mardi 11 juin 2013

Novembre en juin à Paris, un temps pour le War Requiem de Britten et la Messa da Requiem de Verdi. Deux soirées exceptionnelles du Théâtre des Champs-Elysées et de l’Opéra-Bastille

Paris, Théâtre des Champs-Elysées et Opéra de Paris-Bastille, samedi 8 juin et lundi 10 juin 2013

La cathédrale Saint-Michel de Coventry où a été créé le War Requiem de Benjamin Britten en 1962. Photo : DR

Impressionnant voire terrifiant, grandiose mais aussi humain et empli d’espérance, le rituel latin de la messe des morts inspire depuis le moyen-âge les compositeurs de toutes les confessions. Parmi eux, deux grands musiciens dont on célèbre cette année bicentenaire et centenaire de la naissance, le premier italien, Giuseppe Verdi (1813-1901), le second britannique, Benjamin Britten (1913-1976). La partition du cadet est souvent comparée à celle de l’aîné, mais les similitudes, évidentes quoique superficielles, ne font que souligner leurs profondes disparités de style et de langage, même lorsque l’atmosphère et les motifs permettent d’établir des parallèles, comme dans la séquence du Dies irae.

Néanmoins, bien que tous deux imprégnés d’un puissant parfum profane, l’objet de ces ouvrages, nés de l’imagination de compositeurs à la verve lyrique particulièrement développée, diffère fondamentalement. Le premier, rend hommage dans sa Messa da Requiem à un ami, le poète Alessandro Manzoni (1785-1873), à travers une messe des morts plus dramatique que liturgique ; le second, pacifiste convaincu, érige dans son War Requiem op. 66 un mémorial pour la paix en évoquant les horreurs de la guerre, et mêlant le texte latin de la Missa pro Defunctis et des poèmes de Wilfred Owen (1893-1918), mort une semaine avant l’armistice du 11 novembre 1918, dont Britten reprend sur la page-titre de sa partition :

« Mon sujet est la Guerre, et la pitié engendrée par la Guerre. / La poésie est dans la pitié… / La seule chose qu’un poète puisse faire aujourd’hui, c’est mettre en garde. »

Andris Nelsons. Photo : DR

Benjamin Britten, War Requiem op. 66

Ainsi apparaît-il clairement que pour Britten, l’art se doit d’être utile, et ne pas se limiter à des finalités d’ordre exclusivement esthétique. Ce qui explique pourquoi sa musique semble s’adresser au plus grand nombre, ce qui lui a valu l’ire de nombre de ses contemporains, alors même qu’elle est fondamentalement originale, caractéristique d’un homme empli de doutes, autant sur les plans personnels, philosophiques, politiques de pacifiste objecteur de conscience, et comme créateur. Dans le War Requiem, le compositeur attire l’attention de son auditoire sur l’incompatibilité entre les passions humaines et les rites religieux officiels, ce qui pourrait contribuer à l’anéantissement des êtres les plus faibles. Ainsi, le War Requiem n’est pas une simple commémoration des victimes de la guerre, mais aussi l’expression de l’intime conviction de son auteur que la guerre, tout en suscitant la répulsion, peut engendrer des sentiments fort éloignés de ceux que peuvent créer les rites consacrés et trop souvent répétés de la pratique religieuse.

Benjamin Britten (1913-1976). Photo : DR

Il ne s’agit pas néanmoins pour Britten de s’en prendre ici de façon plus ou moins déclarée à l’Eglise en l’accusant d’accepter l’existence et l’utilisation de forces armées, mais d’exprimer la délicate symbiose entre les sentiments de ceux à qui l’on a demandé de sacrifier leur vie et de ceux qui choisissent de les pleurer par le biais d’une célébration religieuse. Ainsi, cette œuvre est-elle clairement avant tout une réparation pour les morts plutôt qu’une consolation pour les vivants.  

