dimanche 8 septembre 2013

Patrizia Ciofi, Lucia di Lammermoor hallucinée dans la nouvelle reprise à l’Opéra de Paris de la production d’Andreï Serban du 41e opéra de Donizetti

Opéra de Paris-Bastille, samedi 7 septembre 2013

Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban. Photo : DR, Opéra national de Paris
 
Voilà dix-huit ans, Andreï Serban suscitait avec sa mise en scène de Lucia di Lammermoor pour l’Opéra de Paris un trouble véritable chez les afficionados. La présence de June Anderson dans ce rôle mythique avait heureusement conquis le public, qui, malgré les angoisses de la cantatrice américaine devant les acrobaties que lui avait réservé le dramaturge roumain, en avait eu pour son content côté oreilles. Pour cette reprise, confiée au même chef d’orchestre qu’en 1995, l’Italien Maurizio Benini, l’on pouvait s’attendre au pire, à l’instar de ce qui s’était passé lors de la reprise de 2006, en ouverture de saison déjà, où Serban avait été copieusement hué. Et il y avait de quoi s’inquiéter, comme l’ont laissé craindre les bruits intempestifs qui se sont fait entendre à l’issue ou au cours des airs de bravoure, plus particulièrement à la fin de la scène de la Folie, lorsqu’une voix tonna du balcon avant de se faire rabrouer par son entourage immédiat qui le condamna dextrement au silence...
 
Patrizia Ciofi (Lucia). Photo : DR
 
Il faut convenir que la mise en scène d’Andreï Serban est saturée de symboles assenés à la serpe. Ce qui peut indubitablement agacer… Lucia, jeune insouciante prisonnière d’une sombre arène, s’étourdit sur sa balançoire et sa lente mise à mort se déroule dans un froid hémicycle conçu par William Dudley à la fois chambrée militaire et asile psychiatrique hanté d’hostiles représentants du sexe masculin aux réflexes machistes, avec notamment des soldats violant les jeunes servantes dans les foins... Cette vision d’une Lucia malmenée, avilie et torturée par l’orgueil et la virilité masculine a été pensée pour provoquer un profond malaise chez le spectateur… Mais ce qui choqua voilà presque vingt ans, passe aujourd’hui sans susciter le rejet, sauf exception, le temps ayant fait son ouvrage. Du gris, du noir, des cordes tombant en guirlandes, passerelles et échafaudages baladeurs, le tout ceinturé par une galerie où se presse un chœur en frac et haut de forme, assemblée de bourgeois voyeurs venus assister à la mise à mort de l’héroïne, tandis qu’au sol et dans les airs une nuée de gymnastes, maîtres d’arme, militaires font saillir leurs muscles. Néanmoins, pour cette nouvelle reprise, un certain nombre de modifications appariassent dans la dramaturgie, notamment à la fin, où Edgardo ne danse plus dans son air ultime avec le fantôme de Lucia, qui le regarde désormais depuis le haut du praticable à l’aplomb du plateau, l’appelant dans un monde meilleur. Les lumières réalisées par le metteur en scène ont connu samedi, soir de la première de cette reprise, quelques problèmes de réglages, les changements d’éclairage se faisant souvent abruptement et avec des décalages, voire des défaillances. Il convient de nouveau de saluer la performance physique des principaux protagonistes, qui jouent les funambules sur des passerelles et des praticables plus ou moins branlants suspendus à dix mètres au-dessus du vide, et qui surmontent dignement certaines situations prêtant à sourire, comme la séquence de la balançoire sur laquelle est assise Lucia que son frère Enrico pousse sans trop de ménagement.  
 
Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban en 2006, Ludovic Tézier (Enrico) et Natalie Dessay (Lucia). Photo : DR, Opéra national de Paris

Dans la ligne de June Anderson dans cette même production de Serban, et plus en phase avec l’italianita de l’ouvrage que ne l’était Natalie Dessay qui l’y a précédée en 2006, Patrizia Ciofi (1) campe une Lucia d’une intensité et d’une évidence confondantes. Voix limpide et luxuriante, timbre lumineux, vocalité d’une tenue exceptionnelle, présence éblouissante de simplicité et de féminité, la soprano colorature italienne s’impose dès sa première réplique, son incarnation allant crescendo jusqu’à une scène de la folie d’anthologie, durant laquelle elle erre à travers le plateau, jouant dangereusement avec une hache qu’elle dissimule et extrait plusieurs fois d’une meule de foin sur laquelle elle se jette sans crainte, au risque de se blesser… Le public lui a réservé samedi un long triomphe au terme de cette scène, certains n’hésitant pas à réclamer un bis ; un triomphe qu’elle a tenu à partager avec la flûte solo tenue par Frédéric Chatoux - regrettons cependant que le chef ait renoncé au glass harmonica pour lequel Evelino Pido avait opté en 2006 en lieu et place de la flûte.
Donizetti, Lucia di Lammermoor. Production d'Andrei Serban en 2006, Ludovic Tézier (Enrico) et Natalie Dessay (Lucia). Photo : DR, Opéra national de Paris
Aux côtés de Patrizia Ciofi, après un long échauffement dans la première partie, Vittorio Grigolo (Edgardo di Ravenswood) conduit sans faillir jusqu’au terme de l’ouvrage une voix claire au timbre lumineux servant une ligne de chant impeccable et au riche nuancier qui lui permet de conclure en apothéose dans un poignant « Tu che a Dio spiegasti l’ali » (Toi qui vers Dieu a pris son vol). En revanche, l’Enrico Ashton de Ludovic Tézier, au jeu comme pétrifié, apparaît un peu éteint et sa projection vocale limitée, mais le timbre est toujours séduisant. Alfredo Nigro (Arturo Bucklaw) et Eric Huchet (Normanno) semblent un peu effacés s’attachant à donner consciencieusement la réplique à leurs partenaires, mais se gardant de se faire de simples faire-valoir, contrairement à Cornelia Oncioiu, Alisa trop discrète. En dépit d’un registre grave manquant de profondeur, Orlin Anastassov campe un Raimondo Bibedent puissant et bien chantant. Sous la direction ferme et attentive de Maurizio Benini, l’Orchestre de l’Opéra de Paris flamboie comme de coutume, ne se contentant pas d’accompagner mais s’engageant dans l’ouvrage en véritable protagoniste.

Bruno Serrou
1) Le rôle de Lucia est confié en alternance à Patrizia Ciofi (13, 20, 26 septembre, 1er et 6 octobre) et à Sonya Yoncheva (10, 17, 23, 29 septembre, 4 et 9 octobre). Celui d’Enrico à Ludovic Tézier (13, 20, 26 septembre, 1er octobre) et à George Petean (10, 17, 23, 29 septembre, 4, 6, 9 octobre). Edgardo est chanté alternativement par Vittorio Grigolo (13, 20, 26 septembre, 1er, 6 octobre) et Michael Fabiano (10, 17, 23, 29 septembre, 4, 9 octobre).

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