Perpignan, Théâtre de l’Archipel, samedi 17 et dimanche 18 novembre
2012
Perpignan, le théâtre de l'Archipel de Jean Nouvel. Photo : (c) Bruno Serrou
La 21e édition du Festival
Aujourd’hui Musiques de Perpignan, manifestation désormais placée sous la
direction artistique de Jackie Surjus-Collet qui succède au compositeur Daniel
Tosi, son fondateur, s’est ouverte samedi pour une semaine de découvertes,
d’audace et d’innovation musicales sous toutes les formes, du concert au
spectacle multimédia en passant par la performance, le théâtre musical, les
installations, la danse et la médiation culturelle.
Perpignan, le Théâtre de l'Archipel. Photo : (c) Bruno Serrou
La première soirée a attiré plus
de quatre cents spectateurs dans la grande salle du Théâtre de l’Archipel pour
un spectacle multimédia avec pour héros le philosophe transcendantal allemand
Emmanuel Kant (1724-1804) campé par un très grand percussionniste français,
Jean Geoffroy. Conçu et composé par Bertrand Dubedout (né en 1958), Endless Eleven (Onze à l’infini) est une action musicale placée sous le signe de
l’humour, ce qui constitue une véritable gageure lorsque l’on sait qu’elle
illustre des textes de l’un des philosophes les plus hermétiques de l’Histoire. Le chiffre onze, qui n’a pas de diviseur mais une
infinité de multiples, commande l’ensemble des composants de l’œuvre :
onze propositions musicales, autant de textes de Kant dont la première lettre
du nom est la onzième de l’alphabet, onze chats de Schrödinger (physique
quantique), onze instruments à percussion joués par un seul homme... Ce
spectacle multimédia qui exploite les technologies les plus avancées se
subdivise donc en onze séquences scénographiques et vidéographiques imaginées
et réglées par Christophe Bergson, qui joue sur les illusions
optiques du meilleur effet avec les masques en relief du visage de
l’interprète qu’il fait murmurer avec les seules consonnes tirées de phrases
kantiennes au début du spectacle ou l’effet magique de sa main pulvérisant les
images de la vidéo en une constellation polychrome, le tout
conduisant à une coda d’une durée totale de 5324 secondes, soit onze fois
quarante-quatre fois onze. Le tout présente la pensée kantienne à travers des
extraits de textes du philosophe ponctués et illustrés d’hommages à des
musiques traditionnelles et à des compositeurs tels Hugo Wolf, Pierre Schaeffer
et John Coltrane. La volonté du compositeur est « de
déborder » à la fois le statut de musicien/interprète et le cadre du
concept-même de l’œuvre. Cette dernière n’est considérée achevée
qu’après épuisement de toutes les combinaisons entre toutes ces variables et leurs
propres combinaisons c’est-à-dire jamais Endless Eleven.
Endless Eleven de Bertrand Dubedout. Au centre, Jean Geoffroy (percussion). Photo : (c) Michel Grefferat
L’action
se déploie donc en onze scènes ou portes, Bertrand Dubedout et son interprète,
Jean Geoffroy, semblant à chaque fois ouvrir un sas qui débouche sur une
facette de la personnalité de Kant, à l’instar de Béla Bartók dans son Château de Barbe-Bleue. Après une dissertation latine du philosophe, une première séquence
titrée « Solfège » sur un autre texte de Kant évoque les principes
métaphysiques fondamentaux des sciences de la nature. La séquence suivante,
« In memoriam Pierre Schaeffer », est un hommage au promoteur de la
musique concrète en France. Intitulée « Squash », le troisième
épisode illustre un texte tiré de la Critique de la raison pure de Kant. Dans le quatrième, « Yes We Kant » (Oui nous ne le
pouvons pas), le compositeur précise vouloir « faire mémoire d’un grand
philosophe et d’un lied d’Hugo Wolf ». Au centre de la pièce, « Onze-Eleven »
fait entendre « battre le cœur du chiffre onze » et débouche sur le « Gagaku »
d’une page où Kant devise des « rêves d’un homme qui voit des esprits
expliqués par des rêves de la métaphysiques ». Dans « Gefühl »
(Sentiment), Dubedout illustre sur une autre page de Kant, Anthropologie d’un point de vue
pragmatique. Pour la huitième séquence, « Koltrane »,
il emprunte le thème Countdown du saxophoniste de jazz John Coltrane (1926-1967) dont il fond le nom
à celui de Kant. Il s’agit ici incontestablement du passage le plus divertissant
du spectacle, le personnage de la vidéo type western essayant de trouver le
prénom de Coltrane, et, faute d’y parvenir, finissant par recevoir une balle
entre les yeux. La neuvième, « Criticisme », se fonde sur un autre
extrait de la Critique
de la raison pure. La suivante fait allusion au
Blaue Reiter (Cavalier bleu), groupe d’artistes expressionnistes que présida le
peintre russe Vassily Kandinsky. Enfin, la onzième et ultime séquence cite un
fragment de la
Philosophie secrète propre à expliquer le commerce avec le monde des esprits de Kant. Une courte coda conclut l’œuvre tel un postlude. Malgré
quelques longueurs et un hermétisme certain, Endless Eleven est un spectacle réjouissant qui permet à Jean Geoffroy de déployer son
talent polymorphe, exécutant sans faiblir la masse de tâches qu’il
lui faut accomplir pendant une heure quinze d’une production expressément conçue
pour lui par Bertrand Dubedout.
