit à deux par pupitre et une contrebasse.
Jonathan Harvey (1939-2012). Photo : DR
En hommage
à Jonathan Harvey disparu le 4 décembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/le-compositeur-jonathan-harvey-est.html),
Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain ont présenté Two Interludes and a Scene for an Opera,
titre synthétisant en fait la réunion de deux interludes l’opéra Wagner Dream encadrant l’une scène des
scènes (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/cd-wagner-dream-dernier-des-trois.html)
(2). Composé entre 2002 et 2006, créé à Luxembourg par l’Ensemble Ictus, dernier
des
trois opéras achevés de Harvey, après Passion
and Resurrection (1981), sur des drames sacrés bénédictins, et Inquest of Love (1991), cet
ouvrage fond
en une commune spiritualité christianisme et bouddhisme à travers l’opéra
inachevé de Richard Wagner, les
Vainqueurs. Le Songe de Wagner
de Harvey est celui que tout mourant fait lorsque l’âme est sur le point de
quitter le corps. Celui de Wagner se joue à Venise. Alors que Wagner et ceux
qui le côtoient sont campés par des comédiens, son rêve qui guide son esprit
jusqu’au seuil de la mort est incarné par des chanteurs. Harvey leur associe
chœur, ensemble et électronique en temps
réel. Le passage entre le théâtre et la musique, la parole et le chant, le
temps historique et le songe coule ici avec naturel. Evitant citations et
pastiche, la musique aux harmonies chatoyantes agrège les parfums de l’Orient à
la créativité de Harvey. Le premier interlude évoque la crise cardiaque qui a
frappé Wagner à Venise et qui allait l’emporter alors qu’il songeait à écrire l’opéra
les Vainqueurs, tandis que le second
en s’appuyant sur la légende de Prakriti, jeune paysanne humble et intouchable,
et le moine Ananda, cousin et disciple du Bouddha Shakyamuni. Le second
interlude, qui reflète le désir et de transcendance par l’amour ressentis par
Prakriti, est une danse lente sur laquelle les deux personnages expriment sans
se toucher leur amour l’un pour l’autre. Ces trois volets réunis représentent
le quart de l’opéra de Harvey, tandis que la scène, reprise des Vainqueurs de Wagner, Harvey compose
une aria au lyrisme incandescent qu’il
confie à Ananda à partir de laquelle il élabore une ballade sur laquelle
Pratriki répond avec flamme. Soutenant avec sollicitude deux remarquables
chanteurs, la soprano britannique Claire Booth et le ténor canadien Gordon
Gietz, Matthias Pintscher a souligné tout le lyrisme de ces pages d’une saisissante
beauté, soutenu par un Ensemble Intercontemporain aux textures fines et fruitées.
Il a juste manqué une dynamique plus soutenue qui aurait donné un côté plus
dramatique à cette suite de concert.
Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : DR
Comme il s’est
engagé à le faire dans tous ses concerts avec l’Ensemble Intercontemporain,
avec des œuvres présentant diverses formes d’instrumentation dans un même
concert, du solo à vingt-cinq instruments, Pintscher a confié à Pierre Strauch,
membre de l’Ensemble Intercontemporain, la Sonate
pour violoncelle seul de Bernd Aloïs Zimmermann. Une œuvre admirable qui
devrait appartenir au répertoire de tous les violoncellistes un tant soit peu tentés
par le désir de travailler qui se situe sur les mêmes cimes que les Suites pour violoncelle de Bach, la Sonate de Kodaly ou les Suites de Britten. Le violoncelle
est l’instrument de prédilection de Zimmermann. Il en a enrichi le répertoire avec
des œuvres majeures tels son premier concerto, Canto di speranza (1957),
strictement sériel, intimiste, lumineux et serein, dédié à sa femme, ou le Concerto
pour violoncelle et orchestre en forme de pas de trois (1965-66) et Intercomunicazione
pour violoncelle et piano (1967). Les Saintes Ecritures sont à la
base de nombre de ses partitions.
