Photo : (c) Bruno Serrou
Erato/Warner publie ce qui
constitue indubitablement deux coffrets-événements, chacun étant consacré à un
chef d’orchestre qui a forgé l’art de la direction, deux chefs parmi les plus grands de l’histoire de leur art, en France comme à l’étranger, puisqu’il s’agit
d’Igor Markevich (1912-1983) et de Jean Martinon (1910-1976).
Il ne s’agit cependant pas de
l’intégralité des enregistrements de ces deux extraordinaires musiciens, dont
la discographie est considérable, mais de ceux qu’ont captés les micros des
labels His Master Voice (HMV) pour le premier et, pour le second,
ceux de ses huit dernières années qui ont suivi son retour en France réalisés entre
1968 et 1975 pour HMV auxquels ont été ajoutés ceux
parus sous le label Erato. Fort peu d’enregistrements avec l’Orchestre Lamoureux dont les
deux chefs ont pourtant été directeurs musicaux, Martinon le premier, qui, de
1951 à 1957, mit l’accent sur la musique française, et Markevitch, qui lui
succéda en 1957 jusqu’en 1962, portant son attention sur le
répertoire russe. Pour Martinon, aucun enregistrement avec l’Orchestre
Lamoureux, puisqu’il en fut le directeur musical avant son départ pour les
Etats-Unis où l’avait appelé l’Orchestre Symphonique de Chicago.
Igor Markevitch
Dans le coffret
Igor Markevitch, l’on retrouve l’inestimable gravure d’Une Vie pour le Tsar de
Glinka dans la révision de Rimski-Korsakov et Glazounov, et, dans l’autre
extrême du répertoire du chef d’origine ukrainienne, l’intégrale de la Périchole d’Offenbach, seuls
témoignages mais de taille du travail de Markevitch avec les Lamoureux de ce
coffret. Mais l’essentiel des gravures de Markevitch avec les Lamoureux ainsi
que de ceux avec le Philharmonique de Berlin est disponible chez DG. Ukrainien
naturalisé italien en 1947 puis français en 1982, Markevitch était aussi compositeur, à l’instar
de beaucoup de ses confrères chef d’orchestre. Mais, contrairement
à beaucoup, il était loin d’écrire de la musique de chef, et Erato a été plutôt bien
inspiré de publier deux de ses œuvres, l’Envol
d’Icare, ballet enregistré en 1938, six ans après sa création, et la
symphonie concertante pour orchestre le
Nouvel Âge de 1937, ainsi que son orchestration de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach qu’il réalisa en 1950 et qu’il dirige ici lui-même six ans plus tard, les deux premières œuvres à la
tête de l’Orchestre National de Belgique, la troisième de l’Orchestre National
de la Radiodiffusion Française. Le couplage proposé dans ce coffret est
d’ailleurs passionnant, car les deux partitions de Markevitch sont mises en
regard des trois Canti di prigionia,
bouleversant chef-d’œuvre de Luigi Dallapiccola composé en 1938-1941.
C’est bien sûr avec les Russes
que le chef d’orchestre Markevitch est le plus évident. A commencer par Une Vie pour le Tsar, dont c’est ici la
version la plus accomplie de l’histoire du disque. Markevitch est en effet au plus près
de l’esprit de l’œuvre, évitant les boursoufflures des enregistrements
soviétiques puis russes, dirigeant un orchestre rutilant et suivant son
directeur musical avec un engagement et une précision de chaque instant. En
outre, l’affiche est exceptionnelle, Boris Christoff plus humble que de
coutume, Teresa Stich-Randall trop rare au disque, Nicolaï Gedda et Mella
Bugarinovitch, le reste de la distribution et le chœur étant confiés troupe de
l’Opéra de Belgrade. Sa direction rigoureuse et la façon unique dont il sculpte
le son donnent à la musique russe une force haletante, que ce soit dans les
deux versions du Sacre du printemps (1951
et 1959) de Stravinski, toutes deux avec le Philharmonia, la Suite Scythe, la suite de l’Amour
des Trois Oranges, le Pas d’acier
et la Symphonie n° 1 « Classique »
de Prokofiev, Tchaïkovski (Symphonie n° 4,
suites Casse-Noisette et le Lac des cygnes, les deux
enregistrements de l’ouverture-fantaisie Roméo
et Juliette), Moussorgski (une Nuit
sur le Mont Chauve orchestré par Rimski-Korsakov) ou Chostakovitch (Symphonie n° 1) avec l’Orchestre
National de la Radiodiffusion Française.
