Festival ManiFeste de l’IRCAM, CentQuatre, salle
200, vendredi 28 juin 2013
Initiateur du sérialisme intégral (la série de
Schönberg circonscrite aux hauteurs des douze sons de la gamme tempérée élargie
à toutes les composantes de la musique : rythme, dynamique, timbre, durée,
modes d’attaque etc.), promoteur de l’aléatoire (liberté plus ou moins
surveillée laissée à l’interprète), inventeur de la musique électronique, Karlheinz
Stockhausen, qui aurait eu 85 ans le 28 août prochain, portait à la fin de sa
vie un regard serein sur la création, déclarant notamment : « La
situation de la musique aujourd’hui, avec les minimalistes et autres néo-tonaux,
m’amuse, car plus il y a de pluralisme, moins c’est inquiétant parce que le
pluralisme est incapable d’engendrer de grandes découvertes artistiques, tandis
que ces gens qui travaillent avec la méthode de simples collages se trompent
parce que l’originalité reste toujours la qualité la plus digne de l’artiste.
Je suis très content de savoir que de plus en plus de compositeurs déclarent
d’abord penser au public en composant parce que plus ils le disent moins ils me
dérangent. Seuls les artistes qui font des choses inouïes, indépendamment du public,
sont inquiétants, parce que ce sont de vrais créateurs. Mais ce n’est malheureusement
pas le moment aujourd’hui, pour eux. »
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) aux manettes dans son Spherical Concert Hall durant l'Exposition universelle d'Osaka en 1970. Photo : (c) Archives Karlheinz Stockhausen, DR
Les années 1960 ont été pour
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) celles de l’exploration de l’électronique
live (Mixtur pour orchestre et modulateur à anneau en 1964) et se sont conclues en apothéose avec le triomphe de sa grande sphère (Spherical Concert
Hall) du pavillon allemand de l’Exposition Universelle d‘Osaka en 1970 qui
reçut un million de spectateurs en cent quatre vingt jours. Le chef-d’œuvre de
cette période est indubitablement Momente pour soprano, quatre groupes
choraux et treize instrumentistes, où le
concept de la forme momentanée est l’aboutissement « d’une volonté de
composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment
constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir
par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et
à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque considéré comme le magicien de la
musique électronique. La décennie suivante s’ouvre sur une œuvre capitale, Mantra
pour deux pianos, cymbales antiques, wood blocks - chaque pianiste étant doté d’une
série chromatique de douze crotales et d’un Boku-sho (wood block japonais) - et
modulateur à anneau. Une mélodie de treize notes et son renversement qui en est
le moteur contient toutes les informations (types d’attaque du son, modes de
jeu) sur le déploiement de l’œuvre en treize cycles sur plus d’une heure dix. Le
concept de formule y fait son apparition. Une formule qui, ici, comprend quatre
sections séparées par des silences, chacun des sons revêtant un caractère
particulier : répétition régulière ; accent final ; normal ;
appogiature autour d’une note centrale ; tremolo ; accord
marqué, accent final ; liaison chromatique ; staccato ;
répétition irrégulière en morse ; trilles ; oscillation initiale
accentuée ; accord arpégé. Ces treize caractéristiques déterminent chacune un grand cycle à l’intérieur de la pièce, chacune des treize notes devenant à tour de rôle l’axe
autour duquel se développent les formes d’augmentation.
La mélodie de treize notes et son renversement, moteurs de Mantra de Karlheinz Stockhausen
Mantra, qui suit Hymnen (1966-1967) et Stimmung
(1968), marque une véritable césure dans l’évolution de Stockhausen. C’est en
effet à partir de cette immense partition composée en 1970 qu’il initie un
retour aux concepts classiques (harmonie, mélodie, thématique). Dans Mantra, il va jusqu’à réconcilier tous
les styles pianistiques, de Schumann à Thelonious Monk en passant par Liszt,
Debussy, Schönberg, Webern, Berg, Bartók, Messiaen, et les musiques
extra-européennes. L’architecture, la richesse du matériau harmonique et
mélodique, et, surtout, l’ingéniosité du projet formel annoncent l’évolution
ultérieure de Stockhausen. Cette partition repose en effet sur une formule
unique, répétée cent cinquante-six fois, sous toutes les formes possibles,
s’amplifiant ou se comprimant.
