Amphithéâtre de l’Opéra Bastille,
mercredi 29 février 2012
Phillip Addis (Roderick Usher). Photo : Opéra national de Paris. DR
En cette année du cent-cinquantenaire
de la naissance de Claude Debussy (1862-1918), parallèlement à la reprise de Pelléas et Mélisande dans la mise en
scène de Robert Wilson dans la grande salle, et à l’exposition Debussy et la Musique présentée par le
Musée d’Orsay à l’Orangerie des Tuileries, l’Opéra de Paris présente deux des opéras
que « Claude de France » a laissés inachevés, tous deux adaptés d’Edgar
Alan Poe (1809-1849) par le compositeur d’après la traduction de Charles
Baudelaire, Le diable dans le beffroi
et La chute de la Maison Usher. Tout
en regrettant que le premier opéra, Rodrigue
et Chimène sur un livret de Catulle Mendès, présenté à l’Opéra de Lyon dans
les années 1990 ne soit pas repris ne serait-ce qu’en concert, il convient de
saluer l’initiative de l’Opéra de Paris qui présente ces deux ouvrages
incomplets dans une production scénique idoine de quatre-vingt minutes réalisée
par Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil dans un décor unique de Rick Martin
fort bien adapté au sujet et au lieu fait de livres et de rayonnages de
bibliothèque parfaitement évocateur de l’univers intellectuel et sa perception livresque
des derniers enfants de la maison Usher et qui se fait tour à tour château, lit, canapé,
cercueil et tombeau, avant de finir par s’effondrer bruyamment.
Connu jusqu’à présent par l’arrangement
qu’en a réalisé le compositeur Juan Allende-Blin, qui compléta et orchestra l’ouvrage
en 1976, version donnée aux Etats-Unis puis en Allemagne en 1977 avant d’être
enregistrée par EMI en 1984 à Monaco par Georges Prêtre avec Jean-Philippe
Lafont, François Le Roux, Christine Barbaux et Pierre-Yves le Maigat, La chute de la Maison Usher devait, une fois achevé, se présenter sous la forme d’un opéra d’une heure en un acte et deux
scènes dont Debussy était à la fois l’auteur de la partition et du livret. Un livret
qu’il avait adapté à partir de la traduction réalisée par Charles Baudelaire. Le
compositeur travailla sur cet ouvrage de mi-juin 1908 à 1917, sans parvenir pour autant à l’achever.
Debussy songeait à puiser dans cette courte nouvelle de Poe depuis 1890 pour
une symphonie, et dut définitivement renoncer à son projet pour des raisons autant
personnelles (la maladie) qu’esthétiques (il ne parvenait pas, comme il l'a lui-même
reconnu, à se renouveler, à s’émanciper du langage
harmonique de Pelléas et Mélisande
et à associer deux esthétiques difficilement conciliables, le symbolisme et l’expressionnisme).
Debussy laisse cependant la totalité du livret et quelques 400 mesures pour
voix et piano qui constituent parfois des scènes entières, comme on peut le
voir dans le troisième volume de la série 6 paru en 2006 de l’édition critique des
œuvres complètes de Debussy publiée entre 1985 et 2007 par les Editions Durand.
