Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
Née à Séoul en 1961, Unsuk Chin est l’une des
compositrices les plus entreprenantes de sa génération. A la fois complexe et
communicative, sa musique séduit et émeut. Les quatre concerts programmés les 9 et 10 octobre et le 27 novembre 2015 par le Festival d’Automne à Paris ne feront que
confirmer combien cette artiste d'origine coréenne vivant en Allemagne est précieuse et puissamment originale. Entretiens.
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Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
Première partie*
Bruno Serrou : Comment avez-vous découvert la musique ?
Unsuk Chin :
Bien que ma famille soit pauvre - comme la plupart des Coréens de l’ère postcoloniale
et de l’après-guerre -, nous possédions
un piano droit. Mon père savait lire la musique, si bien qu’il m’enseigna les
premiers rudiments dès l’âge de quatre ans. Il était pasteur presbytérien, ce
qui m’a incitée à accompagner dès mon plus jeune âge les hymnes des offices du
temple. C’était une façon d’apprendre les principes de l’harmonie, acquérant
ainsi accidentellement les autres capacités pratiques par accident : par
exemple, quand les choristes de la paroisse s’emportaient, ils chantaient
toujours un ton plus haut, ce qui m’obligeait à transposer. En outre, je
gagnais de l’argent en jouant dans les mariages et autres circonstances.
B. S. : En regard de la musique traditionnelle, comment était alors considérée la musique classique en Corée ?
U. C. : La
musique classique occidentale a un statut privilégié. La musique traditionnelle
populaire était également présente. Je
ne découvrirai la musique de cour que pendant mes études en Allemagne.
En effet, en occident, tout le monde peut avoir accès à des concerts de
musiques traditionnelles extra européennes, alors qu’il est difficile de les
écouter vraiment dans leurs pays d’origine où elles sont jouées dans leur contexte.
Une musique conçue pour une circonstance particulière, comme l’accompagnement
d’une cérémonie, ne résonnera pas de façon familière présentée comme de la
musique absolue dans une salle de concert moderne. Mais elle supporte fort bien
d’être interprétée hors de son contexte.
B. S. : Pourquoi tant de Coréens dans le monde musical occidental ?
U. C. :
L’étude de la musique classique est particulièrement prestigieuse en Corée.
Pour moult raisons, notamment le succès international de musiciens comme la fratrie
Chung, Sumi Jo, etc., tandis que l’étude de la musique est généralement
considérée pour ses effets positifs sur l'intellect. Malheureusement, les
enfants des familles pauvres ont peu de chances de recevoir une éducation
musicale de valeur.
B. S. : Quelle idée vous faisiez-vous du statut de compositeur lorsque, à treize ans, vous avez décidé de vous consacrer à la création musicale ?
U. C. :
Je voulais devenir pianiste. Néanmoins, ma famille ne pouvait pas me payer
d’études, ce qui fait que j’ai travaillé le piano en autodidacte. Consciente de
mes carences, mais aimant la musique par-dessus tout, mon esprit était ouvert à
tous les conseils qui pouvaient m’être prodigués. C’est ainsi que, un beau
jour, un professeur de musique dans mon collège m’a recommandé de devenir
compositeur. N’ayant pas les moyens d’acheter des partitions, alors très
précieuses, j’ai commencé mon apprentissage de compositeur en recopiant les
symphonies de Tchaïkovski, Stravinski et autres. J’ai cependant continué à
jouer du piano, au point de donner un certain nombre de concerts dans les
années 1980, me produisant notamment au festival Pan Music à Séoul. Aujourd’hui
encore, le piano est une grande passion, mais je me cantonne au domaine privé,
jouant dès que j’ai du temps libre des œuvres de Scarlatti, Chopin, Schumann...
B. S. : Quelles voies s’ouvraient à
vous pour l’étude de la composition ?
U. C. : Il est très difficile d’entrer à l’Université nationale de Séoul, la
meilleure de Corée pour la musique, que je visais, l’examen étant périlleux
pour qui n’en possède pas les clefs. Il convenait en effet de prendre des cours
privés assez longtemps à l’avance, avec des tuteurs qui savaient précisément ce
qui allait être demandé par les examinateurs, et qui, ainsi, préparaient précisément
les candidats. Mais je n’ai pas pu me payer de cours auparavant, ce qui fait
que je ne suis entrée qu’après ma troisième tentative, intégrant la classe de
Sukhi Kang, qui y avait été lui-même élève d’Isang Yun.
