Strasbourg, Festival Musica. Palais de la
musique et des congrès, Salle des fêtes d’Aubette, Salle Koltès du Théâtre
national de Strasbourg, Cité de la musique et de la danse, Salle de la Bourse,
vendredi 20, samedi 21 et dimanche 22 septembre 2013
Photo : (c) Bruno Serrou
Voilà
trente ans, sous l’impulsion de Maurice Fleuret, critique musical du Nouvel
Observateur devenu directeur de la Musique du premier ministère de la Culture Jack
Lang, naissait Musica, qui était confié à un jeune homme jusqu’alors
administrateur de l’Atelier lyrique de Colmar, Laurent Bayle. Lancée avec la
bénédiction de Pierre Boulez, qui sera présent la semaine prochaine et la
semaine suivante, offrant au public strasbourgeois sous les doigts de Wilhem
Latchoumia une œuvre inédite pour piano découverte par Philippe Manoury, Musica
est très vite devenu le rendez-vous obligé de la création musicale
contemporaine. Réputation bâtie par Laurent Bayle puis confortée par Laurent
Spielman et par son successeur Jean-Dominique Marco, qui dirige l’événement majeur
de septembre depuis vingt-deux ans.
Trente ans,
cela se fête. Au point que, sans doute sous les propositions d’Eric Denut, tout fraîchement nommé délégué à la musique au sein de la
Direction générale de la création artistique au ministère de la Culture, c’est en présence
de Madame Aurélie Filippetti, ministre de la Culture qui avait négligé
d’assister à la cérémonie funèbre d’Henri Dutilleux, entre autres témoignages
de son manque d’intérêt pour la musique non-mercantile, et d'un imposant contingent
de personnalités de « la contemporaine », que s’est ouvert Musica
2013 vendredi 20 septembre. Entourés d’un nombreux public, tous ont assisté à l’un
des derniers concerts du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg,
partenaire historique de Musica, avant la fusion de cette remarquable phalange
symphonique avec celle de la SWR Stuttgart. Reste à souhaiter que ce très
mauvais coup porté à la musique « savante » de plus en plus
systématiquement considérée comme bourgeoise, par le Land le plus riche
d’Allemagne, nation la plus prospère d’Europe et la plus musicienne du monde, ne
donne pas de mauvaises idées à la ministre de la Culture qui s’était
visiblement égarée en assistant au concert et qui a dû être terrifiée par ce
qu’elle a entendu… Ce qui ne l’a pas empêchée d’attacher à la boutonnière de Jean-Dominique
Marco une Légion d’Honneur qui honore la création musicale contemporaine en son
ensemble.
En effet, le
programme de ce concert d’ouverture, premier des trois rendez-vous d’orchestres
symphoniques allemands ponctuant chaque week-end de cette XXXIe édition de Musica, qui célèbre ainsi le
demi-siècle d’amitié franco-allemande, n’avait rien de confortable pour qui n’a
pas les oreilles ouvertes à l’inouï. Deux créations mondiales fruits de
commandes d’Etat étaient proposées nées de la créativité de deux compositeurs
français, Marc Monnet (né en 1947) et Yann Robin (né en 1974), suivies d’une
première exécution française d’une partition de l’un de leurs confrères
autrichiens, Georg Friedrich Haas (né en 1953). Les deux créateurs français
n’ont rien en commun, si ce n’est que tous deux ont créé et animé les festivals
de musique contemporaine de l’Institut de France à Rome, durant leurs séjours
respectifs Villa Médicis, le premier dans les années 1970-1980, le second
encore aujourd’hui.