Cet opéra tragique hanté par la mort
a été mené parallèlement à un autre projet également adapté de Poe, cette fois
un opéra comique, Le diable dans le
beffroi. Ce dernier a été envisagé peu après la réussite de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique, en
1902. Construit lui aussi en un acte et deux scènes (la première se passant dans un village de
Hollande, la seconde dans une bourgade italienne) cet ouvrage est tiré de The Devil on the Belfry et est lui aussi resté inachevé, le compositeur renonçant en
1912, alors que le scénario de Debussy est daté du 25 août 1903. « J'aimerais mettre
fin à l’idée que le diable est l’esprit du mal, écrivait-il en 1903. Il a
simplement l’esprit de contradiction ; peut-être est-ce lui qui inspire
ceux qui ne pensent pas comme les autres. » Une partie du matériau musical
de cet ouvrage se retrouve dans la courte pièce pour piano Morceau de concours publiée en janvier 1905. En 1908, l’Opéra de
Manhattan rencontrant un vif succès avec la première aux Etats-Unis de Pelléas et Mélisande, le directeur de
l'Opéra concurrent, le Metropolitan, Giulio Gatti-Casazza, offre un contrat à
Debussy pour trois nouveaux opéras qui seraient représentés au cours d’une même
soirée, Le diable dans le beffroi, La légende de Tristan et La chute de la Maison Usher. Pourtant, aucun ne devait être achevé, bien que le 31
mars 1912 le compositeur ait joué quelques extraits du premier au piano pour
Henri Busser, chef d'orchestre compositeur qui avait succédé à André Messager au pupitre de l'Opéra-Comique après la troisième
représentation de la création de Pelléas.
Seules subsistent du Diable dans le
beffroi trois pages d’esquisses musicales sans texte vraisemblablement écrites
en août 1903.
La production présentée par l’Opéra
de Paris jusqu’au 5 mars n’est donc pas une reconstitution littérale de ces deux œuvres
réunies en un même spectacle, mais une évocation poétique sur des thèmes chers
à Debussy et à Poe, la névrose familiale, la décadence et le funèbre. Avec le
pianiste Jeff Cohen, directeur musical du projet, Jean-Philippe Clarac et
Olivier Delœuil ont construit une dramaturgie en un prologue, Le diable dans le beffroi, et un acte, La chute de la Maison Usher. Le premier
se fonde sur la pièce pour piano The Snow
is dancing extraite du Children’s
Corner qui permet d’évoquer l’enfance en demi-teinte de Roderick Uscher, de
sa sœur Madeline et de l’un de leurs deux Amis, le narrateur. Ce dernier, campé
par Alexandre Pavloff, sociétaire de la Comédie-Française, est excessivement
présent, voire envahissant en raison d’une sonorisation par trop bruyante alors
que l’Amphithéâtre Bastille est a priori parfaitement adapté à la voix
naturelle des comédiens. A cette première partie, trop longue et terriblement bavarde,
qui se clôt sur la découverte par le narrateur d’une lettre que lui a envoyée
Roderick Usher, s’enchaîne l’opéra proprement dit, La chute de la Maison Usher,
dont la musique originale, l’action et les dialogues sont soudés par l’ajout du sixième volet du premier Livre des Préludes pour piano, Des pas sur la neige, et de
trois des mélodies les plus fameuses de Debussy, le Son du cor s’afflige vers
les bois (1891) sur un poème tiré de Sagesse
de Paul Verlaine, la Chevelure sur un
poème de Pierre Louÿs à l’érotisme morbide extraite des Chansons de Bilitis (1897-1898), et le « triste et lent »
Colloque sentimental (1904), l’une des trois mélodies du second recueil des Fêtes galantes sur des poèmes de
Verlaine.
Alexandre Duhamel (Le Médecin) et Valérie Condoluci (Madeline) - Photo Opéra national de Paris/Elisa Haberer
Le jeune baryton canadien Philippe
Addis campe avec flamme et émotion un Roderick Usher tortueux et torturé, le
baryton français Alexandre Duhamel un Médecin inquiétant, maléfique, dont
l’attitude violente trahit la folie criminelle, le baryton-basse Damien Pass un
Ami compatissant et spontané. Seule Valérie Condoluci suscite d’infimes réserves, la voix manquant légèrement de carnation. Mais c’est le pianiste franco-américain Jeff Cohen qui s’impose dans ce spectacle qu’il tient à bout de bras tel un véritable deus
ex machina, avec son toucher d’une délicatesse et d’une solidité qui exalte
une beauté sonore aux coloris infinis, son piano se faisant ainsi le héros de
la soirée.
Bruno Serrou
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