Alors qu’il composait son War Requiem en vue des festivités organisées autour de l’inauguration de la nouvelle cathédrale Saint-Michel de Coventry le 25 mai 1962 - l’ancienne avait été détruite le 14 novembre 1940 par la Luftwaffe -, où la partition sera créée cinq jours plus tard, Britten a en tête les menaces que fait peser la Guerre froide sur le monde (l’affaire de la baie des Cochons se déroule durant la genèse de l’œuvre, le 17 avril 1961). En composant son requiem, Britten a visé à l’universalité et aux contrastes. Les plus fondamentaux de ces derniers sont, d’une part les chanteurs solistes à qui le compositeur pensait en l’écrivant, trois représentants de pays belligérants, l'un Britannique, son compagnon, le ténor Peter Pears, l'autre Allemand, le baryton le plus célèbre de l’époque, Dietrich Fischer-Dieskau, le troisième Russe, la soprano Galina Vichnevskaïa, épouse de son ami violoncelliste et partenaire de musique de chambre Mstislav Rostropovitch que les autorités soviétiques empêcheront de participer à la création de l’œuvre en ne lui délivrant pas le visa nécessaire. D’autre part, Britten utilise deux langues, le latin et l’anglais, deux types de textes, liturgique et poétique, deux groupes d’exécutants. Le texte latin est chanté par la soprano solo, le chœur mixte et le chœur d’enfants accompagnés par le grand orchestre et l’orgue, tandis que les poèmes d’Owen sont confiés au ténor et au baryton solos soutenus par un orchestre de douze musiciens. 

Wilfred Owen (1893-1918). Photo : DR

Le tout est remarquablement unifié par une mise en relation éblouissante des divers composants de l’œuvre, dont les processus musicaux se reflètent les uns dans les autres et portent la tension et l’ambiguïté sonore à un très haut degré d’exigence et de perception, cette dernière sollicitée d’entrée par la sonnerie de cloches en intervalle de triton exposé à l’orchestre et au chœur et qui submerge l’œuvre  entière, instaurant un sentiment d’instabilité. Cette impression submerge l’auditeur plus particulièrement dans les interventions chorales qui concluent le Requiem aeternam, le Dies irae, le Libera me, et l’Agnus Dei. L’un des moments les plus marquants de l’inspiration de Britten est l’effet singulier qu’il obtient en utilisant le chœur pour accompagner le chant de la soprano, formant ainsi un contraste extraordinairement poignant avec les textes d’Owen confiés au ténor et au baryton, en particulier la juxtaposition du Lacrimosa de la soprano avec le Move him to the sun du ténor qui crée une impression ineffable de deux déploration, l’une intemporelle, l’autre immanente. Mais le moment le plus intensément bouleversant, est le Libera me final où il davantage question pour Britten non pas de libération de l’âme de la mort éternelle mais de l’humanité de la pérennité de la guerre et de la haine. Britten a choisi le poème Strange meeting dans lequel Owen imagine la rencontre d’un soldat rescapé avec le fantôme d’un autre soldat avec qui il fraternise. Le mort se relève et lui révèle, sans haine, « Mon ami, je suis l’ennemi que tu as tué ». Les voix du ténor et du baryton se rejoignent dès lors dans cette phase ultime qui porte l’émotion à son summum en chantant « Let us sleep now » dans une atmosphère d’une douceur éthérée, tandis que l’orgue, les voix d’enfants invisibles, le chœur mixte, la soprano et l’orchestre enveloppent leur dernière phrase dans un climat apaisé, mais un glas résonne dans le lointain qui suspend l’œuvre dans un noir pessimisme.

Photo : DR

Donné dans le cadre de son propre centenaire, le Théâtre des Champs-Elysées a confié samedi dernier le War Requiem de Britten à l’une des grandes phalanges britanniques, le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) dirigé par son directeur musical, Andris Nelsons, et son chœur qui, à l’instar de celui de l’Orchestre de Paris, est constitué d’amateurs. Compte tenu de sa relative exiguïté, ce théâtre à l’italienne n’ayant rien de l’architecture d’une cathédrale, la répartition des effectifs dans l’espace n’avait pas bien sûr l’amplitude requise. Pour s’approcher le plus possible de la perspective idoine, le chœur d’enfants et l’orgue étaient placés en fond de corbeille, au premier étage du théâtre, le ténor et le baryton à droite du chef, devant l’orchestre de chambre, dont les cordes solistes entouraient le chef et étaient placés devant les premiers pupitres de leurs instruments respectifs du grand orchestre, la soprano était au milieu des premiers et seconds violons, et le grand chœur en fond de scène.