B. S. : Que représentent en Corée Isang Yun (1917-1995) et Sukhi Kang (*1934) ?
U. C. :
Héros pacifique de la résistance contre l’occupant japonais puis contre le régime de Park, qui l’a libéré de ses geôles en 1969 à la
suite des protestations de l’opinion publique internationale, Isang Yun a ouvert une voie séduisante qui
consiste à introduire des éléments de musique coréenne traditionnelle dans le
langage de l’avant-garde occidentale des années 1950-1960 dite de
« l’Ecole de Darmstadt ». Il n’a cependant pas eu un grand impact sur
ma créativité. Compositeur journaliste, président de la section coréenne de la
Société internationale de musique contemporaine (SIMC), Sukhi Kang a lui-même
étudié et travaillé en Europe, où il d’est formé aux techniques sérielles. Il a
ramené en Corée des partitions des principaux compositeurs de l’avant-garde,
tirant de ses expériences un livre où il compare et analyse les cultures
musicales coréenne et européenne. Ce
qui s’est avéré très important pour moi, parce que jusque-là, mes connaissances
musicales classiques s’arrêtaient à Stravinsky. Kang avait
travaillé au Studio de Musique Electronique de Berlin, ce qui allait aussi
beaucoup compter dans ma vie de compositrice. J’ai en effet énormément appris
de la musique électronique : pour un compositeur, il est fascinant de
pouvoir entendre le résultat sonore de son œuvre en cours d’écriture.
B. S. : Que représentent pour vous la Seconde Ecole de
Vienne, Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern ; les compositeurs de la génération des
années 1920, Iannis Xenakis, Luigi Nono, Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, György Kurtag ?
U. C. : Les différences entre Webern, Berg et Schönberg sont en vérité considérables, en dépit de leurs
apparentes similarités. A mes yeux, Webern est extrêmement important, mais Berg
et Schönberg ne le sont pas. La pureté et la netteté de la musique de Webern,
sa beauté absolue sont sources constantes d’émerveillement : je pense
qu’il a vraiment su trouver l’équilibre entre le contenu et la forme, et écrire de façon convaincante avec la technique dodécaphonique. Quant à la musique
des années 1950, c’est un authentique exploit que ces jeunes compositeurs ont
réussi en créant un monde musical complètement inédit. Pierre Boulez a réalisé
une œuvre si inestimable en perfectionnant le professionnalisme dans les
domaines de la composition et de l’exécution. Iannis Xenakis était un
individualiste à l’imagination particulièrement fertile. Les pièces de György
Kurtag pour voix et ensembles ont été importantes pour le compositeur que je
suis. Karlheinz Stockhausen a écrit un nombre considérable d’œuvres truffées
d’idées neuves, tels Kontakte, Stop ou Stimmung. Luciano
Berio était un merveilleux artisan avec un sens exceptionnel pour l’enjouement
- il suffit de penser à la Sinfonia ou aux Folk Songs.
Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
B. S. : Qu’est-ce qui
vous a conduite en 1985 à Hambourg pour suivre l’enseignement de György Ligeti ?
U. C. : J’ai
en fait suivi la trace de Kang, qui avait travaillé en Allemagne. Lauréate de
la Deutscher Akademisches Austauschdienst (DAAD), j’ai pu me rendre à
l’Académie de Hambourg, où enseignait Ligeti. En effet, de toutes les
partitions contemporaines que j’avais découvertes en Corée dans la classe de
Sukhi Kang, ce sont celles de Ligeti dont je me suis sentie la plus proche.
Ligeti est l’un de mes modèles les plus marquants, mais je pense que ma musique
est différente de la sienne. Je suis fascinée par l’universalisme de sa
création, par son aptitude à changer radicalement son style tout en demeurant
dans une facture organique constante. Ligeti a toujours pris des risques, tant
et si bien que sa musique reste jusqu’à la toute fin toujours aussi vivace et fraîche.
Prenez les Etudes pour piano et, plus tard encore, une page comme Síppal,
dobbal, nádihegedüvel, les moyens y sont à la fois extraordinairement
simples et terriblement complexes.
B. S. : Que vous a enseigné György Ligeti pendant les trois années que vous avez passées à ses côtés ?
U. C. : J’ai
beaucoup appris avec lui, bien que ce ne fût pas facile. Avant que je devienne son
élève, ma musique a eu quelques succès, recevant des récompenses, comme le Prix
Gaudeamus en 1985 avec Spektra. Cependant, quand Ligeti a vu ces pièces
primées, il m’a dit qu’il me fallait les jeter. Il ajouta qu’elles manquaient
d’originalité et que vraisemblablement je ne pourrais jamais trouver ma propre
voie. Ce fut un électrochoc ! Je n’ai plus composé pendant trois ans…
Cette rencontre a pourtant été une chance : un succès trop précoce peut
s’avérer dangereux. Ligeti était impitoyablement critique et tout autant
autocritique. Les leçons portaient pour l’essentiel sur l’esthétique et sur les
questions musicales générales - mais bien sûr nous apprenions beaucoup sur la
technique. Ligeti s’amusait à la lecture des partitions et pointait
immédiatement ce qui pouvait marcher ou pas. Lorsque je l’ai rencontré, il était arrivé à un stade personnel très intéressant : il se remettait d’une
crise compositionnelle et avait commencé à écrire ces grandes œuvres tardives que sont les cahiers d’Etudes pour piano. Il était donc en pleine
réflexion.
