Paris, Opéra Comique, samedi 19 mai 2012
C’est à Marco Stroppa, l’un des
compositeurs italiens les plus représentatifs de sa génération que l’Opéra
Comique, en association avec le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, l’Ensemble Intercontemporain,
l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) et le couple
de mécènes Françoise et Jean-Philippe Billarant, a commandé un opéra dont la
création prévue en juin 2011 a finalement été donnée onze mois plus tard.
Né à Vérone le 8 décembre 1959,
compositeur, pédagogue, chercheur, informaticien, Marco Stroppa se situe avec
Ivan Fedele, Luca Francesconi et Stefano Gervasoni dans la continuité créatrice des Luigi Nono, Luciano
Berio et Salvatore Sciarrino. A l’instar d’un Luigi Dallapiccola et d’un Nono, son
œuvre se fonde sur un authentique militantisme politique. Le sien plaide en
faveur d’une alternative altermondialiste et écologiste de la société et du
partage de la croissance vues comme les seules réponses possibles aux besoins
des hommes et de la planète. La complexité du style et l’exigence de l’écoute
sont chez lui au service d’un lyrisme typiquement transalpin qui séduit
l’auditeur même le moins averti. Professeur de composition au Conservatoire de
Stuttgart, c’est essentiellement à Paris, à l’Ircam dont il a dirigé le
département recherches en 1987-1990, qu’il a conçu son Re Orso, troisième opus lyrique après ses opéras radiophoniques Proemio en 1990 et in cielo in terra in mare en 1992. Depuis lors, il a approfondi ses
recherches sur l’expressivité de la voix parlée puis du chant, composant tout d’abord
pour chœurs dans l’esprit madrigalesque et des cultures extra-européennes,
avant d’en arriver à l’opéra, avec ce premier essai qui s’avère être une totale
réussite dans la fusion de la voix avec une musique tournée vers le rayonnement
du son dans l’espace.
Pour ce premier véritable opéra
qu’est Re Orso, Stroppa a porté son
dévolu sur un texte que son compatriote Arrigo Boito tira de la légende
politico-satirique éponyme. Le célèbre collaborateur de Giuseppe Verdi lui-même
compositeur conte dans ce poème dramatique paru en 1864 puis réédité en 1873,
1877 et 1902 la saga du terrifiant roi Ours qui régna sur la Crète au VIIIe
siècle et que seul un ver de terre a pu épouvanter. A partir de la symbolique
de l’animal à la force brute, Boito imagina un damné vautré dans la débauche et
le crime qui attend son châtiment. Après une introduction au cours de laquelle
le chœur expose les forfaits d’Orso, ce dernier se confronte au spectre du Ver
qui lui rappelle ses méfaits. Alors que l’on célèbre son mariage avec Oliba, il
massacre presque tout le monde sitôt qu’un Trouvère s’approche d’un peu trop
près de son épouse. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, le roi reconnaît ses
méfaits, mais n’obtient pas l’absolution de son confesseur. Il meurt
misérablement, hanté par les personnages de la première partie.
Cette critique acerbe et débridée
du pouvoir au sein d’une cour « en putréfaction, où la nature est morte »
(Boito) ne pouvait que séduire Stroppa. Avec la complicité du metteur en scène
Richard Brunel à partir du livret arrangé et entièrement versifié en italien par
Catherine Ailloud-Nicolas et Giordano Ferrari, Stroppa conçoit sa première œuvre
scénique telle une « fable musicale en forme de danse macabre » dans
laquelle les principaux chanteurs (Ours, son épouse Oliba, femme lunaire à
laquelle il s’est marié malgré elle, le Ver, un Bouffon souffre douleur, un
Frère corrompu) sont parfois dédoublés par un instrumentiste, particulièrement
le Trouvère, mi-homme (ténor léger) mi-machine (piano robotisé essayant de
chanter, tandis que la trompette lui est associée), la sonorité chaude de l’alto
pour le Ver, la volubilité de la clarinette pour la reine. Comme il est de plus
en plus courant aujourd’hui, le rôle du « méchant » est confié à un
contre-ténor. Ainsi, le Roi n’est-il pas ici un baryton, cela afin de souligner
l’absurdité de cet homme de pouvoir qui se prend pour Dieu tout en paraissant
ridicule aux yeux de sa cour.