C’est
d’ailleurs sur un tir de pistolet, comme s’il entendait donner un coup de feu
dans une fourmilière traquée par la suite par une machine à vent un peu trop
présente, que Marc Monnet a introduit, après un prélude tout en volutes de
l’instrument soliste, son concerto pour violon et orchestre qu’il a intitulé mouvement, imprévus et… pour orchestre, violon
et autres machins. Fidèle à son côté iconoclaste et à son avenante
cordialité reflétant son humour corrosif et son intelligence hors normes, le
directeur du Printemps des Arts de Monaco signe un véritable concerto dans
lequel l’instrument soliste, le violon, le plus apte au chant, concerte avec un
orchestre foisonnant, menant les débats ou dialoguant avec tel ou tels pupitres
et se fondant dans les tutti pour
mieux en émerger, enchâssant mouvements vif-lent-vif. Mais pourquoi donc Marc
Monnet, homme sensible et réfléchi, se plaint-il dans son texte de présentation
rédigé sous forme de réflexions, du fait qu’un compositeur soit
« dehors » et ne puisse de ce fait « manger à sa faim »,
alors-même que le montant de la commande représente plus de deux ans de smic,
somme à laquelle il convient d’ajouter ses émoluments pour son activité
« du dedans », celle « du bureau, qui (permettent de)mange(r) » en tant
que directeur de festival… Est-ce à cause de cette double casquette que Marc
Monnet se montre dans cette œuvre moins corrosif que dans nombre de ses œuvres
qui m’ont particulièrement touché, comme Bosse, crâne rasé, nez crochu créé en 2000 ou Epaule cousue, bouche ouverte, cœur fendu pour violon, ensemble et électronique
en temps réel enregistré par Tedi Papavrami (1), et ses En pièces pour piano seul écrites pour François-Frédéric Guy entre
2007 et 2010. Cette fois, son inspiration s’avère plus ancrée dans la tradition
que de coutume, l’écriture plus conventionnelle quoi que toujours très virtuose,
que ce soit pour le violon, avec ses jeux sur le haut du manche jusqu’à la base
des chevilles, puis sous le chevalet, jusqu’au seuil du cordier, les pizzicati de toute sorte, des accords de
trois sons, des sonorités blanches, un déploiement sonore sur la totalité du
spectre de l’instrument, du grave aux harmoniques les plus aiguës… L’on
surprend aussi des contours mélodiques et une structure qui puisent dans le
classicisme, révélant ainsi un compositeur qui entend célébrer la nature
profonde du violon exaltée par les grands luthiers italiens de la fin du XVIe
siècle jusqu’au XVIIIe. Complice de longue date de Marc Monnet, à
l’instar de François-Frédéric Guy pour le piano, Tedi Papavrami a ainsi pu
exprimer à loisir, dès les premières mesures de l’œuvre où lui est offert un
grand solo né de nulle part, jusqu’à la fin où le violon seul conclut sur une
cadence ramenant au prélude de la partition, ses immenses qualités techniques,
mais aussi la beauté de ses sonorités, l’ardeur de ses timbres, la maîtrise de
son instrument au service de la création qui conduit à espérer de lui qu’il
sollicite de nombreux compositeurs à écrire des œuvres nouvelles.
Exceptionnelle,
tel est le ressenti que suscite la première audition de la nouvelle partition
pour orchestre de Yann Robin. Elle aussi donnée en création mondiale, Monumenta pour très grand orchestre
(bois et cuivres par quatre (2 tubas), cinq percussionnistes, timbales, cordes
en proportion) porte bien son titre. Il s’agit en effet d’une œuvre monumentale
à tous les sens du terme qui s’avère à la fois se situer dans la continuité de
la pensée de son auteur et en renouveler le propos. De fait, aucune saturation stricto sensu ne transparaît vraiment,
même si l’on est continuellement aux limites de l’audible. Tout y est toujours clairement
perceptible, les voix d’une multitude et d’une diversité confondante, même les
plus intimement imbriquées, restent perpétuellement distinctes tout au long des
quatre vingt quinze parties réelles de ce gigantesque geste acoustique où
chaque pupitre est traité comme un instrument soliste qui participe à la
texture composite « microtimbrique » d’une sensualité extrême que
suscite l’écriture massive qui engendre un substrat d’énergie tellurique
particulièrement impressionnant. Authentiques virtuoses, riches d’une
expérience de sept décennies de création, les musiciens du SWR
Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, sous la direction généreuse de
François-Xavier Roth, ont joué cette partition d’une extrême complexité avec
une dextérité à toute épreuve, violoncelles et contrebasses s’illustrant par
leurs sonorités grondantes et l’aisance de leur jeu sur la totalité de leurs
instruments, et les violons divisi exécutant
quelques bruits blancs, tandis que l’orchestre donne à l’œuvre entière le tour
d’une respiration infinie de bête immense, façon Fafner en plus colossal, qui
finit par mourir asphyxié. Sans doute pour mieux ressusciter bientôt, puisque
Yann Robin annonce Monumenta comme le
départ d’un long cycle pour orchestre.
