Paris, Théâtre des
Champs-Elysées, vendredi 9 novembre 2012
Caroline Stein (Medea)
Medeamaterial - rebaptisé Medea
depuis la production d’Antoine Gynt née en 2005 à Buenos Aires - de Pascal
Dusapin (né en 1955), oppose le personnage de Médée fragmenté en plusieurs
voix, telle une chimère à plusieurs têtes, à un orchestre d’instruments
anciens. Il en résulte un opéra à la fois baroque, au sens plein du terme, et de
nature contemporaine. Créé le 13 mars 1992 au Théâtre de La Monnaie de
Bruxelles dans une mise en scène de Jacques Delcuvellerie avec la soprano Hilde
Heiland, Medeamaterial a été programmé pour la première fois en France à
la Filature de Mulhouse dans le cadre du Festival Musica en septembre 2000,
dans une production d’André Wilms et dirigée par Laurence Equilbey, avec Chantal
Perraud dans le rôle-titre.
Originellement conçu comme prologue
à l’opéra Dido and Aeneas (1689) de
Henry Purcell (1659-1695) dans une production dans laquelle les deux ouvrages étaient
associés et que Bernard Foccroulle, alors directeur du Théâtre de La Monnaie de
Bruxelles, avait confiée à son compatriote Philippe Herreweghe à la tête de
ses deux ensembles, La Chapelle Royale et le Collegium Vocale de Gand (1), Medeamaterial est écrit pour formations
instrumentale et vocale baroques (orgue positif/clavecin, 6 violons I, 5
violons II, 4 altos, 4 violoncelles, 2 contrebasses ; 7 sopranos, 6 altos,
6 ténors, 7 basses, un quatuor de solistes – 2 sopranos, alto, contre-ténor –, deux
voix préenregistrées et une soprano colorature pour le rôle-titre) et un
diapason à 415 Hz. Ce qui a incité le compositeur à une quête sonore inédite
pour lui. « On n’écrit pas pour l’orchestre de Philippe Herreweghe comme
on écrit pour l’Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou le Quatuor
Arditti, me disait Pascal Dusapin en 2000. Il faut tenir compte de la
technique, de l’énonciation, de l’organologie. S’intéresser à la musique
baroque suppose un esprit assez expérimental. Il faut retrouver, reconstituer, reconsidérer
l’ensemble des paramètres du son et de la musique. Dans Medeamaterial, il y a peut-être le souvenir d’un rapport, non pas
madrigalesque mais de sonorités qui me viennent directement de l’écoute et de
l’amour de la musique baroque. Le projet de Heiner Müller n’est pas de
déconstruire, ni de cataloguer ou de disséquer, mais de reconsidérer l’Antiquité à l’aune de notre contemporanéité, ce qui n’est pas une attitude
nouvelle dans l’histoire de la littérature, ni même dans celle de la musique. »
Dans sa pièce Medeamaterial écrite alors qu’il
vivait en Allemagne de l’Est et qu’il aspirait, à l’instar de l’ensemble de ses
compatriotes de sa génération, à passer à l’Ouest, Heiner Müller (1929-1995)
réinvente le mythe de Médée sous la forme d’une allégorie de la colonisation, à la fois sexuelle et
impériale. En utilisant des fragments
de la Médée d’Euripide et de Sénèque, le dramaturge
allemand joue de l’association
libre et instinctive et d’un sous-texte narratif, le tout évoquant un monde étrange et dramatique impénétrable.
Partition d’une heure d’une austérité
confondante, fondée sur ce texte de grande beauté chanté en allemand, Medeamaterial
de Dusapin confine au chef-d’œuvre. Malgré sa simplicité,
inhabituelle chez le compositeur,
il s’agit sans doute de l’ouvrage scénique phare de son auteur, par son extrême
concentration, son raffinement hiératique, sa violence primitive, son énergie
brute qui renforce la puissance psychanalytique du livret morcelé de Müller.
L’essence fragmentaire du texte du dramaturge allemand est magnifiée par la
musique du compositeur français, qui cimente la trame, notamment à travers la
basse confiée à l’orgue. Ainsi, l’intrigue garde-t-elle son unité, tandis que
Médée déroule sa mémoire morcelée, ombre solitaire et hallucinée, mystifiée et
vindicative. « Mes textes, disait Müller, sont souvent écrits en sorte que chaque phrase, ou une phrase sur deux, ne montre que la partie émergée de l'iceberg, et ce qu'il y a en-dessous ne regarde personne. » C'est précisément l'idée que renforce la musique de Dusapin.
