Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 6 mars 2012
Daniele Gatti. Photo : DR
Ultime partition de Richard Wagner,
accomplissement de tous ses desseins, unique ouvrage conçu en fonction de son
expérience de la fosse « mystique » du Festspielhaus de Bayreuth inauguré
six ans plus tôt avec le Ring et qui
fut le cadre de sa création l’été 1882, quelques mois après son achèvement, et
pour lequel son concepteur entendait réserver les représentations, Parsifal est l’un des plus imposants
chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique. Ouvrage étrange, énigmatique que ce
« Festival scénique sacré en trois actes ». Wagner a-t-il voulu à la
fin de sa vie à travers cet hommage avoué à Jean-Sébastien Bach célébrer
l’ascèse qu’il n’avait lui-même jamais pratiquée ? Se sera-t-il agenouillé
devant la Croix, comme Nietzsche s’en désolera par la suite au point de se
détourner de celui qu’il avait idolâtré au profit de Bizet et de sa Carmen ?... Que sous-tend cette
chevalerie secrète née de l’esprit de Wolfram von Eschenbach érigée sur la
pureté du sang souillé par son Maître et qui attend désespérément le sauveur
qui la relèvera ? Quelle est la véritable nature plus ou moins manichéenne du
conflit qui oppose le jardin enchanté de Klingsor et le Saint-Graal dans lequel
Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ ?... Dans ce testament
artistique, qui associe profondeur ascétique dans ses actes extrêmes, et
sensualité la plus charnelle dans l’acte central, Wagner condense sa conception
morale de l’univers, retournant aux origines de l’amour et de la foi, au
« cœur-même de l’art ». Sur le plan musical, Parsifal se présente
comme l’accomplissement de la quête de l’œuvre d’art total, la musique se
présentant comme un véritable cocon pour la voix et pour l’auditeur, tandis que
l’expression artistique est acquise dans sa diversité entière.
C’est le premier des deux Parsifal présentés en France cette semaine
(le second est proposé à l’Opéra de Lyon à partir de vendredi 9 mars) que donnait
hier au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, l’Orchestre National de France et son directeur musical Daniele Gatti, qui
dirige depuis 2008 l’actuelle production de l’ouvrage du Festival de Bayreuth
mise en scène par Stefan Herheim. C’est d’ailleurs avec une distribution proche de celle de Bayreuth que le chef italien se produit dans les deux concerts prévus (1). Le chef italien connaît l’œuvre-testament de
Wagner sur le bout des doigts, dirigeant par cœur ces quatre heures de musique
d’une transcendante beauté, anticipant la moindre intension de l’auteur qu’il
transmet à l’orchestre avec une simplicité qui en dit long sur son extrême
maîtrise de cet immense chef-d’œuvre. Si une exécution en concert peut être
considérée pour ce qui concerne Parsifal
comme une trahison, puisqu’il s’agit pour Wagner, nous l'avons vu, d’un « festival scénique
sacré », cette option présente l’avantage pour le public d'avoir l'opportunité de suivre
le déploiement de l’écriture instrumentale extrêmement élaborée de la
partition et de se focaliser sur la seule audition, l’oreille étant plus chétive
que l’œil. Parmi les exécutions concertantes de Parsifal, l’on se souvient de celui donné dans les années 1980 par l’Orchestre
Philharmonique de Radio France sous la direction de Marek Janowski, et, plus proche de nous, en avril 2011 au Théâtre
des Champs-Elysées, du remarquable Parsifal
venu de Munich dirigé par Kent Nagano dans la foulée des représentations
scéniques de l’Opéra d’Etat de Bavière avec une distribution impressionnante (Nikolai Schukoff, Angela Denoke, Kwangchul Youn, John Wegner, Michael Volle et Steven Humes), sans doute le plus
grand concert de l’année 2011.