B. S. : Vivant en Allemagne depuis bientôt trente ans, désormais installée à Berlin, vous
vous êtes intéressée à l’électronique. Quelle place occupe celle-ci dans votre
création ? En a-t-elle modifié la conception ?
U. C. : Je considère l’électronique comme une
expérience très importante pour un compositeur, Parce qu’elle donne la
possibilité de créer et d’entendre sur le champ le résultat, sans intermédiaire
ni intervalle. On peut ainsi apprendre énormément pour les compositions
futures. Une autre expérience très importante a été ma rencontre avec la
musique de gamelan balinaise voilà une dizaine d’années. J’ai tellement appris
de cette musique fantastique, ainsi que du processus de création, qui est
vraiment fascinant. J’ai essayé d’apprendre beaucoup de cette musique, et de la
noter. Il m’est ainsi possible, dans une certaine mesure, de partir de la
création collective et spontanée d’une pièce nouvelle, expérience
sensationnelle pour un compositeur de musique classique d’aujourd’hui.
B. S. : Les couleurs et l’exotisme spécifiques de votre
terre natale se retrouvent-ils dans votre musique ? En est-elle
redevable et porteuse ?
U. C. : D’un point de vue général, je suis fascinée et influencée par des musiques très
diversifiées de tous les coins du monde et de toutes les époques. L’idée d’une musique authentiquement
nationale est une fiction, comme en toute chose. Le monde musical contemporain
est globalisé, et à des degrés divers, il en a toujours été ainsi. La Corée est
un pays aux multiples facettes. Il a des caractères pré et post modernes autant
que modernes. Cependant, je n’ai jamais pensé que ma musique puisse sonner
coréenne ou allemande, ou quoi que ce soit d’autre. Cependant, dans la dernière
pièce de mon cycle de mélodies Akrostichon-Wortspiel, j’ai voulu évoquer le son d’un ensemble de musique de cour coréenne.
B. S. : En quoi votre musique est-elle le reflet de vos rêves ?
U. C. : Ma musique reflète les visions de lumière infinie aux couleurs
somptueuses qui emplissent mes rêves, qui flottent dans ma chambre et forment
une sculpture sonore extraordinairement fluide. M’aidant à traverser la vie
avec confiance, devenue mon idéal artistique, cette beauté parfaite, abstraite
et lointaine, transmet émotion, joie et chaleur. Ces rêves m’ont ouvert les
yeux et m’accompagnent dans les phases difficiles de ma vie, m’aidant à la
traverser en confiance. La beauté des couleurs et de la lumière de mes rêves
est devenue mon idéal artistique. Cependant, tout cela n’a pas d’importance,
car je souhaite en vérité que ma musique touche par sa pureté.
Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
B. S. : Vous aimez vous référer
aux contes, au merveilleux, aux jeux de mots, à la voix, aux couleurs
instrumentales suggestives, à l’ambiguïté harmonique et sonore, à la recherche
sur le timbre et à la virtuosité. Pouvez-vous préciser votre conception de ces
éléments, leur évolution dans votre œuvre, la façon dont ils s’expriment dans votre
musique ?
U. C. : Je ne peux rien expliciter, étant trop impliquée dans le processus.
Surtout, quand je travaille, je réfléchis aux problèmes et à leurs résultats de
façon très pragmatique. Bien sûr, si je compose un opéra ou une pièce vocale,
c’est aussi pour des questions extra musicales. Quand je travaillais sur Cantatrix
Sopranica, j’étais à la recherche d’un texte qui convienne. J’ai lu
quelques cent livres, de Ionesco et Beckett jusqu’aux auteurs Oulipo (1) et à
la poésie dadaïste, mais j’ai fini par penser qu’il serait plus facile et plus
adapté que j’écrive moi-même le texte, qui se fonde pour l’essentiel sur des
onomatopées, simultanément à la composition. Les processus de travail dépendent
de l’œuvre en écriture. Chaque genre - une pièce pour un ensemble de musique
contemporaine, un instrument non européen et orchestre, ou un opéra - a sa
propre atmosphère, un certain nombre de traditions et des besoins inhérents au
genre. Je n’entends pas adhérer absolument aux traditions, mais si j’ai à
écrire une œuvre pour piano, par exemple, je tiens à composer une pièce qui ne
peut pas être autre chose qu’une pièce pour piano. La même chose pour un opéra.
