Paris, IRCAM, Espace de projection, samedi
1er juin 2013
Jean-Frédéric Neuburger. Photo : DR
Pianiste
parmi les plus doués de la jeune génération, lui-même compositeur,
Jean-Frédéric Neuburger a peu l’occasion de se produire en public dans des
programmes de musique contemporaine. C’est pourquoi la soirée d’hier aura
constitué un véritable événement. Le deuxième concert de ManiFeste s’est
déroulé dans l’enceinte de l’organisateur du festival, l’IRCAM. Il était dévolu
au seul piano, et mettait en regard un compositeur emblématique du romantisme
allemand, Robert Schumann, et deux de ses confrères d’aujourd’hui, le Suisse
alémanique Heinz Holliger et l’Allemand Robert HP Platz.
Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR
Pour
Heinz Holliger (né en 1939), le piano est un compagnon de jeunesse. Il aborda l’instrument
dès sa prime enfance, à l’âge de 4 ans, avec sa mère comme premier professeur.
Au Conservatoire de Paris, tout en étudiant le hautbois avec Pierre Pierlot, il
devient à 19 ans l’élève d’Yvonne Lefébure, qui lui apprend qu’à l’instar du
hautbois, le piano possède les aptitudes à la transcendance, pouvant être tout
autant une voix, un chœur, ce qui le réjouit en tant qu’amoureux du chant qu’il
pratique depuis son enfance au sein d’une maîtrise paroissiale de Berne, un
cor, un violoncelle, un orchestre entier, ce qui le conforte dans son art de
chef d’orchestre. Pourtant, en tant que compositeur, il n’a guère dédié de
partitions à son premier instrument. Une Sonatine
en 1958, les trois nocturnes réunis sous le titre Elis en 1969, les Chinderliecht
(Kinderleicht - Kinderlicht) pour deux et quatre mains en 1993-1995, une Partita en 1999 et un Feuerwerklein « pour le Quatorze juillet » en 2012…
Dans la Partita pour
piano, grande pièce de trente-deux minutes adossée aux grandes formes exaltées
par Jean-Sébastien Bach, chaconne et fugue côtoient csardas et barcarolle. L’on
n’y relève guère d’effets proprement pianistiques, abstraction faite d’un
choral qui naît dans la résonance des fulgurances du Prélude - le chœur imaginaire en « Innere Stimme » est une sorte de fantôme de société
disparue. Le clavier renvoie à l’exigence d’une musique non ornementale qui polarise
son expression dans les relations des voix contrapuntiques. Dédiée à András
Schiff, un proche de Holliger qui l’a créée à Berlin le 12 septembre 2001,
cette partition repose sur le nom du pianiste hongrois dont les lettres
apparaissent dans la triple fugue à trois voix, et agrège des éléments
biographiques dont on décèle des bribes par l’intégration d’une Petite Csardas obstinée renvoyant à la
nationalité de l’interprète, tandis que le titre et l’ensemble, Partita, évoque les œuvres de Jean-Sébastien
Bach dont András Schiff est un interprète privilégié. Le lyrisme de la Barcarola qui suit le Prélude évoque gondoles et autres bateaux
dont le nom allemand Schiff est la
traduction, avec ses ondoiements caractéristiques, tandis que s’y glisse la
figure chère à Holliger de Friedrich Hölderlin (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/un-pregnant-chef-duvre-de-la-fin-du-xxe.html) à travers l’hymne Mnémosyne (1803) et d’Arthur Rimbaud et
son Bateau ivre (1871). Le premier
des deux Intermezzi portant le titre Sphynxes pour Sch I et II, hommages à Robert Schumann,
compositeur fétiche de Holliger, est emplie d’une musique fantomatique que l’interprète
caresse littéralement en touchant les cordes du piano. La Petite Csardas obstinée s’adosse
sur une ligne de basse inlassablement répétée usant des notes du nom de Schiff
et sur laquelle la main droite dessine des rythmes asymétriques de danse
diabolique dont les accents décalés rappellent Franz Liszt.
Bien
que le compositeur convienne de quelques longueurs à cette partition, il s’avère
regrettable que Jean-Frédéric Neuburger n’ait pas donné l’intégralité de la Partita qui seule aurait permis de juger
de la singularité de cette œuvre dont la durée est comparable aux grands pages
pour clavier de Bach, aux sonates de Beethoven, Liszt et Boulez, voire aux Tableaux d’une Exposition de
Moussorgski. Il a en effet manqué le second Intermezzo, hommage au Carnaval de
Schumann, et, surtout, la monumentale Chaconne
d’une grandeur dramatique qui conclut l’œuvre. Regrets d’autant plus prégnants
que le jeune pianiste français a donné des quatre mouvements sélectionnés une
interprétation d’une fluidité et d’une tenue exemplaires, instillant à ces
pages noblesse, sensibilité et rigueur saisissantes.
Robert HP Platz (né en 1951). Photo : DR
Seconde
œuvre contemporaine, commande de l’IRCAM et du Festival ECLAT de Stuttgart, les
Branenwelten 6 (les Mondes des branes n° 6)
de Robert HP Platz, œuvre pour piano et électronique composée en 2011-2012,
créée à Stuttgart le 12 février 2012 et donnée hier en première audition
française. Compositeur chef d’orchestre né à Baden-Baden en 1951, élève de Wolfgang
Fortner à Fribourg-en-Brisgau, disciple de Karlheinz Stockhausen, ancien stagiaire
du Cursus IRCAM en 1980, Platz a fondé en 1983 l’Ensemble Köln qu’il a dirigé jusqu’en
2001. Principalement axée sur la musique de chambre, d’ensembles ou pour la
scène avec ou sans électronique, sa création compte également plusieurs
partions dédiées au piano. Il envisage ses pièces comme les composants d’une
même œuvre où prédomine un travail sur la spatialisation et une écriture fondée
sur ce qu’il présente comme une « polyphonie de forme ». Branenwelten 6 embrasse tout un univers apparemment
infini, dont l’onirisme envoûtant est galvanisé par une électronique discrète
mais qui élargit considérablement le spectre sonore du piano et lui donne une
résonance mystérieuse qui instille à l’œuvre une atmosphère fantastique ponctuée
de moments d’une rare fébrilité et des sonorités surnaturelles au piano, avec
effets percussifs, de timbres à peine perceptibles qui conduisent ces pages jusqu’à
leur terme, en s’effaçant dans l’immensité de l’univers.
Jean-Frédéric
Neuburger, authentique magicien des sons qui n’a pas l’air de toucher à son
clavier tant il reste maître imperturbable de son jeu, le corps comme détaché
du monde, entre jusqu’au plus secret du timbre, donnant à la partition de Platz
une unité et une ampleur qui lui procurent le tour d’un véritable poème pour
piano qui saisit le corps et l’esprit de l’auditeur pour un voyage en
apesanteur d’un trop court quart d’heure.
Robert Schumann (1810-1856) et, au piano, son épouse Clara Schumann-Wieck (1819-1896)
Encadrant
ces partitions d’aujourd’hui, deux cycles des plus représentatifs de Robert
Schumann (1810-1856), les treize tendres et juvéniles saynètes auxquelles
Schumann n’a donné les titres qu’à postériori de leur composition et qui
constituent les Kinderszenen op. 15 de
1838. Au-delà du simple échauffement, Jean-Frédéric Neuburger a donné à ces
pages d’une apparente facilité la quiétude rayonnante, les jouant avec une
spontanéité toute naturelle dans l’esprit exact de l’offrande de Schumann à
celle qu’il attendait désespérément, Clara Wieck, à qui il écrivait : « Tu
prendras plaisir à les jouer, mais il te faudra oublier que tu es une virtuose. »
Le second recueil, avec lequel Neuburger a conclu son récital, suit dans la
chronologie schumanienne les Scènes d’enfant.
L’univers des deux cycles pianistiques est pourtant fort distinct. Constitués
de huit pièces, les Kreisleriana op. 16,
autant pour le déploiement et la virtuosité, que pour la sensibilité et la
gravité du propos, suscitent une grande variété de dynamiques, de couleurs et d’émotions.
Inspiré de textes d’E.T.A. Hoffmann publiés de 1810 à 1814 sous la signature de
Johannes Kreisler, maître de chapelle et compositeur de fiction à l’humeur
changeante dont la créativité n’a d’égale que l’émotivité outrée, ce cycle aux
volets de formes et de durées dissemblables est à l’image de Schumann, nettement
romantique et dualiste. Ainsi, les deux facettes de la personnalité du
compositeur, tour à tour Florestan et Eusebius, l’un impulsif l’autre rêveur, trouvent-elles
ici à s’exprimer sans retenue, tout en gardant de façon peu ordinaire une unité
rare grâce à son matériau thématique qui gouverne l’œuvre entière. Jean-Frédéric
Neuburger a donné de ces pages une lecture bouleversante et limpide, tendue tel
un arc, donnant à chaque étape du recueil l’ampleur et l’élan d’une vie
humaine, le piano respirant au rythme de la pensée, de l’âme et du cœur de l’interprète
devenu à la fois Kreisler et Schumann, tandis que l’auditeur se faisait
davantage qu’un témoin, véritable acteur du conte d’Hoffmann vécu à livre
ouvert.
Claude Debussy (1862-1918). Photo : DR
Comme
s’il voulait retenir le temps, encouragé par la magie de l’écoute d’un
auditoire plus ouvert et réceptif qu’à l’ordinaire des salles de concerts où il
a l’habitude de se produire, Jean-Frédéric Neuburger a fait l’offrande au
public de ManiFeste de deux des douze Etudes
que Claude Debussy composa en 1915. Il les a jouées avec une poésie exaltée par
un toucher à la fois délicat, aérien, virtuose et une musicalité qui ont alloué
une liquidité merveilleusement épanouie à ces pages trop souvent exécutées avec
plus de brio que de lyrisme.
Bruno
Serrou
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