Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Samedi 18 novembre 2023
Bien que conventionnelle, La Flûte enchantée de Wolfgang
Amadeus Mozart présentée par le Théâtre des Champs-Elysées séduit par la
conception de François-Xavier Roth qui, pour sa première approche du pénultième
ouvrage lyrique de Mozart, dirige avec une grâce souveraine son orchestre Les
Siècles historiquement informé dont il tire des textures aériennes et colorées,
tandis que la mise en scène de Cédric Klapisch sans temps morts, respectueuse et
limpide malgré les dialogues français actualisés, surprend par son humilité
pour les débuts du cinéaste à l’opéra
A titre
personnel, étant sur mon propre support, j’avoue que chaque Flûte enchantée que je voie me ramène systématiquement
à celle que l’immense Ingmar Bergman a tournée pour le cinéma dans le petit
théâtre baroque suédois de Drottningholm sorti en salles à l’automne 1975. Pour sa
première production lyrique, le réalisateur, scénariste, producteur français à
succès « césarisé » Cédric Klapisch défait adroitement la Flûte enchantée de ses attributs les plus ésotériques pour se concentrer
sur l’humanisme, le féerique candide en proposant une méditation plus ou moins métaphysique
et ingénue sur l’humanité et la nature, la vie et la mort, à l’instar de l’élan
humaniste et populaire qui a gouverné l’esprit des concepteurs de l’œuvre, tout
en lui donnant un tour contemporain auquel le public adhère volontiers, dans
des dialogues couleur du temps conçus par le metteur en scène, par exemple
lorsque Papagena demande à Papageno de se « comporter en homme » et
qu’il lui répond que « cette injonction est complètement genrée. J’hallucine ! », et
autres allusions à la gérontophilie et au consentement amoureux…
Pensée par ses concepteurs, Wolfgang Amadeus Mozart, le compositeur signant ici son pénultième ouvrage scénique, et Emanuel Schikaneder, son ami librettiste, pour le théâtre populaire, la Flûte enchantée ouvre à toutes les fantaisies, des plus chargées en symboles maçonniques plus ou moins abscons jusqu’aux plus délirantes. A la fois binaire et triangulaire, alliant poésie, rêve, effroi, légèreté, profondeur, vie et mort intimement imbriqués, cette œuvre est aussi trop souvent rattachée à l’ésotérisme. Or, ce que donne à voir le Théâtre des Champs-Elysées déleste plus ou moins l’œuvre la plus prisée de Mozart de son fatras néo-maçonnique dans une mise en scène que l’on eût espérée plus téméraire du cinéaste populaire Cédric Klapisch, auteur notamment des films Le Péril Jeune et L’Auberge espagnole. Ici, point de triangles, d’équerres et autres pyramides. Ce délestage de symboles est bienvenu, mais pour un premier ouvrage lyrique d’un réalisateur de renom il était plausible d’espérer davantage d’audace et une vision à la fois plus large et intériorisée.
Plutôt que d’éviter les pièges des relents de misogynie d’un texte né à la fin du XVIIIe siècle et de racisme dans les rejets que suscite le personnage de l’odieux Monostatos, Klapisch insiste sur ces aspects pour mieux les déconsidérer en les soulignant, se faisant le plus didactique possible en insistant sur la dualité du sujet qui oppose l’univers de la Reine de la Nuit, celui de la nature clairement défini avec les pétales de fleurs qui tombent des cintres lorsqu’elle chante entourée d’arbres bleu-nuit et se meut au milieu d’une forêt verdoyante, et le monde des humains, celui de Sarastro, personnifié dans la scénographie de Clémence Bezat par des apparitions de bibliothèque, de gaines électriques et de tunnels de métro, et à la scène ultime, avec ce décor symbolisant le monde nouveau plus ou moins inspiré du film Metropolis de Fritz Lang crument éclairé et colorisé, tandis que les costumes de Stéphane Rolland et Pierre Martinez participent aussi à la dualité du propos, Tamino, ainsi que les trois enfants, étant constamment en rouge, qu’il soit sous l’emprise de la Reine de la Nuit, qui a le haut du visage rouge, à l’instar de ses trois Dames et de sa fille Pamina, ou vainqueur des épreuves initiatiques que lui aura imposées Sarastro, tandis que la Reine de la Nuit et son ex-époux Sarastro sont en blanc tendant à une couleur métal argenté, et l’oiseleur Papageno a les yeux cernés de noir-suie et porte des plumes couleur arc-en-ciel, les deux univers antagonistes étant finalement réunis dans la scène ultime.
Mue par la direction d’acteurs au cordeau d’un authentique réalisateur de film, Cédric Klapisch, et par la magnétique geste musicale instaurée par François-Xavier Roth, la distribution est particulièrement équilibrée. L’excellent ténor français Cyrille Dubois campe de sa voix généreuse et large un Tamino solide et rayonnant d’humanité, la soprano suisse Regula Mühlemann est de sa voix souple aux aigus éclatants une brûlante Pamina, le baryton lyonnais Florent Karrer, voix ferme et richement colorée incarne un Papageno terrien, à la dois volontaire et dubitatif, la soprano française Catherine Trottmann une Papagena passant avec aisance de la voix détimbrée de vieille et pétulante dame à celle de frêle et pétillante jeune femme, la soprano polonaise Aleksandra Olczyk assure avec vaillance les terribles vocalises de la Reine de la Nuit, malgré un suraigu serré dans les enchaînements les plus haut perchés, tandis que ses trois Dames (la soprano néerlandaise Judith van Wanroij et les mezzo-sopranos françaises Isabelle Druet et Marion Lebègue) aux timbres bien différenciés assurent leur partie avec allant, le Sarastro de la basse française Jean Tietgen manque dès l’abord d’assise harmonique dans la voix, mais, sans égaler ses illustres aînés Martti Talvela ou Gottlob Frick, trouve peu à peu, la voix s’échauffant, les capacités d’atteindre les graves abyssaux requis par la partition, sa bête noire Monostatos est tenu par le ténor Marc Mauillon (également baryton), qui semble prendre un grand plaisir à tenir ce rôle qui inspire à la fois rejet et pitié, donnant à sa voix ampleur et fièvre tout en restant constamment juste et clair.
A la basse Ugo Rabec et au ténor malgache Blaise Rantoanina aux timbres à la fois clairement définis et fusionnels sont confiés les rôles des deux prêtres et des deux hommes d’armes, tandis que celui du narrateur revient au baryton autrichien Josef Wagner. Tenus par des adolescentes solistes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, les trois enfants anonymes ont des timbres qui s’associent tout en demeurant bien différenciées, mais les voix trahissent une fatigue en bout de parcours. Spatialisé à travers la totalité des espaces offerts par le Théâtre des Champs-Elysées, se déplaçant à tous les étages de la salle, l’excellent chœur Unikanti est à lui seul un personnage polymorphe, acteur du spectacle.
Dans la fosse, l’orchestre Les Siècles, qui joue sur instruments de la fin du XVIIIe siècle, est en son entier le véritable deus ex machina de la production, un passionnant personnage protéiforme, François-Xavier Roth lui donnant une consistance solaire, des textures aérées, enluminées, vivifiantes, respirant large, vivifié par une rythmique magnétique, une carnation moelleuse qui se déploie tel un tapis sonore délicieusement fruité, vaillant, tendre, en un mot frétillant tel un être de chair et de sang.
Bruno Serrou
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