Il est difficile de faire justice à un genre déterminé, mais il est encore plus
difficile de rester fidèle à ses propres idéaux. Je n’écris pas pour un public
déterminé. Ma musique est abstraite, mais je suis quand même heureuse de
constater qu’elle peut communiquer la joie.
B. S. : Quel avenir pressentez-vous pour la musique savante occidentale ?
U. C. : Je pense qu’il y a un grand besoin de
bonne musique, mais il est caché. Un exemple : le film Rhythm is it!,
qui a été réalisé autour du Sacre du printemps de Stravinski dans le
cadre du Projet Educatif du Philharmonique de Berlin, avec Simon Rattle et le
chorégraphe Royston Maldoom. Ce projet dansé est destiné à des enfants de
conditions sociales misérables qui n’ont vraisemblablement jamais entendu de
musique classique. Le résultat est excellent ! Si l’on trouve des moyens
adaptés, il est possible d’apprendre à quiconque à apprécier la musique la plus
exquise. Il n’y a aucune contre-indication. Le problème est le cynisme -
« Donner au public ce qu’il veut ! » Non. Certes, le public est
capable de recevoir ce qu’il connaît déjà ; mais pour ce qui ne lui est
pas familier, c’est plus difficile. Cela devient un objectif nécessaire à
réaliser, car il faut impérativement donner au public quelque chose de si bon
qu’il ne peut pas même se l’imaginer avant d’y être plongé.
B. S. : Ne craignez-vous pas qu’il soit tentant de se
laisser porter vers la facilité des
musiques populaires commerciales, dont la place est toujours plus dominante ?
U. C. : Il peut se trouver partout de réels
talents, qui - en dépit des obstacles commerciaux - peuvent faire des choses
fraîches et innovantes. Les principaux problèmes - manque d’idéal, manque de
connaissances, manque d’éducation, etc. - peuvent affecter et mettre en danger
non seulement la pop' music, mais aussi la musique classique et tout autant les
musiques ethniques. Je m’inquiète que tout soit de plus en plus considéré comme produits, sans qu’il soit tenu compte des qualités individuelles. En musique
classique, par exemple, les noms sont plus importants que les œuvres :
nombreux sont ceux qui connaissent le nom de Stravinski, quantité de concerts
programment ses ballets russes des années 1910 ; mais combien le connaissent-ils, combien d’orchestres programment-ils son excellent Agon ?
B. S. : Comment votre musique est-elle reçue, en Corée ?
U. C. : Ma musique n’a pas été beaucoup
jouée, en Corée. Le problème pour un compositeur vivant en Corée est l’absence
d’infrastructures. Bien sûr, il y a d’innombrables étudiants, un grand nombre
d’auditeurs, mais il n’y a par exemple aucune tradition de musique de chambre
ni de culture d’orchestre, et moins encore en matière de musique contemporaine.
La plupart des instrumentistes veulent devenir solistes, et dans le seul
répertoire classico romantique. Même les grands compositeurs du XXe
siècle sont méconnus. Les choses sont en train de bouger, cependant. J’ai
moi-même essayé d’agir, alors que j’étais Compositeur en résidence et
Directrice pour la Musique contemporaine, sur l’initiative de Myung-Whun Chung,
qui, en plus de tous ses postes internationaux, est Directeur musical de
l’Orchestre Philharmonique de Séoul. Cette formation est excellente, et elle est
dirigée par un grand chef. J’ai pu y programmer plusieurs projets : des concerts
thématiques, comme « la musique prébaroque dans la musique
contemporaine », « Beethoven dans la musique d’aujourd’hui »,
une série de « Concerts à la Mémoire de Ligeti », des ateliers, des
activités pour les enfants, des lectures, des films, des expositions, etc.
B. S. : Envisagez-vous d’enseigner ?
U. C. : Je ne suis pas patiente !
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Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
Seconde
partie*
Bruno Serrou : Ces dernières décennies, la Corée s’avère toujours plus
musicienne selon les critères « musique savante occidentale »,
considérant le nombre de musiciens (instrumentistes, chanteurs, chefs
d’orchestre, compositeurs). A quoi cela serait-il dû ? D’où vient
l'intérêt des Coréens pour la culture occidentale en général et la musique en
particulier?