Le City of Birmingham Symphony Orchestra et son Choeur dirigés par Andris Nelsons. Photo : (c) CBSO, DR

Tout fraichement nommé directeur musical du Boston Symphony Orchestra, Andris Nelsons, actuel directeur musical du CBSO où il a succédé à Simon Rattle en 2008, a donné avec sa formation une interprétation d’une grandeur et d’une humanité exceptionnelle. Malgré l’étroitesse des volumes du lieu, le jeune chef letton a su trouver le parfait équilibre des masses, clairement définies dans l’espace, tirant un merveilleux parti de l’acoustique du théâtre qui s’est avérée d’une chaleur et d’une présence peu ordinaire. Le trio de soliste était d’une homogénéité et d’un engagement tels que l’émotion a tétanisé la salle quatre-vingt minutes durant. La voix lumineuse et brûlante d’Erin Wall a donné à chacune de ses interventions un côté surnaturel, le ténor Mark Padmore a bouleversé du début à la fin, vivant littéralement les poèmes d’Owen, tel un Evangéliste, et le baryton Hanno Müller-Brachmann lui donnant une réplique idoine. Les deux voix mêlées dans le finale resteront gravées dans la mémoire du public qui a eu la chance d’assister à ce concert. Ainsi que le Chœur du CBSO, d’une beauté stupéfiante, qui confirme combien les formations chorales amateurs anglaises sont parmi les meilleures au monde, et n’ont strictement rien à envier aux professionnelles. Fort bien préparée par Sofi Jeanin, la Maîtrise de Radio France a largement participé à la réussite de ce concert - dommage qu’il n’y ait pas davantage de voix de garçon, qui auraient amplifié par leur fragilité, le surnaturel des interventions des voix d’enfants. Bref un moment de grâce pure.

L'église San Marco de Milan où la Messa da Requiem de Verdi a été créée en 1874. Photo : DR

Giuseppe Verdi, Messa da Requiem

La Messa da Requiem de Giuseppe Verdi est beaucoup plus souvent donnée que le War Requiem de Benjamin Britten. Elle n’en est pas moins admirable, et chaque exécution constitue un événement en soi. Son attrait ne se dément pas, au point que l’Opéra de Paris a doublé le concert, pourtant donné dans l’enceinte de l’Opéra-Bastille, tandis que cette même semaine, l’Orchestre National de France dirigé par Daniele Gatti la programme à son tour. Il faut dire que cette partition tient davantage de l’opéra que de la spiritualité, « un mélodrame en habit d’ecclésiastique », selon le chef d’orchestre allemand Hans von Bülow, ennemi juré de Verdi. Il est vrai que Verdi entretenait avec l’Eglise catholique et la foi des relations conflictuelles. Mais il n’était pas le premier, puisque Berlioz, entre autres, l’a devancé dans la dramatisation, particulièrement dans la séquence du Dies irae, à l’instar de Mozart dans son Requiem.

