Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Dimanche 29 et lundi 30 octobre 2023
Il est des concerts qui vous conduisent à vous remettre vous-même en
question. Les deux concerts-monographiques qu’ont proposé l’éblouissant trio
Philadelphia Orchestra / Daniil Trifonov / Yannick Nézet-Séguin sont de
ceux-là, me faisant personnellement remettre sur le métier mes a priori
amoncelés depuis toujours à l’égard des symphonies de Serge Rachmaninov…
Avant tout propos, s’il est une phalange symphonique légitime dans ce répertoire, c’est assurément celle de la métropole pennsylvanienne, la sixième ville des Etats-Unis d’Amérique. Il était donc naturel que le cent-cinquantenaire du compositeur russe émigré en novembre 1918 aux Etats-Unis, où il s’installa tout d’abord à New York, incite l’Orchestre de Philadelphie à lui consacrer sa tournée européenne à l’occasion du siècle et demi de sa naissance à Starorussky Uyezd (Novgorod) et du quatre-vingtième anniversaire de sa mort à Beverly Hills (Californie). En effet, la relation privilégiée de Rachmaninov avec l’orchestre de Philadelphie a pour origine la profonde amitié que lie le compositeur-pianiste à son directeur musical, le chef britannique d’origine polonaise Leopold Stokowski (1882-1977), directeur musical de la phalange de 1912 à 1936, à qui est dédiée la deuxième œuvre composée aux Etats-Unis après le Concerto n° 4 pour piano et orchestre, Trois Chants Russes op. 41 en 1926, les deux partitions étant créées le même soir à Philadelphie, la première étant reçue froidement, la seconde connaissant un immense succès… Les deux concerts étaient donnés en leur première partie avec en soliste l’immense pianiste russe Daniil Trifonov.
Le programme de dimanche était un peu plus consistant que celui de lundi, bien qu’il ne compte que deux opus au lieu de trois. C’est avec l’ultime concerto que Rachmaninov consacra à son instrument, Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol mineur op. 40 de 1925-1926 mais ébauché en Russie en 1911, et créé le 18 mars 1927 par le compositeur en soliste, l’Orchestre de Philadelphie étant dirigé par Leopold Stokowski, que Daniil Trifonov et l’orchestre de la création de l’œuvre ont ouvert le premier de leurs deux concerts parisiens. Un concerto polymorphe auquel le compositeur eut le plus grand mal à donner une unité qui le satisfasse, puisqu’il le révisa par deux fois après sa création, en 1928 puis en 1941, et qui reste aujourd’hui encore le moins programmé des quatre concertos de Rachmaninov. Daniil Trifonov, ses longs doigts courant sur le claviers sans le toucher vraiment mais les effleurant plutôt de son toucher aérien en en tirant des sonorités pleines, charnues, ardentes comme de la braise, a réussi à lui donner une saisissante unité, d’un onirisme singulier et exaltant une densité expressive fantastique et son chromatisme hardi, se plaisant à en souligner l’extrême diversité rythmique, y compris la pulsation puisée dans le jazz, tirant de son Steinway des sonorités incandescentes dans un dialogue fougueux et onirique avec les soli et les tutti de l’orchestre états-unien dirigé avec délectation par un Yannick Nézet-Séguin enthousiaste se plaisant à un échange enjoué avec son soliste. A noter que l’effectif des cordes était particulièrement fourni, avec seize premiers violons et le reste à l’avenant, soit soixante archets… Restant dans le climat du concerto, Daniil Trifonov a donné en bis un standard I Cover the Waterfront d’après Johnny Green (1908-1989) dans l’arrangement d’Art Tatum (1909-1956) de 1949 - j’ai cru pour ma part identifier celui qu’Erroll Garner (1921-1977) avait réalisé la même année 1949... En second bis, le pianiste russe est retourné à Rachmaninov, avec la Vocalise extraite des 14 Romances op. 34 dans l’arrangement pour piano seul.
Le plat de résistance était la plus développée de trois symphonies de Serge Rachmaninov, la Deuxième en mi mineur op. 27 composée en 1906-1907 et créée à Saint-Pétersbourg le 26 janvier 1908 sous la direction du compositeur. Cette œuvre que j’ai toujours vécue personnellement comme indigeste a été interprétée avec une telle variété de ton, de couleurs, de rythmes, d’alliages de timbres, une telle densité lyrique que je ne peux que confirmer que seuls les fous ne changent pas d’avis… Je n’avais jamais entendu une interprétation aussi éblouissante que celle proposée dimanche par Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre de Philadelphie, qui, de toute évidence, a la musique de Rachmaninov dans son ADN. La ferveur hallucinante de la conception du chef canadien et l’engagement de haut vol de la phalange états-unienne, la beauté surnaturelle des timbres de tous ses pupitres, les sonorités rutilantes de ses bois et de ses cuivres ont exalté cette partition que j’ai toujours ressentie jusqu’à dimanche comme grise, plane, longue, sans ressorts, en un mot indigeste. Aucune approche n’avait su me convaincre, au concert comme au disque. Cette fois, ç’aura été la révélation, enfin, et je suis heureux d’avoir su persévérer…
Lundi soir, le second concert monographique Rachmaninov de l’Orchestre de Philadelphie, de son directeur musical Yannick Nézet-Séguin et de leur invité Daniil Trifonov a débuté avec la même Vocalise op. 34 n° 14 que Trifonov a donnée en bis la veille, mais cette fois dans la version pour orchestre, dont rien moins que soixante instruments à cordes, que l’on retrouvait également dans l’œuvre concertante qui a suivi.
Cette seconde soirée Rachmaninov était placée sous le signe du Dies Irae, thème conducteur des deux oeuvres programmées. Certes, pour le cent-cinquantenaire de la naissance de Serge Rachmaninov, il eût été bienvenu de proposer une œuvre pour piano et orchestre plus développée et tout aussi populaire que celle retenue, mais la Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 composée en 1934 ne démérite pas, bien au contraire. Il s’agit en effet d’une œuvre parmi les plus significatives du genre. Cette programmation est d’autant plus justifiée dans le cadre de ces concerts qu’elle aussi a été, à l’instar du Quatrième Concerto, créée par l’Orchestre de Philadelphie, toujours sous la direction de Leopold Stokowski et avec le compositeur au piano, cette fois à Baltimore le 7 novembre 1934. Ecrite sur le thème de l’ultime et plus fameux des 24 Caprices pour violon de Niccolo Paganini, l’œuvre est construite en un seul tenant. Il s’agit néanmoins d’une suite de trois mouvements à la façon d’un concerto constituée de vingt-quatre variations, chiffre correspondant au numéro d’ordre du morceau dans lequel le thème a été puisé par Rachmaninov. Comme il l’avait déjà fait à six reprises, le compositeur-pianiste exploite ici pour la septième fois la séquence médiévale du Dies Irae qui évoque la colère divine intégrée dans la messe des morts du rite catholique, le virtuose compositeur Rachmaninov rendant hommage au virtuose compositeur Paganini connu sous le sobriquet de « violon du diable ». Daniil Trifonov, transcendant, à la fois virtuose, aérien, poétique, souple, généreux, en un mot brillant et confondant de facilité naturelle, d’élégance se situe sur des cimes que l’on pourrait croire inatteignable s’il n’était pas là… En bis, le pianiste russe est resté dans la création de Rachmaninov, en offrant au public enthousiaste le Prélude en mi bémol mineur op. 23/9 au chromatisme complexe joué presto avec une remarquable dextérité.
Bruno Serrou
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