Œuvre exigeante et poétique, Sombras (Ombre, Obscurité) d’Alberto Posadas est un cycle de cinq pièces pour
soprano, clarinette et quatuor à cordes composé entre 2010 et 2012. L’ensemble
a été créé le 26 avril 2013 au Festival de musique de chambre contemporaine de
Witten (Allemagne) en l’église Saint-Jean (Johanneskirschen). Auteur de
plusieurs quatuors à cordes, dont les cinq qui constituent Liturgia fractal créés en 2008 au Festival Musica de Strasbourg, le
compositeur espagnol né en 1967 (voir interview https://brunoserrou.blogspot.fr/2017/06/alberto-posadas-entretien-avec-le.html)
s’attache cette fois aux ambiguïtés de l’ombre. Chaque volet a été créé
séparément entre 2010 et 2013. Elogio de
la sombra (Eloge de l’ombre) le
16 septembre 2012 en l’abbaye de Royaumont par le Quatuor Diotima, Tránsito I (Transition I) le 26 avril 2013 à Witten
par la soprano Sarah Maria Sun et Franck Chevalier, La tentación de las sombras
(L’attrait des ombres) le 14 novembre
2011 à Madrid Salle de musique de chambre de l’Auditorium National par la
soprano colorature Caroline Stein et le Quatuor Diotima, Tránsito II le 26 novembre 2013 à Witten par
la soprano Sarah Maria Sun et le clarinettiste Carl Rosman, enfin Del reflejo de la sombra (Du reflet de l’ombre) le 16 octobre 2010
au Festival de Donaueschingen par Alain Billard et le Quatuor Diotima.
Les cinq pièces tournent autour
de la notion d’ombre en tant que référence poétique et géométrique qui
constitue chacun l’un des trois formants d’un cycle conçu par le compositeur
sous l’impulsion du Quatuor Diotima. A l’instar des deux Nachtstück de la Septième
Symphonie de Gustav Mahler, les deux Tránsito forment des intermèdes de sept minutes confiés
à deux duos pour soprano, le premier avec alto, le second avec clarinette, réunissant
trois grands volets d’une vingtaine de minutes chacun, le premier pour quatuor
à cordes, le deuxième pour quatuor à cordes et soprano, le dernier pour quatuor
à cordes et clarinette basse. Dans ce cycle, Posadas propose des œuvres reposant
à la fois à des concepts de mathématiques et sur la dimension littéraire, deux
faces d’un imaginaire qui lui est propre et qui suscitent une forte
expressivité. Ainsi, le quatuor Elogio de
la sombra s’inspire du texte Ispita
umbrelor (Tentation d’ombres)
tiré du Livre des leurres du
philosophe roumain Emil Cioran, titre repris par Posadas pour la page centrale
de son cycle. Elogio de la
sombra est une partition
d’une envoûtante maîtrise formelle, oscillant entre une intensité volcanique et
une assurance immatérielle assurance, et par la virtuosité d’une écriture extraordinairement
brillante, aux arêtes vives, d’une luminosité blafarde, dont les sonorités très
aiguisées jouent avec différents niveaux de saturation. Ces vingt
premières minutes imposent la puissance de la création de ce magnifique compositeur
fasciné par les mathématiques dont la musique est pourtant charnelle et
extraordinairement expressive. D’un souffle et d’un onirisme singulier, l’intense quintette pour soprano
et cordes La tentación de las
sombras (L’attrait des ombres), à l’instar du Quatuor à cordes avec soprano op. 10 d’Arnold
Schönberg, convie la voix au centre du quatuor, cette fois non pas sur un
poème de Stefan George mais sur un texte roumain d’Emil Cioran confié à une
soprano colorature merveilleusement tenu par la cantatrice allemande Sarah Maria Sun. La voix toujours
conductrice et éminemment tendue semble se propager dans l’espace du quatuor
qui tisse autour d’elle un réseau de sonorités fragmentées. Le cycle se
conclut sur le vigoureux quintette pour clarinette basse et cordes Del reflejo de la sombra, joué avec
dextérité par le clarinettiste britannique Carl Rosman. Les Diotima donnent de
ces pièces qu’ils ont inspirées une interprétation tendue au cordeau,
vaillante, précise et lumineuse, se jouant des difficultés du jeu avec une
époustouflante adresse tout en exaltant les beautés sonores et la densité du
discours avec un naturel confondant, Posadas exploitant des techniques parfois
inouïes mais toujours utilisées à bon escient, avec cales, plectres glissés
entre les cordes, course particulière des archets, doigtés originaux, etc.,
suscitant des sonorités particulièrement originales. Les deux Tránsito
convoquent la voix, associée à deux instruments aux sonorités veloutées, l’alto
de l’altiste du Quatuor Diotima, Franck Chevalier, et la clarinette de Carl
Rosman. La première « transition » amène dans l’ombre de l’alto la
soprano, qui sort de derrière l’un des deux panneaux placés derrière le quatuor
d’archets avant de commencer à vocaliser alors qu’elle est encore cachée, puis
s’approche peu à peu des instrumentistes pour se joindre à eux dans La tentación de las
sombras. Le
quintette terminé, le son de la clarinette émerge du fond de la salle de
concert pour la seconde « transition » dans un dialogue avec la
soprano, qu’il invite à s’effacer derrière le second panneau où sa voix s’éteint
peu à peu tandis que le clarinettiste se joint au quatuor à cordes pour clore
le cycle dans Del reflejo de la
sombra.
Le compositeur castillan réalise cette œuvre d’une heure un quart de façon
si personnelle et si sensible que l’auditeur ne peut qu’être touché par la
force et la cohérence de sa musique. Si bien que rester dans l’ignorance de la
technique d’écriture est tout à fait possible, voire souhaitable. De forme
cyclique, les cinq pièces construites de façon à former contraste tout en étant
complémentaires s’épanouissent dans un univers sonore et rythmique d’une
richesse et d’une vivacité peu ordinaires. Rien de convenu ici, mais tout
semble aller de soi, proportions, équilibre, densité du discours, originalité
des textures, quête sonore… Cette musique séduit, fascine, surprend à tout
moment, bouscule l’écoute. Magistralement interprétés par un Quatuor Diotima et
deux invités au nuancier infini et à la virtuosité d’une assurance à toute
épreuve, ce disque est à connaître absolument.
Bruno Serrou
1CD. Quatuor Diotima Collection. Sarah Maria Sun (soprano), Carl Rosman
(clarinette), Quatuor Diotima, Alberto Posadas, Sombras. Durée : 1h15mn49s. Enr. : 2014. Naïve V 5442
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