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La rencontre de Philippe Hurel
avec Georges Pérec apparaît d’une logique imparable. L’humour à froid, le sens
singulièrement ludique du texte, l’amour de la joute verbale, des situations
abracadabrantes, de la dérision, un humour acerbe et grave leur sont communs. Ils
ne pouvaient que se rejoindre dans Espèces
d’Espaces, où l’écrivain évoque les petites choses de tous les jours, du
plus anodin au plus monstrueux, ce qui ne pouvait que séduire un compositeur
dont la musique traite essentiellement d’espace et de temps (il convient ici de
rappeler ne serait-ce que la phrase capitale prononcée par Gurnemanz dans le Parsifal de Wagner, « Zum Raum wird hier die Zeit » (Ici,
le temps devient espace). Spectacle à deux personnages s’exprimant chacun sous
une forme différente, l’un parlant l’autre chantant, Espèces d’Espaces adapté sous forme de livret par le compositeur tient
à la fois du théâtre et de l’opéra, à l’instar de Terre et Cendres de Jérôme Combier dont la création a été donnée
samedi 10 mars à Lyon. Il faut dire qu’il ne pouvait en être autrement de la
part d’un compositeur qui, voilà peu de temps encore, ne jurait que par la
musique « absolue », rejetant l’idée-même d’art lyrique, du moins à
l’en croire dans ses longues discussions passionnées sur le sujet d’où il
ressortait de ses propos combien l’opéra était un genre obsolète tenant de l’art
bourgeois. Le premier essai présenté mercredi prélude à un second, puisque le
Théâtre du Capitole de Toulouse a commandé au compositeur un opéra obéissant cette
fois aux canons traditionnels de l’opéra, avec chœur et grand orchestre.
Gageons néanmoins que Hurel saura faire éclater plus encore que dans Espèces d’Espaces la forme du théâtre
lyrique pour le faire absolument sien.
Né à Paris de parents juifs
polonais, tous deux morts durant la Seconde Guerre mondiale, Georges Perec
(1936-1982) n’a eu de cesse dans ses romans de jouer avec les mots et les
situations tout en s’avérant grave voire extrêmement douloureux avec en arrière-plan
la quête identitaire, l’angoisse de la disparition. Car tout ramène Pérec à l’holocauste,
qui l’aura marqué à jamais, tandis que son style se fonde sur l’usage de
contraintes formelles, littéraires ou mathématiques, à l’instar de l’Oulipo,
groupe qui se définit comme une association de « rats qui construisent
eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir » dont il est l’un
des membres aux côtés, entre autres, de Raymond Queneau et Italo Calvino. Ainsi,
en 1969, Pérec écrit le plus grand roman à lipogramme, La disparition, d’où la lettre « e » est bannie. C’est
avec La vie mode d’emploi, Prix
Médicis 1978, où il explore de façon méthodique et contrainte la vie des
habitants d’un immeuble comme une succession d’histoires combinées telles des pièces
d’un puzzle, qu’il acquiert la consécration quatre ans avant sa mort.
Né en 1955 à Domfront, dans
l’Orne, mais ayant grandi et étudié à Toulouse avant d’entrer au Conservatoire de
Paris où il a été l’élève d’Ivo Malec et de Betsy Jolas, directeur fondateur de
l’ensemble Court-Circuit, Philippe Hurel, qui se revendique de la filiation de
Gérard Grisey et de Tristan Murail, intègre des objets de nature spectrale au
sein de structures polyphoniques, et applique la répétition à tous les niveaux
de la composition, de la forme globale à la note même. Faite de
micro-variations et de systèmes à évolution discrète et continue, la musique du
compositeur s’ajuste indubitablement aux interrogations existentielles du
romancier.