Igor Markevitch (1912-1983). Photo : DR
Dans la musique française,
Markevitch est tout aussi à l’aise, ses interprétations s’avérant colorées,
contrastées et fluides, que ce soit dans la
Périchole d’Offenbach, d’un allant et d’un goût suprême, au point que l’on
oublie les liaisons exposées par une récitante qui situe l’action
en lieu et place des dialogues parlés. D’autant que la distribution a fière
allure et manie l’humour avec goût. Aux côté d’un étincelant Parade de Satie, une Valse et de la seconde suite de Daphnis et Chloé de Ravel de feu, à l’instar
de la Fête polonaise du Roi malgré lui de Chabrier, de l’Apprenti sorcier de Dukas, la Danse macabre de Saint-Saëns, du Ballet des Sylphes extrait de la Damnation de Faust de Berlioz, l'on trouve aussi un voluptueux Prélude à l’après-midi
d’un faune de Debussy et un évocateur Carnaval
des animaux de Saint-Saëns.
Mais Markevitch excelle aussi
dans la musique allemande, comme en témoignent les ardentes et sombres Symphonie « Inachevée » de
Schubert et Variations sur un thème de
Haydn de Brahms, les éclats des Symphonies
n° 101 et 102 de Haydn, les rutilances
de la Symphonie « italienne »
de Mendelssohn-Bartholdy, les polychromies de Till l’Espiègle et du Bourgeois
Gentilhomme de Richard Strauss, les chaleureuses Invitations à la Danse de Weber, ou les Deux épisodes du Faust de Lenau de Liszt. La palette expressive de
Markevitch est en fait infinie, tant il apparaît chez lui autant dans le
répertoire baroque, avec Haendel, Domenico Scarlatti quoique revu par Vincenzo
Tommasini, et Bach, dans le bel canto italien, avec des ouvertures de Rossini
et de Verdi au cordeau, l’Espagne de Manuel de Falla, la Finlande de Sibelius la
Hongrie de Bartók, l’Italie de Busoni ou l’Angleterre de Britten…
Au total soixante-cinq œuvres ou
extraits d’œuvres de trente-cinq compositeurs servis avec un art toujours
renouvelé servi par des orchestres de premier ordre, et réédités avec soin,
particulièrement les enregistrements d’origine soixante dix huit tours dénués
de toute opacité et bruits parasites.
Jean Martinon
Le coffret consacré à Jean Martinon
est plus homogène de son et de répertoire, puisqu’il ne réunit que des
enregistrements stéréophoniques réalisés en seulement huit ans, de 1968 à 1975,
au lieu de trente et un ans (1938-1969) pour Igor Markevitch, et
essentiellement des œuvres françaises des XIXe et XXe
siècles, négligeant néanmoins le compositeur Martinon.
Lors de la parution du coffret
anniversaire que Radio France a consacré à l’Orchestre National de France,
avait été relevée l’absence de tout témoignage de l’ère Martinon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/04/cd-80-ans-dorchestre-national-de-france.html),
malgré ses six années à la tête de la première phalange de Radio France (1968-1973)
après avoir quitté l’Orchestre Symphonique de Chicago où il avait succédé à
Fritz Reiner en 1963, période durant laquelle l’Orchestre National de l’ORTF
atteint avec lui un niveau jamais égalé. S’il manque ici les gravures qui n’ont
pas quitté les bacs des disquaires, du moins pour ce qu’il reste de cette dernière
profession, les Debussy, Ravel et Saint-Saëns, grâce à la fusion d’EMI et
d’Erato au sein du groupe Warner - comme quoi les regroupements industriels ne
sont pas toujours négatifs -, le coffret rassemble des enregistrements plus ou
moins rares, particulièrement ceux réalisés pour le label de Jérôme Garcin,
Erato, qui étaient depuis longtemps devenus introuvables. Ainsi, face au
célébrissime mais indispensable couplage Tragédie
de Salomé / Psaume XLVII de
Florent Schmitt où cette fois l’orgue n’a pas été oublié au mixage (contrairement au premier report CD qu’il m’avait été donné de critiquer lors
de sa parution pour feu le magazine Compact),
dirigé avec une dynamique et une théâtralité à couper le souffle, Martinon s’appuyant
sur la dextérité flamboyante de l’ONF.