Pierre Strauch. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Ce qui est bien évidemment le cas de cette Sonate pour violoncelle (1960) dédiée à son épouse et
composée parallèlement à la genèse de son opéra Die Soldaten (1958-1964), dont les cinq mouvements sont un véritable
guide des techniques de jeu moderne pour cet instrument, Zimmermann utilise,
pour la première fois, des micro-intervalles (quarts de ton), et de nouveaux
types de pizzicati, qui puise son inspiration dans le premier verset du
troisième livre de l’Ecclésiaste, … et suis spatiis transeunt sub caelo (… et un temps pour toute chose sous le ciel).
Pierre Strauch en a donné une interprétation d’une grande spiritualité
transcendée par l’aisance avec laquelle il a dominé les impressionnantes
difficultés de cette extraordinaire partition, lui donnant ainsi la dimension d’un
grand classique et le souffle d’une véritable épopée mystique. A la fin de l’exécution,
Pierre Strauch s’est effacé durant les applaudissements derrière la partition
de Zimmermann, exprimant de la sorte combien l’œuvre et son auteur sont les
éléments fondamentaux de la réussite de son approche.
Matthias Pintscher (né en 1971). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Pour conclure ce premier concert comme directeur musical de l’Ensemble
Intercontemporain, Matthias Pintscher, à l’instar du fondateur de l’ensemble,
Pierre Boulez, a dirigé l’une de ses propres partitions, elle aussi d’inspiration
spirituelle. Donné vendredi en création mondiale, fruit d'une commande de l'Ensemble Intercontemporain, composé en 2011-2013, Bereshit (Au commencement) pour grand ensemble - deux
flûtes (flûte/piccolo, flûte/flûte en sol), hautbois, cor anglais, clarinette,
clarinette -basse, clarinette contrebasse, basson, contrebasson, deux cors, deux
trompettes et trombones, trois percussionnistes, piano, harpe, trois violons,
deux altos et violoncelles, et contrebasse - renvoie au mythe de la Création,
puisque le terme Bereshit n’est autre
que le premier mot de la Torah qui évoque
le néant d’où émerge l’Univers. C’est ainsi que naît l’œuvre de Pintscher, sur
un son de percussion à partir duquel la matière musicale se densifie et d’où s’élaborent
sonorités, gestes, rythmes, alliages de timbres. La richesse et la densité de l’orchestration
instillent une variété des couleurs et une compacité d’une symphonie pour grand
orchestre d’où émergent de lumineux solo de contrebasson, de violon, de harpe et
de piano, ces deux derniers joués avec un spectre ou en résonances naturelles, mais
aussi des appels telluriques de l’ensemble entier qui éclatent jusqu’à la
déchirure, qui conduit vers un grand cri des tutti pour se dissiper soudain dans un silence menaçant avant de se
déployer de nouveau sur les appels de trompettes aux tensions apocalyptiques dignes
de l’introduction de la Cinquième
Symphonie de Mahler. Des solistes (Paul Riveaux, Frédérique Cambreling,
Hidéki Nagano, Jeanne-Marie Conquer) aux tutti,
l’Ensemble Intercontemporain a donné de cette pièce d’une brulante expressivité
sa force et son chatoiement dus à la ductilité des timbres. Le mariage Ensemble
Intercontemporain / Matthias Pintscher, premier directeur musical à la fois
compositeur et chef d’orchestre depuis le départ de Péter Eötvös en 1991, est
plus que prometteur…
Bruno Serrou
1)
Ce concert est diffusé sur France Musique lundi 14 octobre 2013 à 20h
dans le cadre de l'émission d'Arnaud Merlin, qui reçoit à l'issue de
cette diffusion le compositeur contrebassiste Gilbert Nouno
2) 2CD Cyprès CYP5624 (Abeille Musique)
2) 2CD Cyprès CYP5624 (Abeille Musique)
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