samedi 10 novembre 2012

Medea de Pascal Dusapin magnifiée par le fin maillage entre chant, danse et musique remarquablement servi par Sasha Waltz et Marcus Creed



Paris, Théâtre des Champs-Elysées, vendredi 9 novembre 2012


Caroline Stein (Medea)

Medeamaterial - rebaptisé Medea depuis la production d’Antoine Gynt née en 2005 à Buenos Aires - de Pascal Dusapin (né en 1955), oppose le personnage de Médée fragmenté en plusieurs voix, telle une chimère à plusieurs têtes, à un orchestre d’instruments anciens. Il en résulte un opéra à la fois baroque, au sens plein du terme, et de nature contemporaine. Créé le 13 mars 1992 au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles dans une mise en scène de Jacques Delcuvellerie avec la soprano Hilde Heiland, Medeamaterial a été programmé pour la première fois en France à la Filature de Mulhouse dans le cadre du Festival Musica en septembre 2000, dans une production d’André Wilms et dirigée par Laurence Equilbey, avec Chantal Perraud dans le rôle-titre. 


Originellement conçu comme prologue à l’opéra Dido and Aeneas (1689) de Henry Purcell (1659-1695) dans une production dans laquelle les deux ouvrages étaient associés et que Bernard Foccroulle, alors directeur du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, avait confiée à son compatriote Philippe Herreweghe à la tête de ses deux ensembles, La Chapelle Royale et le Collegium Vocale de Gand (1), Medeamaterial est écrit pour formations instrumentale et vocale baroques (orgue positif/clavecin, 6 violons I, 5 violons II, 4 altos, 4 violoncelles, 2 contrebasses ; 7 sopranos, 6 altos, 6 ténors, 7 basses, un quatuor de solistes – 2 sopranos, alto, contre-ténor –, deux voix préenregistrées et une soprano colorature pour le rôle-titre) et un diapason à 415 Hz. Ce qui a incité le compositeur à une quête sonore inédite pour lui. « On n’écrit pas pour l’orchestre de Philippe Herreweghe comme on écrit pour l’Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou le Quatuor Arditti, me disait Pascal Dusapin en 2000. Il faut tenir compte de la technique, de l’énonciation, de l’organologie. S’intéresser à la musique baroque suppose un esprit assez expérimental. Il faut retrouver, reconstituer, reconsidérer l’ensemble des paramètres du son et de la musique. Dans Medeamaterial, il y a peut-être le souvenir d’un rapport, non pas madrigalesque mais de sonorités qui me viennent directement de l’écoute et de l’amour de la musique baroque. Le projet de Heiner Müller n’est pas de déconstruire, ni de cataloguer ou de disséquer, mais de reconsidérer l’Antiquité à l’aune de notre contemporanéité, ce qui n’est pas une attitude nouvelle dans l’histoire de la littérature, ni même dans celle de la musique. » 


Dans sa pièce Medeamaterial écrite alors qu’il vivait en Allemagne de l’Est et qu’il aspirait, à l’instar de l’ensemble de ses compatriotes de sa génération, à passer à l’Ouest,  Heiner Müller (1929-1995) réinvente le mythe de Médée sous la forme d’une allégorie de la colonisation, à la fois sexuelle et impériale. En utilisant des fragments de la Médée d’Euripide et de Sénèque, le dramaturge allemand joue de l’association libre et instinctive et d’un sous-texte narratif, le tout évoquant un monde étrange et dramatique impénétrable.


Partition d’une heure d’une austérité confondante, fondée sur ce texte de grande beauté chanté en allemand, Medeamaterial de Dusapin confine au chef-d’œuvre. Malgré sa simplicité, inhabituelle chez le compositeur, il s’agit sans doute de l’ouvrage scénique phare de son auteur, par son extrême concentration, son raffinement hiératique, sa violence primitive, son énergie brute qui renforce la puissance psychanalytique du livret morcelé de Müller. L’essence fragmentaire du texte du dramaturge allemand est magnifiée par la musique du compositeur français, qui cimente la trame, notamment à travers la basse confiée à l’orgue. Ainsi, l’intrigue garde-t-elle son unité, tandis que Médée déroule sa mémoire morcelée, ombre solitaire et hallucinée, mystifiée et vindicative. « Mes textes, disait Müller, sont souvent écrits en sorte que chaque phrase, ou une phrase sur deux, ne montre que la partie émergée de l'iceberg, et ce qu'il y a en-dessous ne regarde personne. » C'est précisément l'idée que renforce la musique de Dusapin.


