Pour
son ouverture de saison, le Théâtre de l’Athénée a porté son dévolu sur un
spectacle musical confié à l’ensemble Le Balcon et son directeur fondateur Maxime
Pascal, chef de 28 ans disciple de Pierre Boulez et George Benjamin, en
résidence de deux ans dans ce beau théâtre à l’italienne. Il faut dire que son
directeur Patrice Martinet est autant épris de théâtre dramatique que de
musique faisant de ce lieu l’un des rares théâtres subventionnés à s’aventurer
d’égale façon sur les deux modes d’expression du spectacle vivant avec un
engagement de chaque instant, se plaisant avec bonheur à sortir des sentiers
battus dans ces deux domaines. Après le succès dans ce même théâtre d’Ariane à Naxos de Richard Strauss et
Hugo von Hofmannsthal en mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/benjamin-lazar-et-lensemble-le-balcon.html),
Le Balcon, connu pour sa collusion avec la création contemporaine, a porté son
dévolu sur deux œuvres n’ayant a priori rien en commun si ce n’est le fait de
présenter deux facettes des relations musique et théâtre, à l’instar d’Ariane à Naxos. La première est un mélodrame qui découle du cabaret
berlinois des années 1910, le second du Hörspiel
allemand, genre né de l’émergence du média radio.
Ainsi,
après un remarquable Ariane à Naxos
mêlant théâtre, commedia dell’arte et
opéra, l’ensemble Le Balcon poursuit sa résidence du Théâtre de l’Athénée
autour de la réflexion sur la primauté dans le théâtre lyrique de la parole ou
de la musique. Sujet qui depuis le XVIe siècle occupe compositeurs
et librettistes et ne cesse de susciter la polémique. Le spectacle dirigé par
le Français Maxime Pascal et mis en image par le Colombien Nieto réunit dans
une version amplifiée et spatialisée avec vidéo le mélodrame Pierrot lunaire de l’Autrichien Arnold
Schönberg fondé sur vingt et un poèmes du Belge Albert Giraud pour voix et sept
instruments et le contemplatif Paroles et
Musique (Words and Music), pièce
radiophonique de l’Américain Morton Feldman sur un texte de l’Irlandais Samuel
Beckett pour récitants et cinq instruments.
Ce
n’est donc pas la version originale de Pierrot
lunaire que Schönberg a conçue en 1912 sur la traduction en vers au mètre
varié non rimés réalisée en 1893 d’Otto Erich Hartleben des poèmes en
octosyllabes rimés d’Albert Giraud de 1884, mais une adaptation en français
mêlant les deux formes originelles. Autre particularité, le choix d’une voix
d’homme là où la tradition nous a habitués à celle d’une mezzo-soprano. Mais la
partition de Pierrot lunaire ne
précise pas de registre vocal, ce qui donne toute latitude de choix de l’interprète.
En revanche, quel que soit le récitant, l’interprétation pose un réel problème.
En effet, l’utilisation du sprechgesang (parler-chanter) est toujours
une question de perception et il n’est pas rare que des récitants ne fassent
que parler, tandis d’autres ne font que chanter. La synthèse des deux modes
d’expression est difficile à réaliser. L’option retenue par le comédien-chanteur
Damien Bigourdan, proche de Michel Fau, Pierre-André Weitz et Olivier Py, le
conduit à chanter plutôt qu’à parler, alors que dans la partition, quatre notes
seulement appellent indubitablement le chant.
Autre choix d’interprétation
pouvant prêter à discussion, la voix amplifiée du protagoniste, ce qui certes
apporte une certaine intimité au récit et aux circonvolutions de la pensée de
Pierrot, mais retire à l’œuvre le côté artificiel du cabaret tout en lui
donnant une autre forme d’artifice, celle des haut-parleurs qui paradoxalement
retire en naturel ce qu’elle apporte en proximité. En outre, contrairement à la volonté de
Schönberg, qui tenait à ce que l’interprète de Pierrot s’exprime devant un
rideau fermé dissimulant l’ensemble instrumental, Le Balcon a choisi de mettre
ce dernier en fosse, tandis que le protagoniste s’exprime sur le plateau dans
un décor fait de projections de crypte d’église, d’eau, de nuages et autres,
tandis que sur un ballon-montgolfière sont projetés des parcelles de corps humains
déformés jusqu’à devenir monstrueux réalisés par le vidéaste Luis Nieto. Dans
cette dérive décadente et fantomatique conduite par la Camarde, un unique
moment de détente, la Sérénade, qui,
de la tendre poésie initiale, se transforme en un interlude de pure divagation.
La violoncelliste, montée sur le plateau depuis la fosse, enfonce violemment la
pique de son instrument dans le crane de Pierrot émergeant du plancher. Côté
fosse, les sept instrumentistes du Balcon sont toujours dans le ton exact de la
partition de Schönberg, donnant à l’œuvre sa juste dimension et ses couleurs de
cabaret.
Maxime Pascal. Photo : DR
La
seconde partie est plus convaincante. Samuel Beckett a conçu Paroles et Musique pour la radio, sur
une musique de Morton Feldman. Cette pièce radiophonique de 1961 qui conte le
combat à mort d’un vieil homme dénommé Croak arbitrant un duel dialectique
entre Paroles et Musique, cette dernière finissant par l’emporter, là où
Richard Strauss, à la fin de sa vie, laissait dans son ultime opéra, Capriccio,
le débat ouvert, a d’abord été mis en musique par John Beckett, neveu du dramaturge
qui se méfiait de la musique sur ses propres textes. L’oncle finit par écarter
cette partition pour y substituer en 1985 la musique qu’il commanda à Morton
Feldman, qui avait tiré un opéra de Neither
en 1977. Pour le Théâtre de l’Athénée, à l’instar des recommandations de
Schönberg pour son Pierrot lunaire, Le Balcon et Daniel Bigourdan, qui ont créé
en mai 2011 la version française de l’œuvre, mettent le spectateur en abyme, les
musiciens s’installant derrière le rideau, tandis que la salle est plongée dans
le noir. Mis en relief par la mise en condition de l’oreille du public qui, par
le biais de la sonorisation, a l’impression d’écouter l’œuvre devant son poste de
radio, casque sur la tête, les spectateurs ne peuvent échapper à un judicieux
effet d’hypnose et se laissent ainsi rapidement porter par une écoute
intimiste, le comédien, Damien Bigourdan, seul élément du Hörspiel à être visible, de dos, éclairé par un rayon de lumière, susurrant
des mots jetés ou interpelant « Joe » et « Bob » qui lui
répondent depuis les cintres, le tout sur un débit souvent rapide et à la
limite du compréhensible, soutenu par une musique venant de nulle part. Ainsi,
l’écoute se fait-elle peu à peu les yeux fermés, laissant ainsi libre court à l’imaginaire
de l’auditeur, qui sort de ce spectacle conquis par son efficacité suprême,
cela malgré l’extrême simplicité de la scénographie.
Bruno Serrou
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