La
monumentalité était également de la partie dans la troisième œuvre du programme
de ce concert. Une partition d’une demi-heure créée au Festival de Donaueschingen
en octobre 2010, limited approximation
de Georg Friedrich Haas (né en 1953) qui requiert en effet six pianos réglés en
douzième de ton dont les claviers réunis forment l’ambitus d’un seul piano. L’accord
de ces six Steinway aura nécessité un mois de travail. Contrastant douceur,
flou, trouble et friction, fondé sur le micro-intervalle et la micro tonalité, le
résultat sonore est d’un onirisme hypnotisant qui ne cesse de fasciner, les
effets de glissandi des pianos trouvant
leur résonance au sein de l’orchestre. Distribués en arc de cercle devant
l’orchestre et face au chef, les Steinway étaient confiées à autant de femmes
(Pi-Hsien Chen, Julia Vogelsänger, Akiko Okabe) que d’hommes (Klaus
Steffes-Holländer, Florian Hoelscher, Christoph Grund). Après d’énormes
ovations à l’issue de l’exécution de l’œuvre, François-Xavier Roth, directeur
musical du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg depuis deux saisons, a
rappelé avec émotion l’histoire de l’illustre phalange de la Forêt Noire fondée
en 1946 par Heinrich Strobel sur l’initiative des Forces françaises
d’occupation et que Hans Rosbaud (1948-1962), puis Ernest Bour (1964-1979) et
Michael Gielen (1986-1999) ont porté parmi les plus grandes formations
symphoniques au monde, qui se trouve aujourd’hui dans une situation désespérée
puisque le Land de Bade-Wurtemberg a définitivement programmé sa disparition en
2016 et sa fusion avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart.
L’Ensemble Multilatérale et sa directrice
musicale, Kanako Abe, ont donné Salle Koltès du Théâtre National de Strasbourg un
programme qui s’annonçait prometteur, avec la seconde écoute d’une œuvre composite
de Sebastian Rivas, La Nuit Hallucinée, qui valut le Prix Italia 2012 à
son auteur. Construite en quatorze séquences sur des extraits des
Illuminations d’Arthur Rimbaud, cette œuvre enchâsse pages électroacoustiques,
mixtes, instrumentales, vocales…, disposées, mixées et assemblées ensuite dans
une trame poétique continue. Magistralement exécutée par six musiciens de
Multilatérale (alto, violoncelle, contrebasse, clarinette basse, piano et
percussion, chantée avec élan par Isabel Soccoja, au timbre de velours, l’œuvre
a été ternie par la lecture incroyablement neutre, voire indifférente, de Charles
Berling. Ce qui a rendu cette pièce moins convaincante qu’Aliados créé en juin dernier par le même Ensemble Multilatérale au Théâtre
de Gennevilliers dans le cadre du Festival ManiFeste (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/06/aliados-de-sebastian-rivas-opera-de.html),
et que Musica reprend le octobre. En première partie de programme,
Multilatérale a interprété Entrelacs que Yan Maresz (né en 1966) - qui se remet
doucement d’un accident cardio-vasculaire survenu l’été dernier - a composé en
1998 pour flûte, clarinette, piano, percussion, violoncelle et contrebasse. Mue
par une impressionnante énergie motorique, cette partition tournoie, virevolte
d’impressionnante façon propulsée par le jeu d’une extraordinaire précision des
musiciens de Multilatérale. Ce
dont a également bénéficié l’excellent Trame
XI que Martin Matalon (né en 1958) a composé voilà un peu plus de deux ans
pour contrebasse solo, flûte, clarinette, piano, percussion et alto. Nicolas
Crosse, membre de Multilatérale, de l’Ensemble Intercontemporain et de nombreuses
formations en tous genres, de l’orchestre de fosse pour les opérettes à
l’orchestre symphonique, joue cette œuvre construite en huit courts mouvements plus
ou moins longs avec une facilité confondante, son visage transfiguré par la
musique ductile de Matalon.
