jeudi 22 novembre 2012

Edgar Varèse vivant glorifié par l’Ensemble Intercontemporain et le Conservatoire National Supérieur Musique de Paris dans le cadre du Festival d’Automne



Paris, Cité de la musique, mardi 20 novembre 2012

 Edgar Varèse (1883-1965)

La foule était compacte, mardi, Cité de la musique pour le concert que l’Ensemble Intercontemporain et le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris donnaient dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Le plateau était disposé dans le sens de la longueur pour un programme intitulé « Futurisme et création » qui entendait démontrer combien la société contemporaine, ses sons, sa vitesse, ses vibrations peuvent influencer la création musicale. Il en a, il est vrai, toujours été ainsi de la musique « savante », depuis la Grèce antique jusqu’aux rythmes et thématiques embryonnaires des répétitifs. Mais Edgar Varèse (1883-1965), pour qui vitesse et synthèse sont les traits caractéristiques de notre temps, est réputé avoir été le premier à s’être sciemment laissé influencer par la vie quotidienne et les clameurs des mégapoles. « La musique, qui doit vivre et vibrer, disait-il, a besoin de nouveaux moyens d’expression, et la science seule peut lui infuser une sève adolescente... Je rêve d’instruments obéissant à la pensée et qui, avec l’apport d’une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence de mon rythme intérieur. » Ainsi, après une première période placée sous le sceaux du postromantisme hérité de Ferruccio Busoni (1866-1924) et de Richard Strauss (1864-1949), Varèse a marqué son désappointement en choisissant de quitter l’Europe en 1915 faute de moyens offerts aux compositeurs, pour se rendre aux Etats-Unis, où il encourage la constitution d’un nouvel instrumentarium électronique. Ce qui ne l’empêchera pas de retourner à Paris en 1928 pour achever sa grande partition pour orchestre, véritable ode à la vie urbaine, Amériques, qu’il enrichira des ondes Martenot, instrument qui n’avait pas encore traversé l’Atlantique.

 Répétition de Ionisation de Varèse par les élèves du CNSM de Paris dirigés par Susanna Mälkki

Pour Varèse, le compositeur a besoin d’instruments nouveaux qui puissent l’aider à faire évoluer la musique pour ouvrir plus largement la musique à l’infinie richesse des sons, le bruit étant un son en gestation. Ainsi, en 1931, il signe la première œuvre destinée aux seuls instruments à percussion - si l’on excepte les sections d’œuvres dramatiques que sont la Danse du crâne du ballet Ogelala (1925) d’Erwin Schulhoff (1894-1942) et l’interlude du premier acte de l’opéra le Nez (1927-1928) de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) -, Ionisation. L’on retrouve dans cette œuvre pour treize percussionniste jouant sur une polyphonie de rythmes et de timbres d’une incroyable diversité les sirènes de polices et de pompiers de New York (2) entourées de blocs chinois (3), triangle, tambour de basque, tam-tams (3), caisse claire, glockenspiel, enclumes (2), tambours militaires (2), grosses caisses (3), cymbales, gong, caisse roulante, fouet, güiro, claves, maracas, tarole, grelots, castagnettes, censerro, cloches tubes (6) et piano. Confiée aux élèves des classes de percussion du CNSMDP, cette œuvre puissante et grandiose a ouvert la soirée de magistrale façon, les treize jeunes interprètes prenant un évident plaisir à jouer ensemble ce véritable rituel et à saisir les sons de leur entourage au rebond pour les enrichir et les magnifier. 

C’est lumières plein feu qu’a été diffusé à travers des haut-parleurs répartis dans la salle de concert le Poème électronique pour bande magnétique que Varèse composa en 1958 pour le Pavillon Philips de l’Exposition universelle de Bruxelles. Créée avec le Concert PH d’Iannis Xenakis, cette œuvre qui met en jeu une grande variété sonore, comme la voix, le piano, des sons de cloches transformés, mélangés et variés, a été diffusé à sa création à travers l’espace par quatre cent vingt cinq haut-parleurs, les deux pièces tournant en boucle l’une à la suite de l’autre à volonté. « Charge contre l’inquisition sous toutes ses formes » selon son auteur, le Poème électronique enveloppe l’auditeur de sons inouïs qui saisit littéralement le corps, à condition de l’écouter sans interférences, ce qui n’a pas été le cas mardi, de nombreux spectateurs n’ayant eu de cesse de poursuivre leurs conversations entamées pendant l’entracte. Ainsi ont-ils perturbé l’écoute de ceux que cette pluie de sons venue de l’espace fascine et envoûte, s’agissant indubitablement de l’une des plus convaincantes expériences de musique électronique conçues par un compositeur français. Ce qui laisse à imaginer ce que serait devenue la musique avec informatique en temps réel si Varèse avait connu cet outil… Les recherches sur la synthèse sonore par ordinateur n’étaient-elles pas pour lui un aboutissement, comme l’atteste son intérêt pour les premières expériences de Max Mathews (1926-2011), le père de l’informatique musicale, au tournant des années 1950-1960.

 pétition de Ecuatorial de Varèse par l'Ensemble Intercontmporain et des élèves du CNSM de Paris dirigés par Susanna Mälkki

