Quatuor Diotima : YunPeng Zhao, Guillaume Latour, Franck Chevalier et Pierre Morlet (de haut en bas). Photo : (c) Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet
A l’instar du festival qu’Elisabeth
Sprague Coolidge, mécène de la musique de chambre commanditaire des deux
derniers quatuors à cordes d’Arnold Schönberg (1874-1951), organisa pour les étudiants
de l’Université de Californie à Los Angeles à l’occasion de la création de l’ultime
quatuor à cordes du maître de la Seconde Ecole de Vienne en janvier 1937, l’association
ProQuartet-CEMC pour la promotion du quatuor à cordes et de la musique de
chambre propose à Paris jusqu’au 10 décembre au Théâtre des Bouffes du Nord
quatre concerts consacrés à l’intégrale des quatuors à cordes à numéro d’opus
du même Schönberg mis en résonance avec les quatre derniers quatuors à cordes
de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Si ajoute le Livre pour quatuor de Pierre Boulez (né en 1925), l’un des grands héritiers
des deux compositeurs dont les cinq formants achevés et dûment révisés pour l’occasion
ponctuent chacune des soirées.
Douze ans après l’avoir fait avec
le Quatuor Parisii (1), qui l’a repris en 2010 au Festival Messiaen au pays de
La Meije, Georges Zeisel, directeur-fondateur de ProQuartet a confié au Quatuor
Diotima ce Livre pour quatuor déjà
légendaire que Pierre Boulez a conçu à l’âge de 23 ans, avant de le remanier en
1955 puis de le réviser quarante-cinq ans plus tard et de lui porter de
nouvelles corrections en 2011-2012 dans la perspective de la présente série de
concerts commencée lundi.
Pierre Boulez retravaillant à l'IRCAM son Livre pour quatuor avec deux des membres du Quatuor Diotima : Franck Chevalier (alto) et Guillaume Latour (second violon). Photo : (c) Daanaka - Marion Gravrand, ProQuartet
Composé pour l’essentiel entre
mars 1948 et juillet 1949, le Livre pour
quatuor de Pierre Boulez comptait à l’origine six mouvements, ou plus
précisément trois paires de mouvements (I-II, III-V et IV-VI), en fait une série de « feuillets » plutôt que
des mouvements, comme si ces derniers avaient implosé tant la forme est
morcelée, mais d’une très grande difficulté technique due à la diversité
des séries de structures rythmiques plus ou moins complexes, reprises telles
quelles ou transformées selon des procédés mis au point par Olivier Messiaen et
agencés polyphoniquement, soit librement soit sous la forme de canons
rythmiques, tandis que l’écriture dodécaphonique, qui n’a pour mission que d’agrémenter
les structures rythmiques, dérive de celle d’Alban Berg (1885-1935) dans la Suite lyrique, avec une série principale
(mouvements I, II et VI) et une série
dérivée (III et V). Ces feuillets, qui intègrent le rythme à la polyphonie
(Boulez), peuvent être joués indifféremment dans leur continuité, dans le
désordre ou par fragments séparés. La partition a été imprimée en 1958, sans
indication métronomique puis publiée en 1960 dans une version complétée. La première
exécution des mouvements I a, I b et II a été donnée au Festival de Donaueschingen par le Quatuor
Marschner le 15 octobre 1955, les V
et VI le 9 septembre 1961 à Darmstadt
par le Quatuor Hermann, les III a, III b
et III c le 8 juillet 1962,
toujours à Darmstadt mais par le Quatuor Parrenin (2), tandis que la première intégrale
a été présentée le 31 mars 1985 par le Quatuor Arditti. Le titre Livre se réfère à Mallarmé, l’un des
poètes favoris du compositeur, et indique que les mouvements forment autant de
« chapitres » détachables pouvant être joués séparément. Dans son
texte de présentation de l’enregistrement des Parisii, Jean-Louis Leleu relève
que dans l’un des manuscrits conservés à la Fondation Paul Sacher à Bâle, les
mouvements portent chacun un titre : I
a est intitulé Variation, I b Mouvement,
II Développement, III a Mutations : éclats, III b Mutations :
fragments, III c Mutations : état, V Mutations :
échange, et VI Partition, III et V faisant office
de mouvements lents.
Bien
qu’il l’ait fait éditer en 1960, Boulez a très tôt considéré la partition du Livre injouable au point qu’elle devait
être retravaillée afin que l’œuvre soit compatible avec l’exécution par un
quatuor, notamment la métrique, toujours irrégulière. Dès la fin des années
1960, il remit donc le Livre sur le
métier, mais pour en réaliser une transcription pour orchestre à cordes (Livre pour cordes), dont seuls les
formants I a et I b ont été menés à bien en 1968.
Arnold Schönberg en 1907. Photo : DR
Quoique
extrêmement développé – une cinquantaine de minutes, à l’instar du Quatuor en ré majeur de 1897 de
Schönberg –, le Livre pour quatuor de
Pierre Boulez doit davantage à Anton Webern (1883-1945) qu’à Arnold Schönberg. En février 1952
en effet, Boulez publiait dans la revue The Score un
article qui, sous le titre Schönberg est mort, a fait grand bruit. « Nous
nous trouvions alors sept mois après la mort du compositeur, me disait Boulez
en 1990. Tout le monde a retenu le titre sans s’être donné la peine de lire l’article.