Actualisant le mythe non
seulement par le biais de la pièce de Müller dont s’est inspiré Dusapin mais en
puisant aussi de son propre chef dans le roman Medea : Stimmen de Christa Wolf, Sasha Waltz, qui signe la
mise en scène de la production présentée par le Théâtre des Champs-Elysées créée
à Berlin en 2007 puis reprise notamment à La monnaie de Bruxelles en 2010, fait
de la magicienne grecque un être fort qui sait résister à la pression dévastatrice
de la société, débarrassée de sa folie furieuse. Ainsi, Médée est-elle un personnage polymorphe,
mère magicienne et guérisseuse qui, trahie par l’homme qu’elle aime, finit par
se servir de ses dons bienfaisants pour détruire et se venger, se transformant
en criminelle et en infanticide. La chorégraphe allemande rallonge l’œuvre originelle
d’une demi-heure environ, ouvrant son spectacle avec les quinze danseurs de sa
compagnie Sasha Waltz and Guests qui, après la chute violente d’un gigantesque
voile rouge, apparaissent de le noir allongés sur le sol côte à côte avant de
former en roulant lentement sur eux-mêmes un cercle immense, le tout dans le
grondement sourd d’une soufflerie. Une dizaine de minutes plus tard, après
divers mouvements d’ensemble, de duos et de solos, les danseurs disparaissent.
Les lumières s’avivent alors en douceur pour révéler un panneau surélevé sur une
stèle représentant un bas-relief antique en trois scènes de bataille qui s’animent
imperceptiblement - un moment de grande beauté - avant de s’effacer pour
laisser la place à l’univers austère de l’opéra. Autre grand moment scénique,
celui où Glaucé, la rivale de Médée campée par une jeune danseuse,
est dévêtue puis
habillée de la robe que la magicienne lui a fait remettre après l’avoir
imprégnée de poison. Tandis que Médée divague sur le
plateau, deux danseurs portent Glaucé,
jouant avec elle et la serrant contre eux, et finissent par faire éclater son collier dont
les éclaboussures écarlates l’engloutissent peu à peu
sous un linceul de sang. Après que le chœur soit sorti de la
fosse pour intégrer l’action, l’apparition des enfants de Médée et Jason intensifie
encore davantage la tension. Plus contestable en revanche parce que préjudiciable
à la musique, ce qui suit la transition de l’orgue au clavecin et ce qui évoque
une suite instrumentale et débouche sur une longue et bruyante séquence où
six ventilateurs également répartis des deux côtés de la scène soufflant avec
une force tellurique telle qu’ils plaquent les protagonistes au sol ou les uns
contre les autres, comme si les dieux cherchaient à enrayer l’implacable
destin, vainement puisqu’ils ne peuvent empêcher Médée d’assassiner ses enfants.
Superbe Médée, Caroline Stein, soprano colorature
de velours mais à la voix bougeant un peu, campe une magicienne
féroce et autoritaire, inéluctablement tourmentée par la trahison de Jason, dont la présence dans le palais de Créon la conduit à se rebeller irrémédiablement contre lui. Sculpturale
quoiqu’épurée, la musique, alors que les
danseurs entourent l’héroïne, trahit
l’humeur sombre de cette dernière que les lignes à la
fois fines et dures des colorature de Dusapin poussent à la limite du registre émotionnel d’une force terrifiante. L’action des danseurs, comme celle du chœur dans la fosse (excellent Vocalconsort Berlin), à l’instar
de la tragédie grecque, est à la fois écho des troubles de Médée et exégète
de l’action. Précise et déterminée mais laissant la bride sur le
cou d’un orchestre fluide mais aux sonorités ténues et un peu acides des
formations baroques (remarquable Akademie für Alte Musik Berlin), la direction de Marcus
Creed affermit l’approche dramatique saisissante de Sasha Waltz.
Bruno Serrou
1) CD Harmonia Mundi, 1993
Photos : Théâtre des Champs-Elysées - DR
Bel article Bruno, sur un spectacle saisissant, violent, transcrivant avec force le mythe de Médée.
RépondreSupprimerM.S.