Unsuk Chin : La musique classique
occidentale est devenue un phénomène véritablement mondial. De sorte qu’elle
n’est plus seulement... occidentale. Mais plusieurs les raisons historiques font
que la musique dite « classique occidentale » est devenue si
importante en Corée : la première est liée à la christianisation. La
plupart des musiciens classiques coréens sont chrétiens, et c’est dans les
églises qu’ils découvrent habituellement la musique classique. Il en est ainsi
pour moi. Mon père était pasteur Presbytérien et c’est précisément pour
cette raison que je suis entrée en contact avec la musique. Pour les services
de l’église, mon père a acheté un piano droit avec l’idée que j’accompagne la
liturgie - et que je gagne aussi un peu d'argent pour la famille en d'autres
occasions (la Corée était un pays très pauvre dans les années 1960) -, il m'a
appris quelques rudiments de solfège et de piano.
Ensuite, il y a des raisons psychologiques.
L’une d’elles est la success story
des chefs d’orchestre, chanteurs et instrumentistes tels que Myung-Whun Chung,
Kyung-Wha Chung, Han-Na Chang, Sumi Jo, etc. De toute évidence, les enfants
doués (parfois poussés par des parents ambitieux) souhaitent suivre l’exemple
de ces musiciens stars. Le revers de
la médaille est que l’importance de jouer de la musique de chambre et dans des orchestres a été négligée en raison du rêve utopique de la célébrité du
soliste. Cela reste un problème, mais heureusement, ces derniers temps, il y a
des signes positifs vers le contraire.
Une troisième explication possible se réfère
à l’histoire de la Corée et à sa place dans le monde. La Corée est un pays
pauvre en ressources naturelles, son histoire est difficile, elle est loin de
l'Europe et des Etats-Unis, et il y a trop peu de contacts culturels
avec les pays asiatiques. Les succès internationaux des musiciens interprètes
peuvent donc être considérés comme des messagers entre la Corée et le reste du
monde, en mettant la Corée sur la carte du monde. Je pense qu'un tel aspect
psychologique peut rendre compte de la considération relativement élevée de la
musique classique « occidentale » en Corée.
Une quatrième raison est que - au sens large
- les liens des Coréens avec leur propre tradition musicale ont été coupés
pendant l’occupation japonaise en début du XXe siècle. Malgré de
nombreuses tentatives créatives et fructueuses de renaissance, ma situation
reste différente des traditions Balinaises ou les Indiennes, pays qui sont très
fiers de leur attachement fort et ininterrompu à leurs cultures. Pour ces raisons,
il n'a pas été surprenant que beaucoup de Coréens doués pour la musique soient
tenus d’entrer en contact avec de la musique classique occidentale.
B. S. :
Parmi ces musiciens, y at-il plus de compositeurs qu'auparavant?
U. C. : Il y a des masses de compositeurs
diplômés d’universités - ce qui n’a rien d'étonnant dans un pays où il y a trois cent soixante dix grandes écoles, dont deux cent vingt universités. Le problème est que jusque très récemment
une infrastructure pour la musique contemporaine - comprenant ensembles
spécialisés, festivals, résidences et une solide place dans les répertoires des
orchestres pour la musique moderne des XXe et XXIe
siècles - n’existait pas (des changements positifs sont en cours, mais
beaucoup doit encore être amélioré). Les chances de succès en tant que
compositeur sont extrêmement minces partout, mais c’est notablement le cas en
Corée. Un musicien diplômé poursuit une carrière universitaire (ce qui est un
peu virtuel), ou il fait un tout autre métier.
B. S. : Les
compositrices sont-elles plus nombreuses en Corée aujourd’hui qu’hier ? Ont-elles plus de difficultés que les hommes à s’exprimer, à être
jouées ?
U. C. : Pas nécessairement. Déjà,
quand j’étais étudiante, il y avait beaucoup de jeunes femmes, y compris parmi
les professeurs. La Corée était une société très patriarcale à l’époque, mais
avec les compositeurs, il en allait différemment qu’en l'Europe. Je peux même
dire que composer a été considéré comme une « profession féminine ».
Il était beaucoup plus facile de faire une carrière dans la composition que
dans de nombreux autres domaines. Je dois ajouter qu'il y a aussi des chefs
d’orchestre de sexe féminin, la plus connue étant la jeune et brillante Shiyeon
Sung, nommée en 2008 assistante de l’Orchestre Symphonique de Boston et qui -
en plus de sa carrière internationale - est depuis 2013 Chef associée de
l’Orchestre Philharmonique de Séoul.