Sans
égaler ce dernier, le Parsifal de
l’Orchestre National de France, moins aguerri à des ouvrages aussi longs et
denses que son confrère bavarois, ne démérite pas, malgré des baisses de tension
(et d’attention) que la fatigue explique sans doute, particulièrement dans l’un
des moments les plus stupéfiants de la lecture de son directeur musical, aux deux-tiers du deuxième acte, au moment des grands appels désespérés de Kundry, qui au moment où
elle évoque la rencontre du regard du Christ, « Kenntest du den Fluch, der mich durch Schlaf und Wachen durch
Tod und Leben… » (Si tu savais
la malédiction qui nuit et jour morte
et vive (me hante)…) et tente de retenir Parsifal, après son cri le plus hallucinant,
Gatti ménage un long et poignant silence, puis tente de relancer pianissimo l’orchestre, sans y parvenir tout à fait tandis que les
cors patinent et l’orchestre en son ensemble se démène dans de sérieux
décalages. Il convient néanmoins de saluer la performance de la
phalange française, dont les bois rivalisent de virtuosité et d’éclat, ainsi
que trompettes et trombones, et, côté cordes, les contrebasses qui assurent
l’assise harmonique de la partition avec une rigueur et une chaleur
exceptionnelles, à l’instar des violoncelles. Ainsi, Gatti peut-il peindre un Enchantement du Vendredi Saint de toute beauté et d’une flamme
évocatrice de la nature soudainement habitée par le renouveau du printemps. Moins
introspectif et d’une spiritualité plus distanciée que son confrère américain,
le chef italien s’avère en revanche plus humain et dramatique, comme
l’attestent les tempi du premier acte
(1h43 au lieu de 1h55). Pourtant, contrairement à Nagano qui avait installé les
solistes à l’avant-scène, Gatti les a placés entre l’orchestre et le chœur, comme
dans une symphonie avec voix.
Le seul
vrai point faible de la soirée est la distribution, reflet de la situation
vocale actuelle du Festival de Bayreuth déserté par les grandes voix. Remplaçant au pied levé
Kwanchoul Youn, malade, en Gurnemanz, Kurt Rydl, qui connaît parfaitement le
rôle qu'il fréquente depuis longtemps, compense sa fatigue vocale (timbre chancelant, aigus tendus, vibrato
excessif) par une présence et une authenticité dignes d’un Evangéliste,
traduisant avec sincérité les souffrances intérieures endurées par le
personnage qui assiste impuissant à la déchéance de la confrérie du
Graal. Detlef Roth campe un Amfortas impressionnant de douleur et de
noblesse d'une voix pourtant claire au phrasé irréprochable qui compense
largement une puissance ténue. Lucio Gallo n’a pas la noirceur du timbre qui
sied à Klingsor, mais le chant est séduisant, et l’on ne peut que regretter que
le Titurel d’Andreas Hörl ne chante que depuis les coulisses tant la voix semble solide.
Mihoko Fujimura est précise et d’une belle musicalité, mais elle n’est pas vraiment Kundry,
n'en ayant ni les moyens (les suraigus du deuxième acte sont criards), ni la
personnalité, ni, surtout, la sensualité, si bien que l’on ne croit pas un instant à son pouvoir
de séduction, même s’il se trouve à la fin de l’acte II des accents de vérité
qui confortent la vision du chef. Le Parsifal de Christopher Ventris est lui
aussi en-deçà des exigences vocales du rôle, mais le ténor britannique assure l’essentiel
sans flancher. Si les Filles Fleurs déçoivent, il convient de vanter les voix d’enfants
de la Maîtrise de Radio France, précises et sûres, les courts rôles
(chevaliers, écuyers, voix du ciel), bien distribués, et, surtout, le Chœur de
Radio France en son ensemble qui a largement contribué à la réussite de la
soirée.
Bruno Serrou
1) Seconde représentation
vendredi 9 mars 2012 à 18h, concert retransmis en direct sur France Musique
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