Je voulais simplement dire à l’époque qu’il était inutile de continuer dans la
même direction que Schönberg. Ce qu’il avait fait lui était spécifique. Je
trouvais que son itinéraire offrait une plage plus intéressante que les autres.
En tout cas, je pensais qu’il était inutile de l’imiter servilement, que ce n’était
pas en se comportant comme un disciple ou un épigone que l’on arriverait à
faire avancer la musique. C’est tout ce que je voulais dire : Schönberg est
mort ; au revoir. Désormais, il faut se débrouiller seul ! » Et lorsque je
lui rappelais qu’au même moment il défendait Webern sans réserve, écrivant
notamment que son œuvre était « devenue LE seuil » de la musique
moderne, il me précisait : « J’ajoutais plus loin qu’il fallait aussi "écarteler son visage".
Ce n’est pas très gentil non plus ! C’est une opération douloureuse ; il faut
passer à travers... Je tenais donc un peu le même raisonnement que pour
Schönberg. J’ai développé ce type de discours pour tous les compositeurs, y
compris ceux que j’ai le plus aimés. J’ai notamment dit de Stravinsky :
"Attention ! Stravinsky demeure... mais il faut aller au-delà." »
Si les quatuors de Schönberg sont des œuvres foisonnantes et exigeantes qui
sont encore loin d’être assimilées par le grand public mélomane, cela est
également toujours vrai pour les derniers quatuors de Beethoven, pourtant
composés entre 1823 et 1826, soit bientôt deux cents ans... « Si la Neuvième
de Beethoven fait toujours un tabac, les derniers quatuors laissent encore
certains auditoires perplexes, constate Boulez. Je trouve qu’un compositeur
doit avoir le droit de concevoir des œuvres à plusieurs étages, des œuvres plus
directes, des œuvres moins directes, des œuvres de réflexion, des œuvres au
contraire de don, etc. Alors que le vocabulaire est neuf, la tournure de pensée
est nouvelle, d’aucuns disent “Oh, il n’y a pas d’expression”. Mais c’est une
vieille lune ! (…) Dans ses derniers quatuors, Beethoven, à partir d’un motif de
quatre ou six sons, arrive à faire des choses formidables ; (et dans ses)
quatuors, Béla Bartók s’est nourri de ceux de Beethoven. »
Portrait de Beethoven peint en 1823 par Ferdinand Georg Waldmueller. Photo : DR
Pierre Boulez a retravaillé son Livre avec le Quatuor Diotima au cours de plusieurs séances de
travail à l’IRCAM durant lesquelles les instrumentistes ont formulé des
suggestions au compositeur, qui les a incités à relever les aspects inutilement
complexes de la partition, notamment sur le plan rythmique. Sous leurs archets,
les formants I a et I b du mouvement initial d’une durée
totale de sept minutes ont admirablement sonné, acquérant une légèreté, une
élasticité naturelle au point de susciter un immense plaisir de l’écoute, une
ductilité sonore confinant l’œuvre dans un classicisme insoupçonné. En
revanche, leur Quatuor à cordes n° 12 en
mi bémol majeur op. 127 que Beethoven composa en 1823-1824, immédiatement après la Neuvième Symphonie, n’a pas convaincu.
Il y manquait en effet cette élévation spirituelle, ce lyrisme chaleureux, les
clameurs de la nature qui font la spécificité du premier des quatre quatuors à
cordes de la dernière maturité beethovenienne. Plus gênant encore, les
approximations du premier violon, à l’archet un peu lourd et aux notes pas
toujours justes, ainsi que de petits décalages entre les deux violons, le
premier manquant étonnamment de luminosité et de carnation. Le Quatuor Diotima
s’est largement rattrapé dans le Quatuor à
cordes n° 1 en ré mineur op. 7 que
Schönberg composa entre l’été 1904 et septembre 1905 dont la création le 5
février 1907 à Vienne par le Quatuor Rosé fut des plus houleuses. Dans cette œuvre
de trois quarts d’heure en quatre mouvements traditionnels fondus en un seul et
étroitement imbriqués les uns dans les autres donnant ainsi à l’œuvre la
dimension d’un poème symphonique sur le modèle du Quatuor op. 131 de Beethoven, les Diotima ont exalté la densité
polyphonique, la richesse du matériau thématique en magnifiant la continuité,
la complexité du langage harmonique tout en lui donnant une fluidité exemplaire
instillant une force expressive, une sensualité singulièrement communicative qui
a confiné la partition à un lyrisme conquérant. Schönberg est enfin devenu un
classique…
Bruno Serrou
1)
Le témoignage de ces concerts est disponible sur CD M10 Assai
2)
L’enregistrement de cette création a été reporté sur disque en 1996 par Col
legno dans le premier volume de l’édition 50
Jahre Neue Musik in Darmstadt. Les Parrenin en ont enregistré en studio les
parties III a, b, c
(CD Sony Classical)
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