Unsuk Chin (née en 1961), Akrostichon-Wortspiel (extrait). Photo : (c) Festival d'Automne à Paris
B. S. : En
Corée, quel a été le rôle des femmes dans l'histoire de l’art, de la culture en
général et de la musique en particulier ?
U. C. : Même à des moments où la
société était très patriarcale, il y avait des niches où les femmes pouvaient
s’exprimer. Un créneau particulièrement intéressant était le chamanisme :
le chaman en Corée a toujours été une femme, et la plupart des interprètes de
musique chamanique - qui est souvent extrêmement puissante et intéressante -
étaient des femmes.
B. S. :
Quelles influences ont les musiques extrême-orientales en général et coréennes
en particulier dans votre propre musique ? Trouve-t-on des éléments dans
votre création ?
U. C. : La plupart des liens avec
la culture coréenne traditionnelle ont été violemment réprimés au début du XXe
siècle. Pas tous les liens, bien sûr, et depuis les années 1960 une grande partie
de la culture traditionnelle coréenne et les arts se sont revigorés, une partie
recevant le statut de Patrimoine culturel immatériel et officiellement désignée
pour la conservation par le gouvernement coréen. Pourtant, cela fait une
différence, bien sûr, si l’on considère la tradition dans une période de temps
continue. Né en 1917, Isang Yun a pu être en contact avec la musique
traditionnelle parce qu’elle était encore jouée dans sa jeunesse dans les
villages coréens, et il a pu en introduire des éléments dans sa propre
musique, peut-être comme le jeune
Stravinski l’a fait de l’art populaire russe. En revanche, dans ma jeunesse,
dans les années 1960 et 1970, il en allait différemment. Par exemple, je ne
savais rien de la musique de cour traditionnelle coréenne dont la musique
d’Isang Yun est fortement imprégnée, et je ne l’ai découverte que beaucoup plus
tard. Ce qui était encore présent dans ma jeunesse dans les banlieues de Séoul
où j’ai grandi était le chamanisme coréen. Quant à la référence à la musique
traditionnelle coréenne dans mon travail, j’y fais allusions dans quelques-uns
de mes œuvres, dans Akrostichon-Wortspiel
et dans Gougalon, et, bien sûr, dans Su pour sheng et orchestre qui est
également écrit pour un instrument traditionnel asiatique, l'incroyable orgue à
bouche chinois, que j’ai découvert enfant. Su
est ma première pièce centrée sur un instrument non-européenne - bien que j’aie
écrit beaucoup de pièces pour instruments à percussion de tradition extra-européenne
dans la plupart de mes œuvres), et c’est quelque chose qui continue à
m’intéresser – bien que ce soit très difficile le danger étant l’exotisme, ce
qui doit être évité à tout prix. Je m’intéresse aux cultures musicales
traditionnelles extra-européennes et probablement la principale influence de
ces patrimoines culturels sur moi est le gamelan balinais. En général ma
musique et tout ce qui fait mon identité est vraiment mixte - je vis depuis
trente ans en Allemagne, je voyage beaucoup -, et j’en suis très heureuse.
B. S. :
L’accès à la musique s’est-il démocratisé, en Corée ?
U. C. : Il est encore plutôt
réservé aux classes supérieures et moyennes. Quand j’étais jeune, mes parents
appartenaient à la classe moyenne inférieure. L’accès à la musique était donc
difficile. Maintenant, les choses ont changé, mais de façon paradoxale :
d’un côté, il y a plus de tentatives de connexion à des classes
« inférieures » et de tendre vers ce qui est bon ; d’un autre
côté, le coût des études (auquel s’ajoute le soutien scolaire privé nécessaire
à la connaissance des règles du passage de l’examen d’entrée universitaire
rigide et extrêmement compétitif) est si élevé qu’il entrave davantage de
personnes issues des « classes inférieures » dans la réussite d’une
carrière musicale. Un exemple: une fois, lors d’une master class de composition
à Séoul, il y avait un enfant de 11 ans très talentueux qui m’a montré ses
pièces pour piano sur le modèle des harmonies de la première période atonale de
Schönberg. Quand je l’ai vu huit ans plus tard, il avait - en raison du manque
de soutien matériel et de la rigidité du système éducatif coréen - échoué
plusieurs fois le concours d’entrée au collège malgré son talent évident et sa
créativité. C’est tragique. J’ai eu une expérience similaire quand j’ai échoué
à l’examen d’entrée à l'Université nationale de Séoul à deux reprises - en
raison d’un manque d’argent, je ne pouvais pas assumer les frais de scolarité
privée et je ne savais pas que l’on devait écrire dans un langage harmonique
précis (j’écrivais des harmonies librement impressionnistes, alors que c’était
interdit), et je ne savais pas que je ne devais pas utiliser un stylo-bille.
Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR
B. S. : Quelle
place occupe la musique contemporaine en Corée ? Y-a-t-il des centres de
création ? Des ensembles instrumentaux spécifiques ? Des centres de
recherche ? Y-a-t-il des aides publiques ou privées à la création ?
U. C. : Eh bien, depuis les
années 1950 et 1960, il y a des compositeurs coréens importants à l’échelle
internationale - Isang Yun et Nam Juin Paik (ce dernier pas un vrai
compositeur, bien sûr, bien que formé comme tel, mais un pionnier très
important - d'abord dans le mouvement Fluxus et plus tard dans les arts des
médias), mais il a fallu attendre très longtemps pour que leur travail soit
connu en Corée. Sukhi Kang, autre compositeur de dimension internationale, est
devenu professeur en Corée dans les années 1970, après avoir été actif en
Europe, et il a été un pionnier dans l’organisation de concerts et de festivals
(dont les premières exécutions coréennes de la musique de Messiaen) et à
fournir à ses étudiants dont je faisais partie de précieuses informations sur
les dernières tendances de la musique contemporaine. Le problème en Corée,
cependant, avec la musique contemporaine ou même l’institution musicale en
général, a longtemps tenu au fait que même s’il y avait des initiatives très
prometteuses, elles ne duraient pas longtemps. Ainsi, traditionnellement, en
dehors de quelques entreprises de courte durée, la musique contemporaine s’est
épanouie dans les cercles universitaires, dont certains ont leurs propres ensembles
et centres de musique électronique. Cependant, depuis une dizaine d'années, les
choses ont beaucoup évolué : il y a un festival de musique à Tongyeong,
ville natale d’Isang Yun, qui a également un ensemble résident pour la nouvelle
musique et une académie, et qui a invité des ensembles et des artistes
étrangers importants, programmant de nombreuses premières coréennes d’œuvres
importantes, commençant par les opéras d’Alban Berg. Il y a dix ans, j’ai été
appelée par Myung-Whun Chung, directeur musical de l'Orchestre Philharmonique
de Séoul (un orchestre qui a un grand succès international depuis la nomination
de Chung) à devenir compositeur-en-résidence, et nous avons initié une nouvelle
série de musicale qui a lieu deux fois par an. Tout en faisant cela, je
remarqué combien il devait être fait dans le domaine non seulement
contemporain, mais aussi dans celui de la musique du XXe
siècle : les grandes œuvres d'Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, György Ligeti, Pierre Boulez, Witold Lutoslawski et beaucoup d’autres n’avaient jamais été exécutées en Corée, et -
selon les éditeurs des compositeurs - même des œuvres orchestrales importantes
par Anton Webern, Leos Janacek et Igor Stravinski n’avaient pas été programmées en Corée
auparavant ! Nous avons toujours combiné des classiques avec des noms plus
méconnus et des jeunes, et nous avons commandé de nouvelles œuvres non
seulement à des compositeurs coréens mais aussi à Tristan Murail (son récent
concerto pour piano), Pascal Dusapin, Péter Eötvös, Ivan Fedele, pour ne citer
qu’eux. Comme chefs invités, nous avons invité Susanna Mälkki, François-Xavier
Roth, Thierry Fischer, Kwamé Ryan, Stefan Asbury, entre autres, et nous avons
organisé des ateliers, des classes de maître et des séances de lecture pour les
jeunes compositeurs. Une fois, nous avons invité l'IRCAM à collaborer avec
nous. L’orchestre a été formidable et j’étais particulièrement heureuse de voir
qu’une nouvelle génération d’artistes coréens se dessine pour qui il devient
naturel de jouer de la musique moderne : par exemple, la première asiatique
de nouveau concerto pour violoncelle de Péter Eötvös a été réalisée par une
violoncelliste coréenne avec le compositeur lui-même à la direction, et M.
Eötvös a été si satisfait de sa prestation qu'il l’invitée à le jouer au
Festival Wien Modern.
J’espère ardemment que la musique des XXe
et XXIe siècles acquerra une position plus solide dans la vie
musicale coréenne. En revanche, je pense que le manque de tradition dans la
musique contemporaine peut aussi être une chance de voir les choses de façon
nouvelle - si, en fait, j’ai l’espoir qu’apparaîtra un jour un phénomène comme
Harry Partch en Amérique, compositeur franc-tireur qui fait une vertu de
l’absence de tradition et crée une musique qui lui est propre, élaborant son
propre instrumentarium et puisant sa créativité dans des sources très
différentes. Dans l'art cinématographique, il y existe d’une certaine façon un
tel phénomène : Kim Ki-Duk, qui compte certainement comme l’un des
auteurs-réalisateurs les plus originaux de notre temps, tous pays confondus, un
artiste unique avec pratiquement aucune éducation formelle qui a poursuivi son
propre chemin artistique avec fermeté fascinant.
