Un
disque Kairos (1) a révélé combien le Quatuor Diotima a d’affinité avec Liturgia fractal d’Alberto Posadas dont
il a créé les cinq mouvements entre 2004 et 2008. Le concert d’hier donné par
le même quatuor aux Bouffes du Nord dans le cadre du festival ManiFeste de l’IRCAM
a confirmé l’exceptionnelle osmose entre l’œuvre et les interprètes. Composé
entre 2003 et 2007, le cycle de cinq quatuors à cordes se veut comme son titre
le suggère une célébration fractale. Il se fonde de ce fait sur l’idée d’auto-ressemblance
et de propagation (2), et se revendique comme le reflet de « la recherche
d’un son qui se développe organiquement comme une partie supplémentaire ajoutée
à la nature » (A. Posadas). Néanmoins,
que le titre et l’effectif instrumental de ce recueil ne rebutent
personne : ce serait une erreur de rester sur un a priori. Certes, le
rapport des cinq quatuors à cordes (genre peu prisé du grand public) d’Alberto
Posadas constituant Liturgia fractal
avec les mathématiques fractales, la combinatoire et les algorithmes est avéré.
Mais le compositeur espagnol né en 1967, disciple de Francisco Guerrero,
magnifique compositeur trop tôt disparu, hôte de l’Ircam pendant trois ans, le
réalise de façon si personnelle et sensible que l’on ne peut qu’être touché par
la force et la cohérence de cette musique. Si bien que rester dans l’ignorance
de la technique d’écriture est tout à fait possible, même souhaitable, et il n’est
pas indispensable (d’essayer) de comprendre les explications du compositeur
dans ses notes de programme pour goûter ces pages admirables. De forme
cyclique, les cinq quatuors, construits de façon à former contraste tout en
étant complémentaires (le matériau circule d’une pièce à l’autre),
s’épanouissent dans un univers sonore et rythmique d’une richesse et d’une
vivacité peu ordinaires. Rien de convenu ici, mais tout semble aller de soi, proportions,
équilibre, densité du discours, originalité des textures, quête sonore… Cette
musique séduit, fascine, surprend à tout moment, bouscule l’écoute.
Magistralement interprétés par un Quatuor Diotima au nuancier infini et à la
virtuosité d’une assurance à toute épreuve qui ont tenu l’auditoire en haleine
plus de cinquante minutes passant à la vitesse de la lumière, les cinq quatuors
aux titres a priori rébarbatifs (Ondulation
du temps sonore, Modulations, Orbites, Arborescences, Bifurcations)
que forme cette Liturgie fractale
imposent un créateur puissant, original, profond mais accessible, assurément l’un
des compositeurs les plus puissants de sa génération. Ainsi, neuf mois après l'avoir ouverte avec succès en septembre (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/09/alberto-posadas-et-le-quatuor-diotima.html), Alberto Posadas et le Quatuor Diotima closent magistralement la saison parisienne 2012-2013 de musique contemporaine.
Luigi Nono (1924-1990). Photo : (c) Archives Luigi Nono, DR
La
première partie du concert a permis de retrouver la voix magnifique de Barbara
Hannigan, qui a ouvert le programme a
capella, avec une page de Luigi Nono (1924-1990), Djamila Boupacha, du nom d’une jeune Algérienne torturée par l’armée
française. L’on sait l’engagement politique du compositeur vénitien, et son amour
de l’humanité. « Toutes mes œuvres, écrivait-il en 1960, partent toujours
d’une stimulation humaine : un événement, un moment vécu, un texte de
notre vie touchent ce qu’il y a d’instinctif en moi, ma conscience, et m’imposent,
à moi musicien et être humain, d’en donner un témoignage. » Fondé sur le
poème Esta noche (Cette nuit) de Jesús López Pacheco (1930-1997), Djamila Boupacha est le mouvement central
des Canti di vita et d’amore: Sul Ponte
di Hiroshima, œuvre en trois mouvements pour soprano, ténor et orchestre que
commanda à Nono le Festival d’Edimbourg 1962.