Actualisant le mythe non seulement par le biais de la pièce de Müller dont s’est inspiré Dusapin mais en puisant aussi de son propre chef dans le roman Medea : Stimmen de Christa Wolf, Sasha Waltz, qui signe la mise en scène de la production présentée par le Théâtre des Champs-Elysées créée à Berlin en 2007 puis reprise notamment à La monnaie de Bruxelles en 2010, fait de la magicienne grecque un être fort qui sait résister à la pression dévastatrice de la société, débarrassée de sa folie furieuse. Ainsi, Médée est-elle un personnage polymorphe, mère magicienne et guérisseuse qui, trahie par l’homme qu’elle aime, finit par se servir de ses dons bienfaisants pour détruire et se venger, se transformant en criminelle et en infanticide. La chorégraphe allemande rallonge l’œuvre originelle d’une demi-heure environ, ouvrant son spectacle avec les quinze danseurs de sa compagnie Sasha Waltz and Guests qui, après la chute violente d’un gigantesque voile rouge, apparaissent de le noir allongés sur le sol côte à côte avant de former en roulant lentement sur eux-mêmes un cercle immense, le tout dans le grondement sourd d’une soufflerie. Une dizaine de minutes plus tard, après divers mouvements d’ensemble, de duos et de solos, les danseurs disparaissent. Les lumières s’avivent alors en douceur pour révéler un panneau surélevé sur une stèle représentant un bas-relief antique en trois scènes de bataille qui s’animent imperceptiblement - un moment de grande beauté - avant de s’effacer pour laisser la place à l’univers austère de l’opéra. Autre grand moment scénique, celui où Glaucé, la rivale de Médée campée par une jeune danseuse, est dévêtue puis habillée de la robe que la magicienne lui a fait remettre après l’avoir imprégnée de poison. Tandis que Médée divague sur le plateau, deux danseurs portent Glaucé, jouant avec elle et la serrant contre eux, et finissent par faire éclater son collier dont les éclaboussures écarlates l’engloutissent peu à peu sous un linceul de sang. Après que le chœur soit sorti de la fosse pour intégrer l’action, l’apparition des enfants de Médée et Jason intensifie encore davantage la tension. Plus contestable en revanche parce que préjudiciable à la musique, ce qui suit la transition de l’orgue au clavecin et ce qui évoque une suite instrumentale et débouche sur une longue et bruyante séquence où six ventilateurs également répartis des deux côtés de la scène soufflant avec une force tellurique telle qu’ils plaquent les protagonistes au sol ou les uns contre les autres, comme si les dieux cherchaient à enrayer l’implacable destin, vainement puisqu’ils ne peuvent empêcher Médée d’assassiner ses enfants. 


Superbe Médée, Caroline Stein, soprano colorature de velours mais à la voix bougeant un peu, campe une magicienne féroce et autoritaire, inéluctablement tourmentée par la trahison de Jason, dont la présence dans le palais de Créon la conduit à se rebeller irrémédiablement contre lui. Sculpturale quoiqu’épurée, la musique, alors que les danseurs entourent l’héroïne, trahit l’humeur sombre de cette dernière que les lignes à la fois fines et dures des colorature de Dusapin poussent à la limite du registre émotionnel d’une force terrifiante. L’action des danseurs, comme celle du chœur dans la fosse (excellent Vocalconsort Berlin), à l’instar de la tragédie grecque, est à la fois écho des troubles de Médée et exégète de l’action. Précise et déterminée mais laissant la bride sur le cou d’un orchestre fluide mais aux sonorités ténues et un peu acides des formations baroques (remarquable Akademie für Alte Musik Berlin), la direction de Marcus Creed affermit l’approche dramatique saisissante de Sasha Waltz

Bruno Serrou

1) CD Harmonia Mundi, 1993

 Photos : Théâtre des Champs-Elysées - DR

1 commentaire:

  1. Bel article Bruno, sur un spectacle saisissant, violent, transcrivant avec force le mythe de Médée.

    M.S.

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