Unsuk Chin et Myung-Whun Chung à la Philharmonie de Séoul. Photo : (c) DG
B. S. : Où
les compositeurs coréens sont-ils formés ?
U. C. : Tous veulent étudier à
l’étranger, et nombreux sont ceux qui étudient dans les différents centres
musicaux occidentaux, France, Allemagne, Autriche, Royaume-Uni, États-Unis.
Bien sûr, il est très important d’avoir ces influences internationales. Quant
aux instrumentistes, nous avons maintenant la première génération d’artistes de
réputation internationale, à l’instar de l’excellente pianiste Sunwook Kim, qui
a fait toutes leurs études en Corée, ce qui pourrait encore prendre un certain
temps pour les compositeurs.
B. S. : Les
compositeurs coréens sont-ils comme vous obligés de vivre en Europe pour
travailler et être joués ?
U. C. : Oui, c’est encore
largement le cas.
B. S. :
Vous-même êtes-vous invitée et programmée en Corée comme compositrice ?
Etes-vous active dans votre pays de quelque manière que ce soit ?
U. C. : Oui, comme je vous l’ai
dit plus haut, avec l'Orchestre philharmonique de Séoul. Mais il y a aussi un
certain nombre d’excellents musiciens coréens, la plupart vivant à l’étranger,
avec qui je travaille en étroite collaboration, non pas en raison de leur
nationalité mais parce qu’ils sont bons musiciens : Myung-Whun Chung, bien
sûr, mais aussi un certain nombre de jeunes artistes fantastiques, dont la
soprano Yeree Suh, le pianiste Sunwook Kim et le violoncelliste Isang Enders,
qui est en fait demi-coréen et qui a été formé en Allemagne.
B. S. : Que
ressentez-vous devant le fait que vous votre propre musique connaisse une
résonance toujours plus marquée en France, où, huit ans après Musica de
Strasbourg, le Festival d’Automne vous consacre plusieurs concerts ? Où
vous situez-vous en regard des compositeurs français et allemands ? Vous
considérez-vous comme compositrice coréenne, occidentale ou simplement
vous-même, avec quelques influences plus ou moins conscientes ?
U. C. : Avant tout, j’entretiens
surtout de très forts liens avec l’Ensemble Intercontemporain : depuis
deux décennies, il m’a commandé un certain nombre d’œuvres et il a également
enregistré mon premier CD monographique. Cet ensemble est merveilleux et c’est
un grand honneur pour moi d'avoir cette rétrospective au Festival d’Automne. Je
suis particulièrement touchée par le fait qu’elle a lieu dans un contexte
coréen. Quant à la deuxième partie de votre question, je ne me considère pas
comme un compositeur coréen ni comme compositeur européen, et je ne me sens pas
attachée à une tradition particulière de la création contemporaine. Il y a bien
sûr de nombreux compositeurs contemporains que j’admire, et en ce moment je
ressens un intérêt particulier pour les œuvres de Gérard Grisey, Jukka Tiensuu,
York Höller et George Benjamin, mais il va de pair avec d’autres intérêts,
anciens et nouveaux, et ce n’est pas une question d’influence, mais plutôt de
curiosité. Aussi parce que je travaille comme une organisatrice :
j’organise des concerts de musique contemporaine à Séoul et à Londres (je dirige la série Music of Today du Philharmonia). Mais je m’intéressé aussi à la
tradition classique, aux cultures musicales non européennes et aux influences
extra-musicales. Récemment, j’ai écrit un certain nombre de travaux sur ces
influences extra-musicales (Graffiti,
qui se réfère à l’art de la rue, dans Cosmigimmicks
- une pantomime musicale pour
ensemble et Mannequin - Tableaux vivants,
une chorégraphie imaginaire inspirée de l’Homme
de sable d’ETA Hoffmann. En ce moment, je travaille sur une pièce pour chœur,
chœur d'enfants et orchestre qui se réfère à l’astronomie et à la cosmologie,
quelque chose que je voulais faire depuis longtemps, et le prochain projet sera
un opéra d’après Through the Looking
Glass (De l’autre côté du miroir)
de Lewis Carroll pour le Royal Opera House Covent Garden de Londres où il sera créé durant la saison 2017/2018.
Propos recueillis par Bruno Serrou
2 octobre 2015 pour la seconde
partie
6 et 7 octobre 2007 pour la
première partie
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