Recueil de réflexions
philosophiques sur les lieux, Espèces d’Espaces
est le journal d’un usager de l’espace qui part de constatations élémentaires
telles « l'espace de notre vie n'est ni continu, ni infini, ni homogène,
ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se
déconnecte et où il se rassemble ? », ou « J'aime beaucoup les renvois
en bas de page même si je n'ai rien de particulier à y préciser », ou bien
encore « "Longtemps je me suis couché par écrit" (Parcel Mroust) »
qui apparaît en exergue en fond de scène sur écran géant dans le premier tiers
du spectacle lyonnais. Partant
de « L’hostile :
le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les
hangars, les parkings, les centre de tri, les guichets, les chambres d’hôtel (.../...)
les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées,
les cours d’assises, les cours d’école », Pérec pénètre dans l’odieux sur
lequel s’achève la pièce de théâtre musical de Hurel : « L’aménagement
: 39533/43Kam/J – 6 novembre 1943. Objet : collecte des plantes destinées à garnir
les fours crématoires I et II du camp de concentration d’une bande de verdure. Réf.
: Conversation entre le SS-Obersturmbannführer Höss, Cdt du camp, et le
Sturmbannführer Bishoff. Au SS-Sturmbannführer Ceasar, chef des entreprises
agricoles du camp de concentration d’Auschwitz (Haute-Silésie). Conformément à
une ordonnance du SS-Obersturmbannführer Höss, commandant du camp, les fours
crématoires I et II du camp de concentration seront pourvus d’une bande verte
servant de limite naturelle au camp. Voici la liste des plantes qui devront
être prises dans nos réserves forestières : 200 arbres à feuilles de trois à
cinq mètres de haut ; 100 rejetons d’arbres à feuilles de un mètre et demi à
quatre mètres de haut ; enfin, 1000 arbustes de revêtement de un à deux mètres
et demi de haut, le tout pris dans les réserves de nos pépinières. Vous êtes
prié de mettre à notre disposition ces provisions de plantes. Le chef de la
division centrale du bâtiment des Waffen SS et de la police à Auschwitz : signé
: SS-Obersturmbannführer. » Sur ces mots, les lumières et la musique se
brisent net, laissant l’espace suspendu à l’imaginaire du public.
Faite d’accessoires divers aux géométries changeantes répartis dans l’espace
et allant en évoluant au fur et à mesure du déroulement d’un spectacle de
soixante-dix minutes réalisé par Alexis Forestier - également signataire du
décor et des costumes -, qui séparent le chef d’orchestre, Pierre Roullier également
acteur, de son ensemble 2e2m, la scénographie dessine une multitude d’espaces,
des plus petits aux plus grands, et de toutes les formes dans lesquels se
meuvent avec grand naturel les deux acteurs de l’action, la soprano Elise
Chauvin, voix lumineuse et corps flexible, et le comédien Jean Chaize, tout
aussi souple, tandis que côté cour à l’arrière scène, onze musiciens (flûte,
hautbois, clarinette, deux cors, un percussionniste, accordéon, violon, alto, violoncelle,
contrebasse) de 2e2m jouent une partie aux pourtours circonscrits pour l’essentiel
aux tutti et aux variations évoluant
lentement dans un registre étroit tel un magma dans lequel puisent leur énergie
les deux personnages et d’où émergent des élans de musiques populaires et des
citations de la Marseillaise plus ou moins déformées, tandis que la partie
électronique, réalisée et diffusée par Hurel à la Muse en Circuit, instaure une
atmosphère tendue voire menaçante. Si l’on sourit parfois au texte, il est impossible
d’oublier la gravité du propos, que l’orchestration de Hurel rappelle
continuellement, l’air de rien, mais avec une redoutable efficacité. Si les
micros permettent de capter et de transformer « live » les sons, ils
servent aussi, hélas, à amplifier les voix, ce qui se fait de plus en plus
systématique dans le théâtre lyrique, au point de devenir insupportable tant
les timbres sont déformés par les haut-parleurs, surtout dans un théâtre
dramatique à l’acoustique conçue pour que les voix passent la rampe sans forcer.
Ce qui crée des décalages de nature lorsque les voix amplifiées sont mises en
regard d’instruments acoustiques non amplifiés, même si ces derniers sont
transformés. Ce reproche était déjà porté sur Terre et cendres de Jérôme Combier. Il convient aussi de regretter le manque d'informations données au public qui doit se contenter d'un texte succinct ronéotypé qui ne dit rien de l'œuvre, ni du travail sur le texte, ni de la musique, ni des artistes...
Bruno Serrou
y a-t-il le DVD de cette pièce de théatre lyrique que je pourrai procurer, ou du moins consulter quelque part en France ou même à l'étranger? Merci!
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