Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des concerts. Samedi 4 novembre 2023
C’est un programme naturaliste qu’a proposé samedi dernier l’Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, avec des œuvres chantant la botanique et deux autres le monde animal. Loin de l’ « esprit du temps » du titre donné à la soirée qui fait que l’inventivité est vouée aux gémonies en faveur du consensus stérile, ce concert a maintenu en éveil du début à la fin l’intérêt de l’écoute tant il s’est trouvé d’invention, de quête d’inouï.
En effet, deux œuvres supérieurement inspirées de l’Australienne Liza Lim encadraient une pièce magique de l’Allemand Enno Poppe. L’inventivité des alliages sonores, des rythmes, de l’écriture, du jeu, des fondus entre instruments étaient au rendez-vous, cela devient pourtant si rare en cette époque où la « création » musicale se fait si tristement consensuelle, sans hardiesse ni imagination.
Dirigeant avec beaucoup d’élégance et une précision extrême, Enno Poppe
a de toute évidence conquis les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, qui
a brillé de tous ses feux, jouant avec un plaisir communicatif, au point d’emporter
le public en des mondes aux paysages et aux atmosphères cesse renouvelés.
C’est avec Spirit Weapons (Armes spirituelles) de Liza Lim (née en 1966) que le concert s’est ouvert. Il s’agit en fait d’un diptyque tiré d’une composition de vaste dimension intitulée Machine for Contacting the Dead (Machine pour entrer en contact avec les morts, 1999-2000) pour vingt-sept musiciens commandée par l’Ensemble Intercontemporain à l’occasion d’une exposition d’instruments de musique chinois anciens découverts dans la tombe du Marquis Yi de Zeng datant de plus de deux mille quatre cents ans et créée le 4 novembre 2000 au Centre Pompidou à Paris. Le volet initial de cette partie est une longue et remarquable mélopée pour violoncelle seul taillée telle une lame acérée de couteau, interprétée avec justesse, empressement et une précision diabolique par Éric-Maria Couturier jouant de son instrument tel un athlète d’art martial, tandis que la seconde partie est confiée à un quatuor réunissant clarinette contrebasse (Alain Billard) et trois percussionnistes Gilles Durot, Aurélien Gignoux, Samuel Favre) qui reprennent au ralenti des fragments du matériau exposé au violoncelle tel un méta-instrument aux résonances inouïes.
La seconde pièce de Liza Lim, The Tailor of Time (Le tailleur du temps) occupait la totalité de la seconde partie de la soirée. Créée voilà à peine plus d’un mois, le 25 septembre 2023, au Festival Musica de Strasbourg par les mêmes interprètes de l’Ensemble Intercontemporain, co-commanditaire de l’œuvre, mais sous la direction de Pierre Bleuse, son directeur musical, cette partition de près d’un demi-tour d’horloge est dédiée à Joséphine Markovits, la chargée de programmation musicale du Festival d’Automne à Paris depuis 1972, année de la création de la manifestation par Michel Guy. Le titre de la partition provient de la poésie du mystique soufi persan du XIIIe siècle Jalaî al-Din Muhammad Rûmi aux élans nostalgiques emplis de désir, de confusion et d’anéantissement face à l’amour divin. Parmi les vers, « le tailleur du temps n’a jamais cousu de chemise pour un homme sans la déchirer ». La compositrice rend admirablement la poésie imprégnée de la temporalité, de la récurrence, de la répétition et de l’interpolation sans jamais lasser mais au contraire en renouvelant constamment couleurs, durées, sonorités, alliages de timbres, un discours qui n’apparaît jamais linéaire mais au contraire empli de méandres délicats et enchanteurs. Parmi les trente instruments, deux solistes emplis de mystères et de sonorités enchanteresses, la harpe, remarquablement tenue par l’élégante Valeria Kafelnikov à la harpe et le magicien Philippe Grauvogel (hautbois, hautbois d’amour et hautbois baryton), dialoguant avec ductilité avec leurs brillants collègues de l’EIC (deux flûtes - la première aussi piccolo -, hautbois - aussi cor anglais -, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons - le second aussi contrebasson -, deux cors, deux trompettes, deux trombones, euphonium, trois percussionnistes - dont un jouant des instruments improbables types casseroles, poêle à frire, cannette, ressort, papier, billes métalliques volant, rebondissant et chutant du haut d’une table -, piano, synthétiseur, trois violons, deux altos, deux violoncelles et contrebasse).
Entre les deux œuvres de la compositrice australienne, l’Allemand Enno Poppe (né en 1969) a dirigé l’une de ses propres partitions, Blumen (Fleurs) composée en 2022 pour l’Ensemble Intercontemporain, la Casa de Musica et le Festival de Lucerne où elle a été créée le 13 août 2023 par l’EIC dirigé par le compositeur. Ecrite pour dix-sept instruments (flûte - aussi flûte piccolo et flûte basse -, hautbois - aussi cor anglais -, clarinette - aussi clarinette basse -, cor, trompette, deux percussionnistes, deux pianos - le second aussi célesta -, harpe, deux violons, alto, deux violoncelles, contrebasse), est une suite de quinze miniatures se déployant sur environ vingt-cinq minutes dont la cohérence naît non pas de leur unité mais au contraire de l’accumulation de contrastes entre elles, le tout porté par des mélodies plus ou moins fragmentaires, des suites d’accords ou d’un matériau microscopique que le compositeur qualifie de « grains de poussière ». Tant et si bien que l’oreille de l’auditeur est continuellement sollicitée, surprise, déstabilisée parfois, toujours en éveil et retombant plus ou moins régulièrement sur ses fondamentaux.
Un concert dont on sort heureux et qui rassure sur la créativité de certains compositeurs d’aujourd’hui, toujours en quête d’inouï, hélas de plus en plus broyés par le prédigéré et le prêt à jeter, aussitôt écouté aussitôt oublié car interdits d’accès aux grands médias, donc inaccessibles au plus grand nombre, non pas à cause de la complexité de leur musique mais parce que voués à l’ombre médiatique et aux clichés les plus dévastateurs à l’égard de l’invention et de l’audace.
Bruno Serrou
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