Djamila Boupacha (née en 1938), en 1962. Photo : DR
Née en 1938, Djamila Boupacha est
une militante du Front national de libération algérien. Son témoignage sur les sévices
infligés aux innocents par l’armée française pendant la guerre d’Algérie a
suscité à l’époque des vagues d’indignations. L’ont soutenue en France, entre
autres Pablo Picasso, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Elsa Triolet,
Geneviève de Gaulle, Germaine Tillon et Giselle Halimi, chez qui elle se
réfugia, mais aussi Pacheco en Espagne et de Nono en Italie. « La guerre de
Libération en Algérie nous a tous touchés, en Italie comme en France, constatait
Nono. J’ai compris alors qu’il fallait poursuivre la lutte contre le fascisme
et la répression dans les pays du tiers-monde au centre desquels figurait l’Algérie. »
Ce grand cris de douleur (« Otez de mes yeux ce brouillard des siècles »)
d’où l’espoir point (« Je veux contempler les choses comme un enfant »)
a été chanté avec une force et une densité dramatique d’une énergie vitale par
Barbara Hannigan, qui a saisi l’auditoire à la gorge.
Quatre
ans après avoir participé à la création de l’original de l’œuvre suivante, la
cantatrice canadienne a donné hier la version révisée d’Operspective Hölderlin de Philippe Schœller (né en 1957). Inspirée
par le même recueil de poèmes de Friedrich Hölderlin consacré aux Saisons que celui utilisé par Heinz
Holliger pour son sublime Scardanelli
Zyklus entendu en ouverture de ManiFeste (voir ), initialement écrite pour
soprano, quatuor à cordes, dispositif électronique et projection WFS (Wave Field Synthesis ou Synthèse de
front d’ondes), cette œuvre est le dernier volet du triptyque Sables : lumières d'espaces, cycle du
haut et de l'après de Schœller consacré à l’interaction musicien vivant/haut-parleur. A partir de
matériaux de synthèses élaborés en studio, par le biais du programme original
LUCIOLE (Synthèse Cellulo-Vectorielle), élaboré par Gilbert Nouno et par
lui-même, Schœller travaille ici sur la spatialisation, particulièrement la profondeur
de champ acoustique et son principe de « focalisation, de sélection et de
balayage ». En vue de l’exécution au Théâtre des Bouffes du Nord, à l’acoustique
plus présente et chaude que celle de l’IRCAM pour laquelle la pièce a été
conçue à l’origine, la partie électronique d’Operspective Hölderlin a
été retravaillée pour être exploitée par l’intermédiaire de haut-parleurs
répartis dans l’espace acoustique de la salle à l’italienne.
Barbara Hannigan. Photo : DR
Pour cette
nouvelle version, dans laquelle les parties vocale et instrumentale s’avèrent d’une
extrême finesse et d’une richesse expressive incontestable, l’on regrette que l’inventivité
de l’électronique ne soit pas au même niveau, restant constamment dans le même
registre et maintenant une atmosphère fantomatique invariable vingt-cinq
minutes durant, instillant rapidement la monotonie, mais l’oreille est heureusement
attirée par les beautés indiscutables des musiciens, la voix chaleureuse de Barbara
Hannigan, qui avait participé à la création de l’œuvre en 2009, étant
enveloppée par le velours et la netteté des archets du Quatuor Diotima, ce
dernier s’étant substitué au Quatuor Arditti, créateur de de l’original au côté
de la cantatrice canadienne.
Bruno Serrou
1) 1
CD Kairos 0012932KAI
2) Le
concept mathématique de fractal est apparu au début des années 1970 à l’instigation
du mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot (1924-2010). Il caractérise
des objets possédant des détails à toutes les échelles d'observation, dont
certaines mesures peuvent diverger et dont la dimension peut être non entière.
De nombreux objets naturels possèdent ces propriétés ; leur étude révèle alors
qu'il peut être fructueux de renoncer à l'hypothèse de différentiabilité chère
aux mathématiciens et aux physiciens. Mandelbrot a démontré qu'un grand nombre
d’objets dans la nature étaient bien décrits par des fractales, conduisant
ainsi à de nouveaux terrains de recherche. Des fractales se retrouvent
également dans des phénomènes étudiés en théorie du chaos et dans les
phénomènes économiques, telles les fluctuations boursières.
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