vendredi 27 septembre 2013

Le Balcon présente à l’Athénée un "Paroles et musique" de Feldman plus convainquant que "Pierrot lunaire" de Schönberg en français et sonorisé

Paris, Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, mercredi 25 septembre 2013

Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Pour son ouverture de saison, le Théâtre de l’Athénée a porté son dévolu sur un spectacle musical confié à l’ensemble Le Balcon et son directeur fondateur Maxime Pascal, chef de 28 ans disciple de Pierre Boulez et George Benjamin, en résidence de deux ans dans ce beau théâtre à l’italienne. Il faut dire que son directeur Patrice Martinet est autant épris de théâtre dramatique que de musique faisant de ce lieu l’un des rares théâtres subventionnés à s’aventurer d’égale façon sur les deux modes d’expression du spectacle vivant avec un engagement de chaque instant, se plaisant avec bonheur à sortir des sentiers battus dans ces deux domaines. Après le succès dans ce même théâtre d’Ariane à Naxos de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/benjamin-lazar-et-lensemble-le-balcon.html), Le Balcon, connu pour sa collusion avec la création contemporaine, a porté son dévolu sur deux œuvres n’ayant a priori rien en commun si ce n’est le fait de présenter deux facettes des relations musique et théâtre, à l’instar d’Ariane à Naxos. La première est un mélodrame qui découle du cabaret berlinois des années 1910, le second du Hörspiel allemand, genre né de l’émergence du média radio.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Ainsi, après un remarquable Ariane à Naxos mêlant théâtre, commedia dell’arte et opéra, l’ensemble Le Balcon poursuit sa résidence du Théâtre de l’Athénée autour de la réflexion sur la primauté dans le théâtre lyrique de la parole ou de la musique. Sujet qui depuis le XVIe siècle occupe compositeurs et librettistes et ne cesse de susciter la polémique. Le spectacle dirigé par le Français Maxime Pascal et mis en image par le Colombien Nieto réunit dans une version amplifiée et spatialisée avec vidéo le mélodrame Pierrot lunaire de l’Autrichien Arnold Schönberg fondé sur vingt et un poèmes du Belge Albert Giraud pour voix et sept instruments et le contemplatif Paroles et Musique (Words and Music), pièce radiophonique de l’Américain Morton Feldman sur un texte de l’Irlandais Samuel Beckett pour récitants et cinq instruments.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu
Ce n’est donc pas la version originale de Pierrot lunaire que Schönberg a conçue en 1912 sur la traduction en vers au mètre varié non rimés réalisée en 1893 d’Otto Erich Hartleben des poèmes en octosyllabes rimés d’Albert Giraud de 1884, mais une adaptation en français mêlant les deux formes originelles. Autre particularité, le choix d’une voix d’homme là où la tradition nous a habitués à celle d’une mezzo-soprano. Mais la partition de Pierrot lunaire ne précise pas de registre vocal, ce qui donne toute latitude de choix de l’interprète. En revanche, quel que soit le récitant, l’interprétation pose un réel problème. En effet, l’utilisation du sprechgesang (parler-chanter) est toujours une question de perception et il n’est pas rare que des récitants ne fassent que parler, tandis d’autres ne font que chanter. La synthèse des deux modes d’expression est difficile à réaliser. L’option retenue par le comédien-chanteur Damien Bigourdan, proche de Michel Fau, Pierre-André Weitz et Olivier Py, le conduit à chanter plutôt qu’à parler, alors que dans la partition, quatre notes seulement appellent indubitablement le chant.
Arnold Schönberg, Pierrot lunaire. Daniel Bigourdan (Pierrot). Photo : (c) Meng Phu

Autre choix d’interprétation pouvant prêter à discussion, la voix amplifiée du protagoniste, ce qui certes apporte une certaine intimité au récit et aux circonvolutions de la pensée de Pierrot, mais retire à l’œuvre le côté artificiel du cabaret tout en lui donnant une autre forme d’artifice, celle des haut-parleurs qui paradoxalement retire en naturel ce qu’elle apporte en proximité.  En outre, contrairement à la volonté de Schönberg, qui tenait à ce que l’interprète de Pierrot s’exprime devant un rideau fermé dissimulant l’ensemble instrumental, Le Balcon a choisi de mettre ce dernier en fosse, tandis que le protagoniste s’exprime sur le plateau dans un décor fait de projections de crypte d’église, d’eau, de nuages et autres, tandis que sur un ballon-montgolfière sont projetés des parcelles de corps humains déformés jusqu’à devenir monstrueux réalisés par le vidéaste Luis Nieto. Dans cette dérive décadente et fantomatique conduite par la Camarde, un unique moment de détente, la Sérénade, qui, de la tendre poésie initiale, se transforme en un interlude de pure divagation. La violoncelliste, montée sur le plateau depuis la fosse, enfonce violemment la pique de son instrument dans le crane de Pierrot émergeant du plancher. Côté fosse, les sept instrumentistes du Balcon sont toujours dans le ton exact de la partition de Schönberg, donnant à l’œuvre sa juste dimension et ses couleurs de cabaret.

Maxime Pascal. Photo : DR
 
La seconde partie est plus convaincante. Samuel Beckett a conçu Paroles et Musique pour la radio, sur une musique de Morton Feldman. Cette pièce radiophonique de 1961 qui conte le combat à mort d’un vieil homme dénommé Croak arbitrant un duel dialectique entre Paroles et Musique, cette dernière finissant par l’emporter, là où Richard Strauss, à la fin de sa vie, laissait dans son ultime opéra, Capriccio, le débat ouvert, a d’abord été mis en musique par John Beckett, neveu du dramaturge qui se méfiait de la musique sur ses propres textes. L’oncle finit par écarter cette partition pour y substituer en 1985 la musique qu’il commanda à Morton Feldman, qui avait tiré un opéra de Neither en 1977. Pour le Théâtre de l’Athénée, à l’instar des recommandations de Schönberg pour son Pierrot lunaire, Le Balcon et Daniel Bigourdan, qui ont créé en mai 2011 la version française de l’œuvre, mettent le spectateur en abyme, les musiciens s’installant derrière le rideau, tandis que la salle est plongée dans le noir. Mis en relief par la mise en condition de l’oreille du public qui, par le biais de la sonorisation, a l’impression d’écouter l’œuvre devant son poste de radio, casque sur la tête, les spectateurs ne peuvent échapper à un judicieux effet d’hypnose et se laissent ainsi rapidement porter par une écoute intimiste, le comédien, Damien Bigourdan, seul élément du Hörspiel à être visible, de dos, éclairé par un rayon de lumière, susurrant des mots jetés ou interpelant « Joe » et « Bob » qui lui répondent depuis les cintres, le tout sur un débit souvent rapide et à la limite du compréhensible, soutenu par une musique venant de nulle part. Ainsi, l’écoute se fait-elle peu à peu les yeux fermés, laissant ainsi libre court à l’imaginaire de l’auditeur, qui sort de ce spectacle conquis par son efficacité suprême, cela malgré l’extrême simplicité de la scénographie.
Bruno Serrou


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