Philippe Jordan. Photo : Opéra de Paris, DR

Composée sous le choc de la mort de l’écrivain Alessandro Manzoni le 22 mai 1873, la messe de requiem reprend le Libera me que Verdi avait conçu dès 1869 pour la mort de Gioacchino Rossini et qu’il intègre comme finale de sa partition définitive. L’œuvre est créée dans son intégralité en l’église San Marco de Milan le jour du premier anniversaire de la mort du dédicataire, sous la direction de Verdi, qui la dirige de nouveau trois jours plus tard sur la scène de la Scala de Milan. Le retentissement de la Messa da Requiem est tel qu’elle est donnée à Paris et l’Opéra-Comique dès le mois de juin 1874. A l’exception des mesures initiales de l’Introït et du terrifiant Dies irae, il ne se trouve aucune redite entre les mouvements, mais une communauté thématique et d’atmosphère, tandis que l’écriture chorale tend souvent à l’archaïsme.  L’œuvre est pourtant d’une grande unité spirituelle et structurelle, mais les contrastes de nuances sont souvent violents, les élans dramatiques conditionnés par le texte de la liturgie latine des morts. La nature lyrique de Verdi est confiée aux quatre voix solistes. La partie la plus développée de l’œuvre est la séquence du Dies irae qui ne compte pas moins de six sections imbriquées les unes dans les autres, Dies irae, Tuba mirum, Mors stupedit, Liber scriptus, Quid sum miser, Rex tremendae majestatis, Recordare, Ingenisco, Confutatis et Lacrymosa, l’ensemble évoquant la solitude de l’homme face à la mort et sa pensée qui fluctue entre l’espérance et l’effroi, la supplication et la résignation. Quant au Libera me de 1869 qui conclut le Requiem, dont il est une sorte de synthèse, il se présente tel une cantate dans laquelle la soprano a la place centrale, concluant sur un murmure de prière dédiée aux morts exprimée sous forme de récitatif.

Giuseppe Verdi (1813-1901). Photo : DR

L’Orchestre de l’Opéra de Paris a brillé dans cette œuvre au lyrisme exacerbé, se montrant sûr et d’une grande cohésion - dommage que l’une des trompettes supplémentaires du Dies irae ait failli -, ainsi que le Chœur de l’Opéra, dirigé avec flamme par Philippe Jordan. Ce dernier a donné une vision globale de la partition fougueuse et ardente, d'un onirisme chatoyant dans les passages les plus lyriques, ce qui incite à regretter des baisses de tension et de lyrisme au milieu de l’œuvre (Offertorio et Sanctus). Violeta Urmana et surtout Kristin Lewis, dont le Libera me a saisi l’auditoire à l’instar d’une Leontyne Price, Piotr Beczala, à la voix claire, et Ildar Abdrazakov, basse bien chantante, ont amplement participé à la réussite de la soirée. La nouvelle coque enveloppant désormais le plateau de Bastille pour les concerts inaugurée le mois dernier donne davantage de présence et de précision à l'Orchestre et aux Choeurs de l'Opéra qui n'ont jamais aussi bien sonné en ce lieu où jusqu'à présent tout apparaissait lointain et enserré dans un brouillard. 

Alessandro Manzoni (1785-1873). Photo : DR

Un mot sur le public, pour finir, qui s’avère toujours plus mufle à l’égard des œuvres et des interprètes. Tandis que les chefs essaient de rester sur la grandeur et le recueillement des œuvres qu’ils viennent de diriger, cherchant à retenir le temps pour les laisser résonner dans les oreilles et pénétrer le cœur des musiciens et du public, une partie de ce dernier interrompt la magie à loisir, qui pressé d’en finir et d’aller dîner en ville, qui pour montrer à ses voisins que lui « au moins, il connaît », et se lèvent sans attendre pour une « ovation debout » alors même que le chef lui tourne encore le dos, comme s’il s’agissait d’un match de football ou de tennis (il se peut d’ailleurs que certains sortaient tout juste de deux semaines de Roland Garros)… Mais à côté de cela, il convient aussi de se féliciter de l’ouverture au grand public qu’offre le vaisseau Bastille, qui peut accueillir un auditoire peu aguerri à qui il est offert le pouvoir de s’enchanter, comme l’atteste ce qui a été entendu hier à l’issue du Requiem de Verdi : « C’est magnifique, n’est-ce pas.  J’en ai le souffle coupé ! J’avais écouté cette œuvre deux ou trois fois au disque, mais c’est la première fois que je l’entends en concert. Ça n’a rien à voir. J’y reviendrai ! »

Bruno Serrou




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