A demi-endormi déjà de Célia Houdart, François Oslislaeger et Art Zoyd. Photo : (c) Michel Grefferat
Deux spectacles
ont été proposés dimanche après-midi. Le premier pour tout public, A demi-endormi déjà, illustrait un film d’animation projeté sur un écran entouré de deux
musiciennes, Yukari Bertocchi Hamada et Nadia Ratsimandresy, jouant de claviers électroniques dialoguant avec deux compositeurs aux
manettes de l’électronique « live ». La narration était confiée à des
comédiens dont les voix off illustrent les dessins de François Oslislaeger conçus
en fonction du conte de fée métaphysique et musical imaginé par Célia Houdart
pour Art Zoyd, dont le leader, Gérard Hourbette, signe la musique, avec
Sébastien Roux. Créé en février 2011 au
Phénix, scène nationale de Valenciennes, ce spectacle est né de la première impression
ressentie par Célia Houdart à son arrivée dans cette métropole du Nord, une
montagne noire surgissant tel un gigantesque mamelon au milieu de la plaine,
reflet du travail séculaire des mineurs. Cette vision a renvoyé l’écrivain à la
vie souterraine et à l’étrange végétation qui se développe désormais sur ces
tumulus. Le riche imaginaire de la dramaturge issue du théâtre expérimental
fait de ce conte une œuvre d’art total, associant littérature, musique, dessin
et vidéo. Ces impressions premières ont forgé le canevas de A demi-endormi déjà. Le jeune Matisse
arrive dans une ville du Nord qui lui est inconnue mais où il vient d’être
embauché dans une entreprise de vente par correspondance. Il est rapidement
fasciné par le terril qu’il aperçoit de sa fenêtre. Un dimanche, tandis qu’il
fait son jogging, il trébuche et s’enfonce dans la terre noire d’une montagne.
Un étrange joggeur le sauve. Le jeune homme rentre chez lui. Il s’allonge et
dort. Le lendemain, au bureau, chez sa logeuse, au café, rien n’est comme
avant. La ville est peuplée de petits personnages vêtus de couleurs vives. Les
entrepôts sont le théâtre d’étranges phénomènes sonores et lumineux. Surgit un
monde musical entre rêve et sommeil, comme ensorcelé.
Le propos intègre des éléments
puisés dans le quotidien du nord de la France, ainsi que de décors empruntés à
divers univers artistiques, tableau de Matisse, installation d’Olafur Eliasson,
texte de Baudelaire, poème d’Umberto Saba. Sorte de rêve éveillé touchant au
surnaturel, A demi endormi
déjà est un conte onirique séduisant qui aurait dû inspirer une
musique plus riche et évocatrice que celle proposée par Art Zoyd, d’une
pauvreté qui frise parfois l’indigence.
Le Chant de la matière, un feed-drum mis au point par le Centro Ricerce Musicali di Roma. Photo : (c) Bruno Serrou
Le second spectacle de dimanche a
pour titre Le Chant de la Matière. Philippe
Spiesser en est le héros, interprétant des pages pour percussion de deux
compositeurs italiens, Michelangelo Lupone (né en 1953) et Laura Bianchini (née
en 1954). Percussionniste polymorphe, professeur attirant des étudiants de
l’Europe entière, autant au Conservatoire de Perpignan qu’à celui de Genève et
dans les nombreuses master-classes qu’il dispense jusqu’en Asie, en quête
permanente d’inédit et de rencontres avec des créateurs de toutes origines,
Philippe Spiesser est un musicien atypique qui aime à se projeter dans l’inouï.
Pour ce spectacle, il s’est tourné vers une percussion acoustique transformée
par l’électronique, le feed-drum et les SkinActs. Il s’agit dans les deux cas
de grosses caisses où les technologies acoustiques et électroniques s’entremêlent
pour créer des champs sonores nouveaux et des modes d’interprétation inédits.