Varèse concluait le concert avec Ecuatorial. Etaient associés pour l’occasion musiciens de l’Ensemble Intercontemporain et étudiants des classes de percussion et d’ondes Martenot du CNSMDP rejoints par les basses du Chœur de Radio France, le tout dirigé par Susanna Mälkki. Créée le 15 avril 1934 sous la direction de Nicolas Slonimsky, l’œuvre est écrite pour deux thereminvox, voix de basse, instruments à vent et percussion. Mais l’inventeur de l’instrument électronique, Léon Theremin (1896-1993), rentré en URSS, ne pouvant plus faire évoluer son enfant, Varèse décida de réécrire les parties de thereminvox pour des ondes Martenot, version qui a été créée en 1961. Le titre Ecuatorial renvoie aux régions où prospérait l’art précolombien à l’instar du texte chanté tiré du Popol-Vuh,  livre sacré des Maya-Quiché, amérindiens du Guatemala. Sur un mode puissamment incantatoire, Varèse hurle ses aspirations humanistes, internationalistes et révolutionnaires, donnant à cette partition une ferveur implorante, une intensité fruste et élémentaire, un souffle dramatique époustouflants. Sous la direction de Susanna Mälkki, les musiciens ont offert une interprétation convaincante légèrement émoussée par la prestation peu concentrée des basses du Chœur de Radio France qui ont manqué de cohésion et suscité de trop nombreux décalages. 

 Enno Poppe

Les œuvres du compositeur français entouraient des pages de trois de ses cadets, l’un allemand, l’autre britannique, le troisième italien, au tour plus ou moins ouvertement répétitif. Commande de l’Ensemble Intercontemporain donnée en création mondiale, Speicher III-IV-V d’Enno Poppe (né en 1969) poursuit un cycle en six volets que le compositeur allemand consacre au concept de stockage mémoriel d’objets réels et imaginaires dans lequel se tisse un réseau de variations et de répétitions. Il s’agit indubitablement de la plus convaincante des trois partitions mises en regard de celles de Varèse, dont elle a la richesse de timbres, la force dramatique, le sens de l’inouï qui surprend l’auditeur mais ne le perd pas, grâce à des points de repère régulant l’écoute. Une tendance répétitive qui ne lasse à aucun moment tant rien ne paraît fixé mais au contraire en constante évolution. 

Ce qui n’est malheureusement pas le cas de Drawing tunes and fuguing photos de Benedict Mason (né en 1954, l’année de Déserts de Varèse) qui confirme combien la musique du compositeur britannique reste dans la mouvance minimaliste d’un John Adams des toutes premières années. Il s’agit pourtant d’une œuvre composée en 2012 en réponse à une commande du Festival d’Automne à Paris et de l’Ensemble Intercontemporain donnée mardi en création. Cela dit, l’auditeur ne pouvait s’attendre à davantage après avoir lu la notice de l’œuvre nouvelle rédigée par le compositeur en personne qui commence ainsi : « Je ne suis pas contre la musique, mais je n’ai aucune affinité avec son côté ’’boyau de chat’’. La musique, voyez-vous, c’est boyau contre boyau : ce sont les intestins qui réagissent au boyau de chat du violon. Il en résulte une espèce de lamentation intensément sensorielle, ou de tristesse ou de joie, qui correspond à une empreinte rétinienne que je ne supporte pas. » Ce cinéaste diplômé qui s’est tourné vers la musique en autodidacte a donc la rétine apparemment plus sensible que le tympan, au point de déclarer que sa dernière pièce instrumentale à ce jour s’inspire davantage de l’histoire des arts visuels que de celle de la musique, ajoutant que « les mouvements artistiques exercent toujours une influence salutaire sur la musique, laquelle les suit avec un retard de quelques décennies ». Si Mason n’était pas compositeur, on croirait lire les propos d’un homme qui n’aime pas la musique… Et l’écoute de cette partition sent davantage le labeur que l’imagination, et la lassitude voire l’indifférence investit rapidement l’auditeur, malgré la qualité de jeu des musiciens de l’Ensemble Intercontemporain.

 Susanna Mälkki et Mauro Lanza au cours des répétitions de Number Nine avec l'Ensemble Intercontemporain

Composé en 2009 à la suite d’une commande de l’ensemble Klangforum de Vienne, qui l’a créé le 4 février 2010 à Amsterdam sous la direction de Sylvain Cambreling, #9 (Number Nine) pour ensemble de dix-sept instrumentistes dont un accordéon est une œuvre lumineuse et fourmillante de Mauro Lanza (né en 1975), certes fondée sur la répétition mais avec esprit et diversité, le compositeur italien suscitant un certain chao qui maintient l’attention de l’auditeur aux aguets. Number Nine se fonde en effet sur deux éléments fondamentaux, l’humour (noir), renvoyant au funeste canular de la mort supposée du Beatles Paul McCartney en 1966 dont la source se trouve dans la chanson Revolution #9 où la voix répète en boucle « Number Nine » diffusé à l’envers et semblant dire « turn me on, dead man », et l’inconscient, à la fois lieu de création et de mémoire.

Malgré les indéniables qualités des pièces de Poppe et de Lanza, Varèse s’est avéré le plus inventif et téméraire des compositeurs programmés dans ce concert du Festival d’Automne et de l’Ensemble Intercontemporain enrichi d’élèves du Conservatoire de Paris, tant il reste une référence en matière d’imagination et de quête d’inouï, une voix de prophète des temps présents. 

Bruno Serrou

Photos : (c) Luc Hossepied pour l'Ensemble Intercontemporain, à l'exception d'Edgar Varèse, photo : DR

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire