Festival ManiFeste de l’IRCAM, Gennevilliers
(Ile de France), T2G, vendredi 14 juin 2013
Sebastian Rivas, Aliados. Lionel Peintre (Pinochet), Nora Petrocenko (Thatcher). Photo : (c) Philippe Stirnweiss
« Mon
corps dans les machines du navire à tuer (…) Militaires, assassins, tous.
Pirates, assassins, tous. Généraux, assassins, tous. Et moi, moi, moi conscrit
des opérations pour rien. Théâtre pour rien… » Ces paroles, qui préludent
et concluent l’action de l’ « opéra en temps réel » de Sebastian
Rivas (né en 1975), Aliados (Alliés), sur un livret en anglais et en
espagnol d’Esteban Buch (né en 1963), de la même classe que le matelot à qui il
les fait dire, et qui donnent une résonnance terrifiante à la non-action de l’ouvrage
auquel ils instillent une force pénétrante à une partition de quatre-vingt
minutes qui se fonde sur la rencontre de deux vieillards séniles, pourtant
responsables de deux des périodes les plus tragiques de l’après Seconde Guerre
mondiale dans chacun de leurs propres pays qu’ils dirigeaient, chantres du
libéralisme le plus extrémiste et inhumain : la baronne Margaret Thatcher
(1925-2013), premier ministre britannique de 1979 à 1990, connue sous le
sobriquet de « Dame de fer », ce qui en dit long sur l’humanité de
cette femme, et le général Augusto Pinochet (1915-2006), président de la junte
militaire qui gouverna le Chili d’une main de fer entre 1973 et 1990, puis devint
chef suprême de l’armée chilienne de 1990 à 1998, enfin sénateur à vie, mandat
auquel il renonça en 2002 pour raison de santé.
Augusto Pinochet et Margaret Thatcher. Photo : (c) Jones L.R.C Sipa, DR
A la
même époque, une autre dictature met sous le boisseau un pays, l’Argentine, qui
cherchera à envahir le Chili en 1978. Si bien que ce dernier soutiendra le
Royaume-Uni pour des opérations de renseignements, à l’instar de la France sur
l’initiative de son président, François Mitterrand. Le 2 juin 1982, les Argentins
débarquent dans l’archipel des Malouines dont ils contestent depuis toujours la
souveraineté à la Grande-Bretagne, qui l’a colonisé en 1833 sous le nom de
Falkland avant de l’intégrer au Commonwealth en 1946… La Guerre des Malouines
est menée rondement, puisque les Britanniques ont reconquis l’archipel dès le
14 juin 1982, après moins de deux mois et demi de conflit. Dans l’intervalle,
le croiseur ARA General Belgrano est torpillé le 2 mai par le sous-marin
nucléaire d’attaque HMS Conqueror, hors de la zone d’exclusion, faisant 323
victimes parmi les marins argentins. Le quotidien britannique The Sun titrera GOTCHAI! (On vous a
eus !). Cette perte durcit l’attitude de la junte argentine, qui rompt
les négociations de paix, et est utilisée au Royaume-Uni par les
antimilitaristes…
Richard Dubelski (le conscrit). Photo : (c) Philippe Stirnweiss
Le 16
octobre 1998, alors qu’il se trouve à Londres pour des examens médicaux, le
général Pinochet est assigné à résidence à la suite d’un mandat d’arrêt
international émis par le juge espagnol Baltasar Garzón, qui,
à l’instar de son confrère Manuel Garcia Castellón,
accuse l’ancien président de génocide, tortures, terrorisme international et enlèvements.
La procédure dure un an, tandis que la détention à domicile de Pinochet se
prolonge plus de cinq cents jours. Après le troisième accident vasculaire et un
examen médical mené en janvier 2000 qui conclue à de graves lésions cérébrales,
le corps médical décide que la condition physique du général ne permet pas de
procès. Le 2 mars 2000, il est secrètement emmené à la base aérienne de
Waddington, d’où il s’envole pour le Chili…
Photo : (c) Philippe Stirnweiss
L’action
d’Aliados, œuvre sur la mémoire et la
responsabilité, se situe durant le séjour londonien d’Augusto Pinochet, tandis
que les autorités britanniques décident de médiatiser la présence du général à
Londres. Pour ce faire, les télévisions seront convoquées, et les caméras disposées
dans le petit appartement où est cantonné Pinochet. Il est décidé d’y organiser
devant elles une rencontre du général avec Maggy Thatcher à l’heure du thé. Les
auteurs de l’opéra qui s'inspire de cette recontre sont deux ressortissants du pays victime de l'entente
secrète des deux protagonistes en 1982, deux Argentins vivant à Paris qui ont conçu leur œuvre
commune l’année du trentenaire de l’événement qu’ils ont choisi d'évoquer.
Sebastian Rivas et Antoine Gindt. Photo : (c) Ircam, DR
Ecrite
pour six instruments (clarinette basse, trombone, piano, percussion/batterie,
guitare électrique et violon) avec électronique en temps réel conçue à l’IRCAM,
et cinq personnages, Lady Margaret Thatcher (mezzo-soprano) et son infirmière
(soprano), le général Augusto Pinochet et son aide de camp (barytons), le
conscrit (acteur-musicien), et la vidéo « live » réalisée par
Philippe Béziat et assurée par deux cadreurs maniant deux caméras chacun qui,
par leurs plans rapprochés sur l’action, les personnages et les documents
d’époque jonchant le sol, font pénétrer jusqu’au secret de l’âme des
protagonistes et au cœur même de bataille navale au large des Malouines. Image terrifiante
que la première à apparaître à-même le sol, au pied de l’écran géant où sont
projetées les images live, un linceul
qui se met à bouger imperceptiblement avant de se déchirer en cédant aux gestes
du cadavre qu’il enveloppe et qui ressuscite pour crier l’injustice de la
guerre décidée par des politiciens insensibles ayant le pouvoir de vie et de mort sur
des êtres qu’ils conçoivent comme des pions sur un échiquier, ignorant leur
qualité de sujets pensants promis à une vie qu’ils brisent sans même qu’elle ait
eu le temps de se déployer. Cette indifférence à l’humanité est d’autant plus
terrifiante que la non-action qui suit le prélude confronte lesdits personnages
qui ne se souviennent de rien et ne se disent rien, engoncés dans leurs pensées
tels des légumes, vieillards déshumanisés que leur entourage immédiat rend plus
séniles encore.
Sebastian Rivas (né en 1975). Photo : DR
Murmurante
et menaçante, suscitant des sons à dominante grave, la musique de Sebastian
Rivas est adaptée au sujet. Le traitement informatique n’est pas envahissant,
au contraire, il prolonge les instruments et ajoute dans leurs caractères,
amplifiant le vide sidéral autant de la pensée que du sentiment de culpabilité des
deux personnages centraux, tandis que leurs assistants n’ont d’yeux que pour
eux et sont totalement indifférents aux affaires du monde. L’humanité
souffrante victime de ces personnages odieux est symbolisée par le matelot,
seul personnage de chair et de sang, qui touche intimement le spectateur. La
partition de Rivas, qui se revendique du jazz et du rock - ce qui explique la
réussite de l’intégration de la guitare électrique dans le tissu instrumental
de l’œuvre -, est finement élaborée, et l’intégration d’évocations et de
citations, comme l’Histoire du soldat de Stravinski, Don Giovanni de Mozart, Pagliacci
de Leoncavallo, le lamento de Didon de Purcell, mais aussi tango, cueca, hymnes
britannique et chilien, chansons populaire de Frank Sinatra et rock (London Calling du groupe The Clash de
1979), sont habilement intégrés au moment opportun, sans apparence de collages
ni de facilité.
La
mise en scène d’Antoine Gindt est en adéquation avec l’œuvre, et conforte le
statut de metteur en scène du directeur de T&M (Théâtre et Musique) qu’il a
fondé en 1998. Sa direction d’acteur est plus précise et efficace d’œuvre en œuvre,
au point ici que les chanteurs donnent l’impression d’être les personnages
historiques réincarnés, même si, lorsque l’on regarde les photos d’époque, ils
sont loin de leur ressembler. Lionel Peintre (Pinochet) et Nora Petrocenko
(Thatcher) sont remarquables, tant vocalement que scéniquement, vivant dans
leurs mondes sans jamais croiser leurs regards ni s’écouter (la façon dont le
premier prend - ou ne prend pas - ses médicaments à son aide ce camp et dont la
seconde porte sa tasse de thé, et celle dont tous les deux parcourent le livre
que chacun offre à l’autre en dit long sur leur détachement du monde), leurs
factotums sont remarquablement campés par Thill Mantero et Mélanie Boisvert, tandis
que Richard Dubelski excelle en conscrit révolté par la désinvolture des
dirigeants irresponsables et égocentrés. Dirigés par Léo Warynski, disposés en fond de scène, les
musiciens de l’Ensemble Multilatérale ont fait un sans-faute, jouant avec
délicatesse une musique cantonnée dans les registres les plus immatériels de
leurs instruments et qui évoque un bruissement continu.
Bruno Serrou
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