Philippe Spiesser explore ainsi les secrets des membranes, porte les vibrations
de la matière à leur limite extrême, transforme les sons d’impulsions en sons
résonants à partir d’œuvres des deux
concepteurs du feed-drum (grosse-caisse dotée d’un système électronique qui
actionne sa peau par le biais de pressions acoustiques) mis au point en 2002 au
sein du Centro Ricerce Musicali (Centre de Recherche Musicale) de Rome qu’ils
ont fondé en 1988.
Le feed-drum est une grosse caisse symphonique à plusieurs parties « vibratoires » dotée d’un résonateur et d’un haut-parleur. Fondé sur le principe du feed-back (retour du signal sonore sur lui-même), il permet au musicien de sélectionner et de contrôler, avec des techniques appropriées, les modes de vibration complexes de la membrane de l’instrument. L’interprète produit un son par pression ou par frottement et peut ainsi sélectionner sur la peau un ou plusieurs nœuds - à l’instar des instruments à cordes -, pour produire autant de timbres et de hauteurs qu’il souhaite. A la différence du fonctionnement des instruments à cordes qui peuvent être considérés comme unidimensionnels, les modalités vibrationnelles de la peau varient selon deux dimensions, nécessitant ainsi de nouvelles techniques d’exécution puisque les relations entre les fréquences émises ne sont pas harmoniques mais suivent une loi non linéaire. Autre particularité du feed-drum, le fait que les notes émises par l’instrument peuvent varier en intensité et être maintenues indéfiniment par le musicien.
Le feed-drum est une grosse caisse symphonique à plusieurs parties « vibratoires » dotée d’un résonateur et d’un haut-parleur. Fondé sur le principe du feed-back (retour du signal sonore sur lui-même), il permet au musicien de sélectionner et de contrôler, avec des techniques appropriées, les modes de vibration complexes de la membrane de l’instrument. L’interprète produit un son par pression ou par frottement et peut ainsi sélectionner sur la peau un ou plusieurs nœuds - à l’instar des instruments à cordes -, pour produire autant de timbres et de hauteurs qu’il souhaite. A la différence du fonctionnement des instruments à cordes qui peuvent être considérés comme unidimensionnels, les modalités vibrationnelles de la peau varient selon deux dimensions, nécessitant ainsi de nouvelles techniques d’exécution puisque les relations entre les fréquences émises ne sont pas harmoniques mais suivent une loi non linéaire. Autre particularité du feed-drum, le fait que les notes émises par l’instrument peuvent varier en intensité et être maintenues indéfiniment par le musicien.
Le Chant de la matière, trois SkinActs mis au point par le Centro Ricerce Musicali di Roma. Philippe Spiesser à la trompette. Photo : (c) Michel Grefferat
Sur scène, quatre grands tambours
avec fûts métalliques et, sur la membrane de chacun, une lumière qui souligne
le dessin des modes de vibration de chaque instrument. L’entrelacs dynamique
des lignes, des diamètres et des circonférences, projeté sur un écran reflète
la variété et l’enchantement de la vibration de la matière. L’émission sonore
est symphonique et pour le moins impressionnante. Philippe Spiesser, gestes
précis et tranchés, explore les membranes, porte les vibrations de la matière à
leurs limites extrêmes et transforme les sons d’impulsions en résonances,
jusqu’à un chant croisé de voix qui, tel un flux continu, migre entre les
différents moments expressifs des œuvres de Laura Bianchini et Michelangelo
Lupone.
C’est la pièce donnée en
création, Terra de Laura Bianchini,
qui s’est avérée la plus dense et variée, d’autant plus que la gestique de
Spiesser était magnifiée par deux caméras qui suivaient ses mouvements projetés
sur grand écran, ce qui donne autant à entendre qu’à voir, instillant à la
performance un aspect chorégraphique bienvenu. Fit pour percussion et électronique (2003) de Michelangelo Lupone est
plus conventionnel et moins riche en timbres malgré un instrumentarium
associant peaux et métaux, tandis que Spazio
Curvo pour trois SkinActs du même Lupone présenté en première audition
française s’est révélé un peu long avec ses trente cinq minutes qui ont aussi permis
de goûter les talents de trompettiste de Philippe Spiesser, qui tenait l’instrument
en contre jour façon Miles Davis. A l’issue du spectacle, nombreux ont été les
spectateurs à s’approcher des instruments et à noyer l’interprète sous un flot
de questions auxquelles il a pris un évident plaisir à répondre.
Le festival Aujourd’hui Musiques
se poursuit à Perpignan jusqu’au 24 novembre.
Bruno Serrou
Ce texte reprend en partie ceux rédigés
par mes soins pour les programmes de ces spectacles
Informations totalement agressive vous partagiez Ici, je suis tellement inspiré ici de garder poursuivre le partage.
RépondreSupprimerMerci
musiques et videos