Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban. Photo : DR, Opéra national de Paris
Voilà dix-huit ans, Andreï Serban
suscitait avec sa mise en scène de Lucia
di Lammermoor pour l’Opéra de Paris un trouble véritable chez les
afficionados. La présence de June Anderson dans ce rôle mythique avait
heureusement conquis le public, qui, malgré les angoisses de la cantatrice américaine
devant les acrobaties que lui avait réservé le dramaturge roumain, en avait eu
pour son content côté oreilles. Pour cette reprise, confiée au même chef d’orchestre
qu’en 1995, l’Italien Maurizio Benini, l’on pouvait s’attendre au pire, à l’instar
de ce qui s’était passé lors de la reprise de 2006, en ouverture de saison
déjà, où Serban avait été copieusement hué. Et il y avait de quoi s’inquiéter,
comme l’ont laissé craindre les bruits intempestifs qui se sont fait entendre à
l’issue ou au cours des airs de bravoure, plus particulièrement à la fin de la
scène de la Folie, lorsqu’une voix tonna du balcon avant de se faire rabrouer
par son entourage immédiat qui le condamna dextrement au silence...
Patrizia Ciofi (Lucia). Photo : DR
Il faut convenir que la mise en scène d’Andreï Serban est saturée de symboles
assenés à la serpe. Ce qui peut indubitablement agacer… Lucia, jeune
insouciante prisonnière d’une sombre arène, s’étourdit sur sa balançoire et sa
lente mise à mort se déroule dans un froid hémicycle conçu par William Dudley à
la fois chambrée militaire et asile psychiatrique hanté d’hostiles représentants
du sexe masculin aux réflexes machistes, avec notamment des soldats violant les
jeunes servantes dans les foins... Cette vision d’une Lucia malmenée, avilie et torturée par l’orgueil et
la virilité masculine a été pensée pour provoquer un profond malaise chez le
spectateur… Mais ce qui choqua voilà presque vingt ans, passe aujourd’hui sans
susciter le rejet, sauf exception, le temps ayant fait son ouvrage. Du gris, du noir, des cordes tombant en guirlandes, passerelles
et échafaudages baladeurs, le tout ceinturé par une galerie où se presse un
chœur en frac et haut de forme, assemblée de bourgeois voyeurs venus assister à
la mise à mort de l’héroïne, tandis qu’au sol et dans les airs une nuée de
gymnastes, maîtres d’arme, militaires font saillir leurs muscles. Néanmoins, pour cette nouvelle reprise, un
certain nombre de modifications appariassent dans la dramaturgie, notamment à
la fin, où Edgardo ne danse plus dans son air ultime avec le fantôme de Lucia,
qui le regarde désormais depuis le haut du praticable à l’aplomb du plateau, l’appelant
dans un monde meilleur. Les lumières réalisées par le metteur en scène ont
connu samedi, soir de la première de cette reprise, quelques problèmes de
réglages, les changements d’éclairage se faisant souvent abruptement et avec
des décalages, voire des défaillances. Il convient de nouveau de saluer la
performance physique des principaux protagonistes, qui jouent les funambules
sur des passerelles et des praticables plus ou moins branlants suspendus à dix
mètres au-dessus du vide, et qui surmontent dignement certaines situations
prêtant à sourire, comme la séquence de la balançoire sur laquelle est assise
Lucia que son frère Enrico pousse sans trop de ménagement.
Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban en 2006, Ludovic Tézier (Enrico) et Natalie Dessay (Lucia). Photo : DR, Opéra national de Paris
Dans la ligne de June Anderson dans cette même production de Serban,
et plus en phase avec l’italianita de
l’ouvrage que ne l’était Natalie Dessay qui l’y a précédée en 2006, Patrizia Ciofi (1) campe une Lucia d’une intensité et d’une
évidence confondantes. Voix limpide et luxuriante, timbre lumineux, vocalité
d’une tenue exceptionnelle, présence éblouissante de simplicité et de féminité,
la soprano colorature italienne s’impose dès sa première réplique, son
incarnation allant crescendo jusqu’à
une scène de la folie d’anthologie, durant laquelle elle erre à travers le
plateau, jouant dangereusement avec une hache qu’elle dissimule et extrait
plusieurs fois d’une meule de foin sur laquelle elle se jette sans crainte, au
risque de se blesser… Le public lui a
réservé samedi un long triomphe au terme de cette scène, certains n’hésitant
pas à réclamer un bis ; un triomphe qu’elle a tenu à partager avec la
flûte solo tenue par Frédéric Chatoux - regrettons cependant que le chef ait
renoncé au glass harmonica pour lequel Evelino Pido avait opté en 2006 en lieu
et place de la flûte.
Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban en 2006, Ludovic Tézier (Enrico) et Natalie Dessay (Lucia). Photo : DR, Opéra national de Paris
Aux côtés de Patrizia Ciofi, après
un long échauffement dans la première partie, Vittorio Grigolo (Edgardo di Ravenswood) conduit sans faillir jusqu’au terme de l’ouvrage une voix
claire au timbre lumineux servant une ligne de chant impeccable et au riche nuancier
qui lui permet de conclure en apothéose dans un poignant « Tu che a Dio spiegasti l’ali » (Toi qui vers Dieu a pris
son vol). En revanche, l’Enrico Ashton de Ludovic Tézier, au jeu comme
pétrifié, apparaît un peu éteint et sa projection vocale limitée, mais le
timbre est toujours séduisant. Alfredo Nigro (Arturo Bucklaw) et Eric Huchet (Normanno)
semblent un peu effacés s’attachant à donner consciencieusement la réplique à
leurs partenaires, mais se gardant de se faire de simples faire-valoir,
contrairement à Cornelia Oncioiu, Alisa trop discrète. En dépit d’un registre
grave manquant de profondeur, Orlin Anastassov campe un Raimondo Bibedent puissant
et bien chantant. Sous la direction ferme et attentive de Maurizio Benini, l’Orchestre
de l’Opéra de Paris flamboie comme de coutume, ne se contentant pas d’accompagner
mais s’engageant dans l’ouvrage en véritable protagoniste.
Bruno Serrou
1) Le rôle de Lucia est confié en alternance à Patrizia Ciofi (13, 20,
26 septembre, 1er et 6 octobre) et à Sonya Yoncheva (10, 17, 23, 29
septembre, 4 et 9 octobre). Celui d’Enrico à Ludovic Tézier (13, 20, 26
septembre, 1er octobre) et à George Petean (10, 17, 23, 29
septembre, 4, 6, 9 octobre). Edgardo est chanté alternativement par Vittorio
Grigolo (13, 20, 26 septembre, 1er, 6 octobre) et Michael Fabiano
(10, 17, 23, 29 septembre, 4, 9 octobre).
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