Commandée
par le Festival d’Edimbourg, cette œuvre d’une ampleur exceptionnelle, a été
créée au Festival de Donaueschingen le 18 octobre 1970 par Aloys et Alfons
Kontarsky, à qui Stockhausen destinait expressément Mantra, après une genèse rapide quoiqu’étalée dans le temps. En effet, début 1969,
Stockhausen esquissait au cours d'un vol qui le conduisait à Los Angeles « une
sorte de pièce de théâtre pour deux pianos » qu’il intitula Vision. En
mars 1969, il commençait à travailler sur la partition, mais s’interrompit
après avoir rédigé trois pages. En septembre, pendant un voyage en automobile
entre Madison (Connecticut) et Boston, une mélodie vint à l’esprit de Stockhausen qu’il conçut avec l’idée de la déployer sur une longue échelle, pour une œuvre d’une
soixantaine de minutes. Il nota sans attendre la mélodie sur le dos d’une
enveloppe. Après avoir abandonné Vision,
Stockhausen prit la mélodie qu'il avait griffonnée et traça le plan formel et
le squelette de Mantra entre le 1er
mai et le 20 Juin 1970 au cours de son séjour à Osaka. Puis il paracheva la
partition en son domicile de Kürten d’une seule traite, entre le 10 Juillet et
18 Août de la même année. Les cymbales, instruments de culte parmi les plus anciens, appelant à la prière,
invoquant le divin, accompagnant la mort, complètent et élargissent l’attaque
et la résonance des sons du piano, et le relie ainsi au son sinusoïdal qui s’y
ajoute à travers la modulation en anneaux, tandis que les Boku-sho (wood
blocks), qui servaient à accompagner des invocations magiques et extatiques,
acquièrent, par leur effet de signal, une fonction formelle structurant le
discours. L’extrême orient, comme souvent chez Stockhausen, gouverne en effet l’œuvre
entière. Le Mantra désigne de fait des formules magiques, des phrases sacrées
qui, dans la tradition de la philosophie yogi indienne du tantrisme, dont l’idée-force
est que « tout est un et chaque partie exerce une influence sur le tout »,
servent à exercer la concentration dans le but d’élargir la conscience et
obtenir des forces spirituelles particulières. Le finale d’une rapidité à
couper le souffle est une compression de l’ensemble de l’œuvre en un laps de
temps extrêmement bref, toutes les augmentations et transpositions y étant
rassemblées en quatre strates et à une vitesse considérable.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR
Jean-François Heisser a présenté
avec sensibilité et clarté cette œuvre impressionnante au public venu en nombre
assister à ce concert. Parmi les auditeurs, les stagiaires et étudiants de l’Académie de
ManiFeste dont la présence a suscité l'intervention d’une traductrice anglophone, qui a réussi à traduire non sans brio dans le choix de ses mots et sa synthèse souvent
elliptique du vocabulaire propre à la musique et à l’informatique, malgré
un lapsus lors de la traduction de "Variations Diabelli" de Beethoven qui
devint "Variations Diaboliques", ce qui déclencha l’hilarité générale et par trop bruyante, puis un
déchaînement de termes toujours plus alambiqués et complexes à traduire utilisés par
Heisser, au point que l’on a pu se demander s’il n’en rajoutait pas une couche dans l’accumulation de mots savants…
Au bout de trente-cinq minutes d’explications
alternant français et anglais, Jean-François Heisser (second piano), et
Jean-Frédéric Neuburger (premier piano) ont enfin donné le départ de l’exécution
de l’œuvre impatiemment espérée. Une attente récompensée par une exécution au
cordeau, les deux pianistes offrant une interprétation onirique et fruitée exaltée par un jeu d'une facilité diabolique, Heisser magnifiant davantage le son, les reliefs et les
couleurs que Neuburger, plus clinique et contenu mais dont la rigueur a judicieusement
servi d’assise au chant voluptueux de Heisser. Aussi dissemblables que
complémentaires, les deux musiciens ont inscrit ce chef-d’œuvre du XXe
siècle dans la tradition venue de Jean-Sébastien Bach tout en en soulignant le
côté visionnaire qui reste encore d’une prégnante actualité.
Bruno Serrou
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