Créé
l’été dernier dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, The House Taken Over (La
Maison occupée) est le premier opéra du compositeur portugais Vasco
Mendonça (né en 1977). Ecrit sur un livret en anglais de la dramaturge
britannique Sam Holcroft d’après la nouvelle que l’Argentin Julio Cortázar écrivit en 1946, Casa
tomada, (La maison occupée), cet
ouvrage d’une heure est le fruit d’un travail réalisé au sein de l’Académie d’Aix-en-Provence
et de son atelier Opéra en Création. Le sujet tient à la fois du conte
fantastique et de la parabole existentielle façon Chute de la Maison Usher d’Edgar Allan Poe. Après la mort de leurs parents,
un frère et une sœur (Hector et Rosa) vivent isolés du monde enfermés dans la
maison de leur enfance. Des pièces inoccupées surgissent des bruits inquiétants,
de plus en plus insistants. La fratrie croit la maison est envahie par d’invisibles
occupants étrangers. Pour s’en protéger, le frère et la sœur condamnent l’accès
de ces pièces, se retranchant dans un espace de plus en plus exigu, jusqu’à se
retrouver finalement sur le seuil de la maison, portes verrouillées derrière
eux. Tant et si bien qu’ils se trouvent contraints d’affronter le monde
extérieur. Dans décor de maison de poupée d’Alex Eales sobrement éclairé par
James Farncombe, l’opéra de Mendonça trahit un compositeur d’une indéniable
perspicacité dramatique. Pourtant, la machine infernale tourne vainement. Katie
Mitchell réalise une mise en scène soignée mais au réalisme obsessionnel, dont l’uniformité
sordide exalte les liens névrotiques qui unissent la fratrie. Mais l’unique
décor cloisonné tel une maison de poupée, contraint l’action à une sorte de
minimalisme outrancier. Reste l’habile partition de Vasco Mendonça, disciple au
métier très sûr de George Benjamin. Confiée à un ensemble de treize musiciens
qui sonnent comme cent de l’excellent ensemble hollandais Asko Schönberg
excellemment dirigé par le chef belge Etienne Siebens, la musique du
compositeur portugais apporte à cet asphyxiant huis-clos sa part d’onirisme. La
percussion, fournie et colorée, évoque, par ses contours répétitifs, l’activité
ménagère obsessionnelle des deux protagonistes excellemment interprétés par le
baryton Oliver Dunn et la mezzo-soprano Kitty Whately, tandis que les stridences
des cuivres et les mélodicas aux sonorités mystérieuses soulignent leur angoisse
et leur désarroi grandissants.
Le concert du dimanche matin a permis
de découvrir un remarquable ensemble de musique de chambre, le Trío
Arbós. Les trois
musiciens espagnols (Miguel Borrego, violon, José Miguel Gómez, violoncelle, Juan Carlos Garvayo, piano) qui ont adopté pour leur
formation le nom du compositeur Enrique Fernández Arbós (1863-1939), ont choisi de se consacrer non seulement au répertoire propre à leur
formation déjà particulièrement riche, de Haydn, Mozart et Beethoven, jusqu’à
Schubert et Schumann et au-delà, mais aussi à la musique de notre temps. A Strasbourg,
ils ont donné trois créations, dont une mondiale signée Toshio Hosokawa (né en
1955). Une fois n’est pas coutume chez le compositeur japonais, son Trio composé en 2011 commence sur des
traits aériens des cordes, la tension et la violence ne s’imposant que peu à
peu, tout en restant continuellement dans le rêve et la poésie. Cette partition
magistrale était précédée du Trio que
Georges Aperghis (né en 1945) a conçu la même année lui aussi mû par une
énergie impétueuse ponctuée de passages sombres et introspectifs. Seconde œuvre donnée en création française, les Fünfzehn Bagatellen, In Form von Variationen (les Quinze Bagatelles, en forme de variations) de l’Italien Ivan Fedele
(né en 1953), présentent cinq idées
musicales proposant chacune trois variations qui donnent le sentiment d’une
partition en continuel renouveau. Après un intermède occupé par un court
métrage réalisé en 1988 par Robert Cohen consacré au lancer de bouteilles à la
mer sur l’un des Vingt Regards sur l’Enfant
Jésus d’Olivier Messiaen (1908-1988), le concert s’est achevé sur le Lied ohne Worte (Mélodie sans parole) de Michael Jarrell (né en 1958) finement
ciselé et supérieurement servi par le Trío Arbós.
Bruno Serrou
1)
2CD Zig-Zag Territoires/Printemps des Arts de Monte-Carlo.
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