Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 9 novembre 2023
Hôte privilégié de la Philharmonie de Paris où il se produit plusieurs fois
par saison, présence parfaitement justifiée à voir la salle Pierre Boulez tendre
de plus en plus à se faire trop exiguë pour satisfaire les demandes de places
d’un public toujours plus nombreux à chacune de ses apparitions, Alexandre
Kantorow conforte à chacune de ses apparitions ses éblouissantes qualités qui
ne cessent de s’épanouir, ce qui en dit long sur l’immense potentiel de ce
musicien de vingt-six ans.
Alexandre Kantorow est vraiment LE grand pianiste français de sa génération : un immense artiste d’une sensibilité exceptionnelle. Un véritable magicien du son, magistral de musicalité, de lyrisme, de technique, de fluidité sonore, un maître authentique indépendamment de son jeune âge. Un récital à la Philharmonie de Paris donné dans le silence impressionnant tant la salle était archicomble pour un fabuleux voyage onirique. Son récital d’hier a été impressionnant de sortilèges sonores et de poésie ensorceleuse dans un programme intelligemment pensé dans lequel son jeu et sa virtuosité naturelle lui ont permis d’exprimer avec une infinie variété de ductiles nuances et des couleurs au spectre ample et féerique, suscitant une véritable alchimie de musicalité exaltée par une technique étourdissante. Ainsi servies, les œuvres du programme ont dégagé une grande humanité. Interprété avec élégance et un sens des nuances ahurissant, rehaussé par un toucher aérien et varié de doigts de magicien, l’émotion a été à son comble, motivant une écoute quasi religieuse.
Remarquablement élaboré comme de coutume, le programme proposé par Alexandre Kantorow couvrait presque un siècle de musique de la « Mittle Europa », de 1826 à 1908, commençant et finissant sur des pages de Johannes Brahms, qui ouvrait la soirée sur la première de ses deux Rhapsodies pour piano op. 79 de 1879, celle en si mineur (agitato), tour à tout véhémente, mystérieuse et suprêmement chantante avec une main gauche sonnant comme un violoncelle, pour se conclure sur la rare adaptation du maître de Hambourg de la Chaconne en ré mineur tirée de la Partita pour violon BWV 1004 de Johann Sebastian Bach, transcription pour la main gauche extraite des Cinq Etudes pour le piano Anh. 1a/1 de 1877. « La Chaconne, écrivait Brahms, est à mon avis l’une des pages les plus merveilleuses et les plus mystérieuses de la musique. Utilisant une technique adaptée à un petit instrument, Bach décrit les pensées les plus profondes et les sentiments les plus puissants. Si je pensais m’imaginer écrire, ou même concevoir une telle pièce, je suis convaincu que l’extrême excitation et la tension émotionnelle m’auraient rendu fou. Mais elle incite assurément à s’en occuper d’une façon ou d’une autre. Il n’y a qu’une seule manière pour moi d’obtenir une joie pure de ce morceau, bien que sur une échelle petite et seulement approximative, et c’est lorsque je la joue avec la seule main gauche… La même difficulté, la nature de la technique, le rendu des arpèges, tout concourt à me donner l’impression d’être un violoniste ! » La jouant avec une limpidité et une agilité saisissantes, Kantorow a donné de cet arrangement à la fois gravité et concentration.
Entre les deux ouvres-cadres, le programme passait par la Hongrie, avec deux partitions pour piano du plus Allemand des Hongrois, Franz Liszt, Chasse-neige, dernière des douze Etudes d’exécution transcendante dans laquelle Kantorow a exalté son toucher aérien et les déferlements de vélocité et de puissance, et La Vallée d’Obermann extraite de la première des Années de pèlerinage (Suisse) dans laquelle le jeune pianiste a démontré sa grande sensibilité en donnant à ces pages leur mélange d’enivrement, de douleur et d’apaisement avec un naturel confondant. Pour clore la première partie de ce récital, Alexandre Kantorow a choisi le premier opus officiellement reconnu Béla Bartók, Hongrois pur jus, la Rhapsodie op. 1 Sz 26 BB 36a de 1904 œuvre pivot du compositeur, puisque à la fois il reste encore sous l’influence de son aîné Liszt et ses tournures d’esprit tzigane se tourne vers la musique traditionnelle transylvanienne, ce que Kantorow a mis clairement en évidence, des jouant des contrastes avec une facilité déconcertante ainsi que des vastes accords d’une grande complexité et des longs arpèges subtilement ornés, faisant chanter l’Adagio et faisant trépider la seconde partie de l’œuvre (Poco allegretto).
Le morceau de roi de la soirée était une fabuleuse Sonate pour piano n° 1 en ré mineur op. 28 de Serge Rachmaninov, véritable page d’anthologie sous les doigts d’Alexandre Kantorow. Composée en 1907-1908, cette œuvre d’une quarantaine de minutes en trois mouvements est en fait un grand poème pour piano seul évoquant successivement à l’instar de la Faust Symphonie de Liszt les personnages centraux du Faust de Goethe, Faust, Marguerite et Méphistophélès, bien que Rachmaninov n’aie pas publié de programme sous-jacent, et l’on y trouve déjà le thème grégorien du Dies Irae qui hante la création entière de Rachmaninov. De caractère symphonique et programmatique, le piano sonne dans cette première des deux sonates de Rachmaninov de façon foisonnante, tel un immense orchestre aux couleurs polychromes, charnues, rutilantes. Incontestable poète du piano, Alexandre Kantorow a donné de cette grande partition tout ce qu’elle contient d’onirisme, de drame, de tragique, de grandeur, de vélocité, prenant l’auditeur par la main pour ne plus le lâcher au plus profond des âmes des personnages et des paysages, comme à livre ouvert, donnant de chaque page tout ce qu’elle contient de charme, de beauté, d’élévation, de tourment, d’allégresse, d’intériorité, au point que le temps a semblé comme suspendu dans l’éternité…
Toujours généreux dans ses bis, Alexandre Kantorow a offert la paraphrase de Franz Liszt sur l’air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix » de l’opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns et le finale de l’Oiseau de feu d’Igor Stravinski.
A noter que la Philharmonie de Paris accueille de nouveau Alexandre Kantorow mercredi prochain 15 novembre pour le Concerto pour piano n° 5 « L’Egyptien » de Saint-Saëns avec l’Orchestre de Paris dirigé par Klaus Mäkelä.
Bruno Serrou
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