« La partition, explique
Stroppa, se fonde sur les rythmes de l’italien et sur les nouvelles technologies
adaptées au chant. Opéra à numéros avec litanies, confessions et orgies,
chanteurs et solos de bravoure stylisant la danse », Re Orso a la
vivacité du Falstaff de Verdi. Stroppa a en outre été séduit par l’incroyable
kaléidoscope de rythmes et de couleurs suscité par le choix des mots et le jeu
entre les lettres du livret. « Par exemple, l’utilisation des noms des
deux personnages principaux, le Roi et le Ver. Dans Re Orso, précise le compositeur, on trouve non seulement une note
de musique (le ré) – composé d’un son
rugueux - suivi d’une voyelle claire (è)
– mais aussi une construction particulière du second mot. Si l’on enlève l’une
des deux consonnes, deux nouveaux termes naissent qui mettent en valeur le
caractère du personnage : ‘oro’ (sans s),
l’or, l’avarice ; ‘oso’ (sans r),
‘j’ose’, donc le sentiment décomplexé, l’arrogance aveugle de celui qui détient
le pouvoir. (…) En revanche, dans le Ver, ’Verme’, on trouve ‘me’ (‘moi’, affirmation
d’une identité précise), précédé par ‘ver’ (le vrai, la vérité). Ce personnage
nous dit, par son nom, qu’il représente la sincérité, toute jouée sur la même
couleur vocale claire (è), comme le
début de Re Orso. »
Réalisées à l’Ircam par Carlo
Laurenzi avec le conseil scientifique de Jean Bresson, les transformations vocales
et instrumentales, les sons de synthèse transfigurent la matière musicale, le
tout magnifié par une spatialisation, qui éclate l’œuvre à travers l’espace de
la salle Favart, dont l’acoustique se trouve soudain transfigurée. Une fois n’est
pas coutume, l’amplification de la voix ne nuit en aucune façon à son timbre
naturel – à de rares exceptions près pour les personnages du Roi et d’Oliba à
qui il est demandé de quitter leurs registres naturels pour émettre des sons
suraigus –, si bien que les chanteurs restent constamment crédibles, dans la
vérité sonore du théâtre lyrique, car, tout en tirant profit de l’effet
microscope de l’informatique et de l’amplification, celles-ci permettent aux
chanteurs d’utiliser toute leur palette expressive, y compris dans les dynamiques
les plus fines, mais aussi au metteur en scène de placer les personnages n’importe
où sans craindre de les obliger à forcer leur voix. Tous les rôles principaux
ont leur air de bravoure, dans la pure tradition belcantiste italienne.
L’informatique, quasi exclusive
dans la seconde partie de l’opéra d’où l’orchestre est absent, est entièrement
écrite, ainsi que l’ensemble des interactions entre les instruments acoustiques
et l’électronique, qui suit les tempos du chef avec la souplesse d’un musicien.
Réparti entre onze musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, l’instrumentarium
acoustique est constitué de bois (hautbois, clarinette en si bémol/clarinette
contrebasse, basson), cuivres (cor en fa, trompette en si bémol, trombone ténor-basse
munis de diverses sourdines), violon, alto, violoncelle et contrebasse jazz, et
un accordéon qui apparaît dans les dernières minutes de l’œuvre, tandis qu’est
associé à l’ensemble un clavier numérique. L’écriture instrumentale met à
contribution toute la palette des modes de jeux, du glissando au cluster en
passant par micro intervalle, slap,
pizzicato « Bartók », tremolo dental, émission diphonique du son,
etc.), qui suscitent toute une gamme de timbres et de superpositions de tempos,
de contrepoints et de rythmes (notamment de jazz , ragtime et tango) d’une infinie
variété qui accompagne et commentent le parcours des chanteurs. L’électronique
est si bien intégrée à l’œuvre que le metteur en scène, Richard Brunel, a su
efficacement tirer profit de la grande colonne sonore qui surplombe et meuble
le centre du plateau intelligemment exploitée comme élément de décor par Bruno
de Lavenère. Permettant aux chanteurs et aux comédiens de s’égayer du plateau
jusqu’à la fosse en passant par le cadre de fosse, cette scénographie est constituée
d’un rideau délimitant la scène dont la matière prend diverses consistances selon
les subtils éclairages de Laurent Castaingt. Un bloc de pierre évoquant un
tombeau se lève avec le rideau pour révéler un lit auquel semble attachée Oliba.
Ce bloc se transformera bientôt en table avant de recouvrer sa symbolique initiale
de tombeau.
En tête de la superbe
distribution réunie pour la création de ce Re
Orso, le contre-ténor Rodrigo Ferreira, qui remplaçait Brian Asawa, est un
Ours impressionnant colosse aux pieds d’argile à la voix chaude, puissante et
colorée, Monica Bacelli, Ver merveilleusement chantant, a la voix charnelle au
timbre de braise, et Marisol Montalvo est une reine Oliba et une courtisane d’une
dignité et d’une noblesse touchante. Alexander Kravets (Trouvère, courtisan),
Geoffrey Carey (Papiol, bouffon), Piera Formenti, Daniel Carraz et Cyril Anrep
(courtisans) complètent remarquablement l’équipe de chanteurs. Intégrés à la
mise en scène, les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain se propagent sur
le plateau au cours du
grand capharnaüm qui préside la mort de roi. Susanna Mälkki, leur directrice musicale qui les dirige ici, reste un peu plus longtemps au pupitre de chef, persistant à diriger les chanteurs la tête longuement recouverte de la capuche du confesseur du roi. Dans la seconde partie, les musiciens sortent de scène. Les chanteurs ne sont plus dès lors accompagnés que par des sons électroniques, et, plus brièvement, par un accordéon. Tous les intervenants, du compositeur aux choristes, participent à la réussite d’ensemble de cette première production d’un opéra qui a tous les atouts pour connaître le succès et qui incite à souhaiter que Marco Stroppa livre au plus vite une nouvelle partition scénique.
Bruno Serrou
Photos : Elisabeth Carecchio/Opéra Comique (sauf photo de Marco Stroppa - DR)
I saw that creation and I think it is very interesting. By me the greatest star as usually was Monica Bacelli. Ferreira did not make a great impression and was beyond compare with her. The others - good but average.
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