lundi 14 mai 2012

Proposé vendredi par l’Ensemble Intercontemporain et les BBC Singers dirigés par Susanna Mälkki, « The Voynich Cipher Manuscript » de Hanspeter Kyburz est bel et bien un pur chef-d’œuvre du XXe siècle


Paris, Cité de la Musique, vendredi 11 mai 2012 
 Hanspeter Kyburz - Photo : DR
Sept ans après un premier rendez-vous, la Cité de la Musique a consacré une semaine durant une série de quatre concerts au compositeur Hanspeter Kyburz. Né le 14 mai 1960 à Lagos, Nigeria, de parents suisses dont il a adopté la nationalité, il a vécu, enfant, en Allemagne, puis en Autriche, où il a fait ses études de composition, et à Berlin, où il enseigne aujourd’hui la composition, après être passé par Paris, où il a séjourné un an à la fin de ses études, il est considéré à juste titre comme l’un des créateurs les plus significatifs de sa génération. « La Suisse, m’a-t-il confié en 2005, est pleine d’habitudes et de choses que je considère aujourd’hui en ethnologue. Lorsque je rends visite à mes parents, qui vivent dans les environs de Zürich, j’ai le sentiment de me trouver dans une contrée étrange. Formé en Allemagne, je me sais fils de cette culture, riche et complexe, qui m’a fortement influencé. Mais il m’a fallu m’en libérer, et mes études de philosophie et de musicologie avec Karl Dalhaus m’ont donné le “plus” nécessaire à la construction de ma propre personnalité. »

Hanspeter Kyburz s’est ainsi rapidement imposé sur le devant de la scène internationale par sa forte personnalité, alors qu’il n’a que peu écrit, ce jeune compositeur étant particulièrement exigeant avec lui-même.  « Je n’écris pas facilement, c’est l’horreur ! », convient-il en souriant. Tant et si bien qu’à cinquante-deux ans, il a moins d’un vingt-cinq œuvres à son catalogue. C’est principalement avec deux grandes partitions, Malstrom (1998) pour grand orchestre et, surtout, The Voynich Cipher Manuscript (1995) pour chœur mixte et ensemble, deux œuvres mues par le concept de spatialisation, qu’il s’est imposé parmi les créateurs qui comptent pour leur imagination et leur sens de l’inouï. « Ce qui gouverne ma pensée, me disait-il, est la complémentarité entre l’action et le savoir, conformément aux thèses développées dans les années 1980-1990 par les philosophes de l’école de l’université d’Erlangen fondées sur les sciences et leur évolution. Réuni autour de Paul Lorenzen, ce mouvement compte parmi ses membres Wilhelm Kamlah et mon ami Kulo Lorenz. » L’une des préoccupations centrales de Kyburz est l’élaboration de processus complexes qui, associés à des motifs revenant constamment pour former une périodicité, donnent une impression de stabilité alors qu’en vérité ils changent continuellement. 
 Extrait du manuscrit de Voynich - hoto : DR
Pour le second rendez-vous qu’elle a fixé à Hanspeter Kyburz, la Cité de la Musique avait choisi de mettre la création du compositeur suisse vivant en Allemagne en regard de celle de Robert Schumann. Dans ce cadre, l’Ensemble Intercontemporain a programmé son incontestable chef-d’œuvre The Voynich Cipher Manuscript qu’il avait déjà donné en ce même lieu voilà dix ans. Composée en 1995 pour vingt-quatre voix mixte et ensemble de dix-sept instrumentistes répartis dans l’espace, cette impressionnante partition s’inspire d’un manuscrit de deux cent trente deux pages découvert en 1912 par le bibliophile polonais émigré aux Etats-Unis Wilfrid Michael Voynich (1865-1930) dans un collège jésuite des environs de Rome. Bien que ce manuscrit soit impossible à dater et à déchiffrer, car écrit dans un alphabet codé, les illustrations fantastiques qui l’accompagnent, fleurs et épices inconnues, nymphes dans un vaste réseau de tuyaux et d’entonnoirs, constellations mystérieuses, incitent à penser qu’il s’agit d’un texte dans la tradition des traités perì phuseos décrivant une cosmogonie, tel le Timée de Platon, peut-être sur un mode fantastique. Kyburz en isole des séries de chiffres, recompose des mots latins ou anglais, insère trois poèmes archaïsants russes de Velimir Khlebnikov (1885-1922) traduits par le poète germano-roumain Oskar Pastior (1927-2006), à qui l’œuvre de Kyburz est dédiée, si bien que des ilots de sens se dégagent de la masse verbale qui demeure inintelligible. Le traitement du texte, qui associe parlé et chanté, situe The Voynich Cipher Manuscript dans la tradition des grandes partitions chorales de Bernd Alois Zimmermann et Luciano Berio, sentiment affermi par la spatialisation de l’ensemble instrumental, réparti autour de trois percussionnistes, et de l’ensemble vocal. Cette œuvre extraordinaire a littéralement scotché le public étrangement clairsemé qui assistait vendredi à son exécution pourtant remarquablement réalisée par un Ensemble Intercontemporain concentré et, surtout, par les magnifiques chanteurs des BBC Singers, tous dirigés avec non sans quelque rigidité par Susanna Mälkki.

En première partie du concert, les solistes de l’Intercontemporain ont offert de rares et pourtant fort belles pages du Robert Schumann de la dernière période, avec Alain Billard, Odile Auboin et Hidéki Nagano dans les quatre Märchenerzählungen op. 132 (Récits de contes de fées) pour clarinette en si bémol, alto et piano, dont l’interprétation un peu trop rigoureuse mérite d’être creusée et remise sur le métier. Tandis que les BBC Singers se sont magistralement imposés dans les Vier doppelchörige Gesänge op. 141 (Quatre Chants pour double chœur), recueil de Schumann d’une rare complexité d’écriture et d’exécution composé sur des poèmes de Friedrich Rückert (Aux Etoiles), Joseph Christian von Zedlitz (Une lumière incertaine et Confiance) et Goethe (Talismans). 

 Hanspeter Kyburz et Pierre Boulez - Photo : DR
Entre ces deux partitions, l’Intercontemporain a proposé la création française de la seconde version d’un sextuor de Kyburz composé en 2003 et dédié à Pierre Boulez, Réseaux pour flûte, hautbois, piano, harpe, violon et violoncelle. Des six minutes originelles, le compositeur suisse a tiré une œuvre d’un peu plus de vingt minutes aux colorations debussystes et, surtout, boulézienne, dont on retrouve les contours des deux Dérive. Abstraction faite d’un court tunnel à ses deux-tiers, l’œuvre est riche et inventive, et ne cesse d’étonner, prenant l’auditeur par la main pour le conduire à travers un méandre continu d’enchaînements, de fragmentations, de tempos et de nuances.
Bruno Serrou

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