Jean Martinon (1910-1976). Photo : DR
De retour en France, c’est en
effet presque exclusivement à la musique française que s’est attaché Jean
Martinon. Ainsi, parallèlement à Pierre Boulez à New York pour CBS, gravait-il avec le National le diptyque Symphonie fantastique / Lélio, ou le
retour à la vie op. 14 de Berlioz, avec une distribution de rêve, puisque, aux
côtés du comédien Jean Topart à la voix magnétique en récitant, se joignaient
Charles Burles, Nicolaï Gedda, Jean van Gorp, Marie-Claire Jamet, Michel
Sandrez et les Chœurs de l’ORTF. Plaisir également de retrouver les trois mouvements
symphonique Pacific 231, Pastorale d’été et Rugby ainsi que la Cantate de
Noël (avec Camille Maurane et Henriette Puig-Roget en solistes) d’Honegger, Escales, Ouverture de fête et Tropismes
pour des amours imaginaires d’Ibert d’un onirisme ensorceleur, la trop rare Symphonie en ut, une noire Péri, un vivifiant Apprenti sorcier, Polyeucte
et le prélude du deuxième acte d’Ariane
et Barbe-Bleue de Dukas, toutes œuvres où le souffle dramatique et la
palette infinie du coloriste Martinon excellent. Parmi ces fleurons réunis
dans ce coffret Martinon, relevons une Symphonie
n° 3 avec orgue avec Marie-Claire Alain un peu roide et surtout un Rouet d’Omphale de Saint-Saëns taillé au
scalpel, le Poème de Chausson avec
Itzhak Perlman et l’Orchestre de Paris, une Symphonie
de Franck d’une noblesse saisissante mise en regard des Variations symphoniques ayant pour
soliste Philippe Entremont, la Symphonie
espagnole de Lalo avec un « roi » David Oïstrakh distancié et un
Philharmonia que les micros éloignent curieusement. Le tout mis en résonance
avec des pages d’Aram Khatchatourian (Concerto
pour flûte avec Jean-Pierre Rampal), Tchaïkovski (Concerto pour piano n° 2 avec Sylvia Kersenbaum), Brahms (Ouverture tragique) et Schumann (Symphonie n°4), ces trois œuvres enregistrées
avec l’Orchestre mondial des Jeunesses musicales, Bartók avec un inédit de
taille, la suite du Mandarin merveilleux,
à l’instar du Tricorne de Falla avec la
soprano Michèle de Bris à la fois merveilleusement évocateur et plein de
panache côté instrumental…
Mais ce qui fait le prix de ce
coffret est la réédition en un seul bloc de la totalité des enregistrements d’origine
Erato, qui, dans leur grande majorité, n’étaient plus disponibles au disque depuis
fort longtemps. Ainsi des Roussel, tous plus indispensables les uns que les
autres, à commencer par les ballets Bacchus
et Ariane, Festin de l’araignée
et Aeneas, mais aussi les Symphonies n° 2 et n° 3, la Petite Suite et Pour une fête de printemps, des Pierné,
le ballet Cydalise et le chèvre-pied,
le Concertstück pour harpe et orchestre
avec Lily Laskine, et les Divertissements
sur un thème pastoral, des Poulenc, le Concert
champêtre pour clavecin et orchestre avec Robert Veyron-Lacroix et le Concerto pour orgue, cordes et timbales
avec Marie-Claire Alain. Ajoutez à cela, un hommage au centenaire Marcel
Landowski avec sa Symphonie n° 2 et
son Concerto pour piano n° 2 avec
Annie d’Arco. Au total, quarante-quatre œuvres de dix-neuf compositeurs…
Ces deux coffrets sont à acquérir
parce qu’indispensables tant ces deux chefs comptent parmi les plus grands du XXe
siècle et s’avèrent complémentaires, non seulement dans les programmes
proposés, mais aussi dans leur art, chacun apportant sa pierre à l’histoire de
la musique et à la conception de l’orchestre et de l’interprétation. D’autant
plus recommandables que le prix de chacun est plutôt modique.
Bruno Serrou
Igor Markevitch The Complete HMV
Recordings, 18 CD Erato 0825646154937 - Jean Martinon The Late Years
Erato and HMV Recordings 1968-1975, 14 CD Erato 0825646154975
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