mercredi 7 mars 2012

Daniele Gatti et l’Orchestre National de France offrent Théâtre des Champs Elysées un « Parsifal » de Wagner aux élans plus dramatiques que sacrés


Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 6 mars 2012

Daniele Gatti. Photo : DR

Ultime partition de Richard Wagner, accomplissement de tous ses desseins, unique ouvrage conçu en fonction de son expérience de la fosse « mystique » du Festspielhaus de Bayreuth inauguré six ans plus tôt avec le Ring et qui fut le cadre de sa création l’été 1882, quelques mois après son achèvement, et pour lequel son concepteur entendait réserver les représentations, Parsifal est l’un des plus imposants chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique. Ouvrage étrange, énigmatique que ce « Festival scénique sacré en trois actes ». Wagner a-t-il voulu à la fin de sa vie à travers cet hommage avoué à Jean-Sébastien Bach célébrer l’ascèse qu’il n’avait lui-même jamais pratiquée ? Se sera-t-il agenouillé devant la Croix, comme Nietzsche s’en désolera par la suite au point de se détourner de celui qu’il avait idolâtré au profit de Bizet et de sa Carmen ?... Que sous-tend cette chevalerie secrète née de l’esprit de Wolfram von Eschenbach érigée sur la pureté du sang souillé par son Maître et qui attend désespérément le sauveur qui la relèvera ? Quelle est la véritable nature plus ou moins manichéenne du conflit qui oppose le jardin enchanté de Klingsor et le Saint-Graal dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ ?... Dans ce testament artistique, qui associe profondeur ascétique dans ses actes extrêmes, et sensualité la plus charnelle dans l’acte central, Wagner condense sa conception morale de l’univers, retournant aux origines de l’amour et de la foi, au « cœur-même de l’art ». Sur le plan musical, Parsifal se présente comme l’accomplissement de la quête de l’œuvre d’art total, la musique se présentant comme un véritable cocon pour la voix et pour l’auditeur, tandis que l’expression artistique est acquise dans sa diversité entière.
C’est le premier des deux Parsifal présentés en France cette semaine (le second est proposé à l’Opéra de Lyon à partir de vendredi 9 mars) que donnait hier au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, l’Orchestre National de France et son directeur musical Daniele Gatti, qui dirige depuis 2008 l’actuelle production de l’ouvrage du Festival de Bayreuth mise en scène par Stefan Herheim. C’est d’ailleurs avec une distribution proche de celle de Bayreuth que le chef italien se produit dans les deux concerts prévus (1). Le chef italien connaît l’œuvre-testament de Wagner sur le bout des doigts, dirigeant par cœur ces quatre heures de musique d’une transcendante beauté, anticipant la moindre intension de l’auteur qu’il transmet à l’orchestre avec une simplicité qui en dit long sur son extrême maîtrise de cet immense chef-d’œuvre. Si une exécution en concert peut être considérée pour ce qui concerne Parsifal comme une trahison, puisqu’il s’agit pour Wagner, nous l'avons vu, d’un « festival scénique sacré », cette option présente l’avantage pour le public d'avoir l'opportunité de suivre le déploiement de l’écriture instrumentale extrêmement élaborée de la partition et de se focaliser sur la seule audition, l’oreille étant plus chétive que l’œil. Parmi les exécutions concertantes de Parsifal, l’on se souvient de celui donné dans les années 1980 par l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Marek Janowski, et, plus proche de nous, en avril 2011 au Théâtre des Champs-Elysées, du remarquable Parsifal venu de Munich dirigé par Kent Nagano dans la foulée des représentations scéniques de l’Opéra d’Etat de Bavière avec une distribution impressionnante (Nikolai Schukoff, Angela Denoke, Kwangchul Youn, John Wegner, Michael Volle et Steven Humes), sans doute le plus grand concert de l’année 2011.
Sans égaler ce dernier, le Parsifal de l’Orchestre National de France, moins aguerri à des ouvrages aussi longs et denses que son confrère bavarois, ne démérite pas, malgré des baisses de tension (et d’attention) que la fatigue explique sans doute, particulièrement dans l’un des moments les plus stupéfiants de la lecture de son directeur musical, aux deux-tiers du deuxième acte,  au moment des grands appels désespérés de Kundry, qui au moment où elle évoque la rencontre du regard du Christ, « Kenntest du den Fluch, der mich durch Schlaf und Wachen durch Tod und Leben… » (Si tu savais la malédiction qui nuit et jour morte et vive (me hante)…) et tente de retenir Parsifal, après son cri le plus hallucinant, Gatti ménage un long et poignant silence, puis tente de relancer pianissimo l’orchestre, sans y parvenir tout à fait tandis que les cors patinent et l’orchestre en son ensemble se démène dans de sérieux décalages. Il convient néanmoins de saluer la performance de la phalange française, dont les bois rivalisent de virtuosité et d’éclat, ainsi que trompettes et trombones, et, côté cordes, les contrebasses qui assurent l’assise harmonique de la partition avec une rigueur et une chaleur exceptionnelles, à l’instar des violoncelles. Ainsi, Gatti peut-il peindre un Enchantement du Vendredi Saint de toute beauté et d’une flamme évocatrice de la nature soudainement habitée par le renouveau du printemps. Moins introspectif et d’une spiritualité plus distanciée que son confrère américain, le chef italien s’avère en revanche plus humain et dramatique, comme l’attestent les tempi du premier acte (1h43 au lieu de 1h55). Pourtant, contrairement à Nagano qui avait installé les solistes à l’avant-scène, Gatti les a placés entre l’orchestre et le chœur, comme dans une symphonie avec voix.
Le seul vrai point faible de la soirée est la distribution, reflet de la situation vocale actuelle du Festival de Bayreuth déserté par les grandes voix.  Remplaçant au pied levé Kwanchoul Youn, malade, en Gurnemanz, Kurt Rydl, qui connaît parfaitement le rôle qu'il fréquente depuis longtemps, compense sa fatigue vocale (timbre chancelant, aigus tendus, vibrato excessif) par une présence et une authenticité dignes d’un Evangéliste, traduisant avec sincérité les souffrances intérieures endurées par le personnage qui assiste impuissant à la déchéance de la confrérie du Graal. Detlef Roth campe un Amfortas impressionnant de douleur et de noblesse d'une voix pourtant claire au phrasé irréprochable qui compense largement une puissance ténue. Lucio Gallo n’a pas la noirceur du timbre qui sied à Klingsor, mais le chant est séduisant, et l’on ne peut que regretter que le Titurel d’Andreas Hörl ne chante que depuis les coulisses tant la voix semble solide. Mihoko Fujimura est précise et d’une belle musicalité, mais elle n’est pas vraiment Kundry, n'en ayant ni les moyens (les suraigus du deuxième acte sont criards), ni la personnalité, ni, surtout, la sensualité, si bien que l’on ne croit pas un instant à son pouvoir de séduction, même s’il se trouve à la fin de l’acte II des accents de vérité qui confortent la vision du chef. Le Parsifal de Christopher Ventris est lui aussi en-deçà des exigences vocales du rôle, mais le ténor britannique assure l’essentiel sans flancher. Si les Filles Fleurs déçoivent, il convient de vanter les voix d’enfants de la Maîtrise de Radio France, précises et sûres, les courts rôles (chevaliers, écuyers, voix du ciel), bien distribués, et, surtout, le Chœur de Radio France en son ensemble qui a largement contribué à la réussite de la soirée.
Bruno Serrou
1) Seconde représentation vendredi 9 mars 2012 à 18h, concert retransmis en direct sur France Musique

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