Après le Roi Kandaule d’après
André Gide en 2006, et Une tragédie
florentine d’après Oscar Wilde en 2007, l’Opéra de Nancy poursuit l’exploration
de l’œuvre lyrique d’Alexandre Zemlinsky (1871-1942), compositeur injustement
négligé, en présentant une nouvelle production du seul ouvrage figurant au
répertoire de l’Opéra de Paris, Der Zwerg
(le Nain). Figure tutélaire de
l’école initiée par son beau-frère et élève Arnold Schönberg à laquelle il
n’adhéra pas directement, disciple de Johannes Brahms, ami d’Alban Berg,
collaborateur de Gustav Mahler à l’Opéra de Vienne et d’Otto Klemperer au
Krolloper de Berlin, créateur d’Erwartung de Schönberg à Prague et de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
de Kurt Weill et Bertolt Brecht à Berlin, issu d’une famille judéo catholique
d’origine slovaco-bosniaque, classé « dégénéré » par les nazis, les opéras de ce
Viennois se placent dans la continuité du Tristan und Isolde de Richard Wagner par une musique aux élans et couleurs
paroxystiques. Son langage rutilant exacerbé par une psychologie complexe gouverne
sa création entière, notamment ses souffrances dues à un physique ingrat qui
suscitait les railleries d’Alma Schindler, future épouse de Gustav Mahler.
Cette dernière évoquait son professeur tel un « gnome hideux ». A l’instar
d’Une tragédie florentine (1916), le
Nain compte parmi les chefs-d’œuvre absolus du théâtre lyrique.
Comme les intrigues de ses huit
autres opéras, celle du Nain,créé au Neues Theater de Cologne le 28 mai 1922 sur un livret de George Klaren adapté d'Oscar Wilde, est le
reflet des propres souffrances de Zemlinsky. L’infante de dix-huit printemps de
l’opéra qui, pour son anniversaire, reçoit de son père en cadeau un nain noble
et galant ignorant tout de sa cruelle condition, et qui mourra de la découvrir
dans un miroir que lui aura fait apporter la jeune perverse, est une
réminiscence du comportement d’Alma à l’égard du compositeur. Ce drame en effet
est d’autant plus prégnant que le Nain n’est autre que Zemlinsky lui-même,
« petit, sans menton et les yeux protubérants », selon Alma
Schindler, dont l’Infante et le reflet, elle qui, à 18 ans, était l’élève de
Zemlinsky, qui continuera pourtant à lui vouer un amour sans espoir malgré son
mariage avec Mahler, qui l’appellera à ses côtés comme premier chef d’orchestre
à l’Opéra de Vienne.
Bien que Der Zwerg n’excède pas les quatre-vingt minutes, le fait de présenter
l’ouvrage seul lui donne une résonance considérable, tant la dimension
psychologique et humaine du sujet et la puissance de la musique saisissent l’auditeur
et suscitent réflexion et introspection. Simple mais efficace, la mise en scène
de Philipp Himmelmann, qui réalise sa quatrième production à Nancy, met en
évidence l’intensité dramatique de l’œuvre, loin des arrière-plans juvéniles et
des connotations sexuelles de la production de Richard Jones et Antony McDonald
à l’Opéra de Paris, sertie d’élégants décors de Raimund Bauer et des costumes
années-vingt de Bettina Walter qui contrastent avec le vêtement du Nain directement
sorti d’un tableau de Velázquez qui non seulement permet de dissimuler le bas
des jambes du chanteur dont les genoux actionnent les chaussures, mais aussi de
souligner le coté décalé et hors du temps du personnage.
Helena Juntunen (l'Infante Clara) et ses compagnes. Photo : (c) Opéra de Nancy, DR
La distribution réunie par l’Opéra
de Nancy est très homogène, emmenée par le ténor héroïque étatsunien Erik
Fenton, Nain tragique et bouleversant qui domine avec une aisance singulière ce
rôle exigeant et tendu à l’extrême, tandis qu’il est continuellement sur ses
genoux, le bas des jambes caché par une cape. Saluée ici même pour sa magnifique
prestation dans Der ferne Klang de Franz
Schreker à Strasbourg en début de saison, déjà entendue à Nancy dans le Mahagonny en 2007 et la Ville morte de Erich Wolfgang Korngold
en 2010, Helena Juntunen a le charme, l’abattage et le bronze mais aussi la
fraîcheur et l’insouciance pernicieuse qui siéent à l’Infante. Eleonore
Marguerre est une Ghita touchante, seul être à ressentir de la compassion pour
le Nain, dont elle n’ose pourtant pas s’approcher. Oleg Bryjak est un majordome
noir et pompeux. Les seconds rôles sont parfaitement tenus.
Dans la fosse, le chef viennois Christian
Arming dirige Zemlinsky de façon idiomatique, ancrant directement et sans ambiguïté
l’œuvre dans la tradition à la viennoise, par les couleur et la sensualité, et
wagnérienne par l’élan et les tensions chromatiques - le duo Infante/Nain est d’une
densité comparable au duo d’amour du deuxième acte de Tristan -, dirigeant la partition avec énergie, délectation et onirisme,
imposant ses évidentes affinités
avec l’univers torturé et complexe de Zemlinsky et le chromatisme exacerbé et
charnel du maître d’Arnold Schönberg et de l’ami d’Alban Berg associé au mode
et à la gamme par tons. Transcendé par le chef, l’Orchestre symphonique et
lyrique de Nancy s’est ainsi laissé porter à la fusion, tous les pupitres brillant
sans discontinuer, autant individuellement que collectivement.
Bruno Serrou
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