Elliott Carter, à l'âge de 100 ans. Photo : DR
Nous
le croyions immortel, comme si l’éternité de l’éther des musiciens l’avait
oublié… Pourtant, la mort a fini par avoir le dessus, Elliott Carter étant décédé hier à New York cinq semaines avant
son cent-quatrième anniversaire. Ses dernières
années auront été particulièrement productives avec plus de quarante œuvres
composées entre 90 et 100 ans, dont quatorze la seule année de son centenaire,
en 2008. Le 13 août dernier, il posait le point final de son ultime partition
achevée, 12 Courtes Epigrammes pour piano.
Célèbre
pour ses partitions qui font largement appel à l’atonalité, aux rythmes incroyablement
sophistiqués, rejeté par ses cadets de l’école minimaliste répétitive,
l’Etatsunien Elliott Carter aura été le principal architecte de la musique dite
d’avant-garde de son pays, proche dans l’esprit de la création musicale
européenne contemporaine. Notamment avec son écriture polyphonique extrêmement
élaborée, sans doute sous l’influence de ses études de composition à Paris avec
la grande pédagogue Nadia Boulanger, qui eut de nombreux élèves
nord-américains, notamment Aaron Copland, Walter Piston et Leonard Bernstein.
En outre, nombre de moyens compositionnels de Carter procèdent du mentor de son
adolescence Charles Ives, dont le style polymorphe est singulièrement complexe.
Carter avait la farouche volonté de ne pas se répéter d’œuvre en œuvre, chaque
partition étant conçue comme « une démarche unitaire et unique ». N’ayant
cessé de composer sans relâche jusqu’à sa fin, son évolution stylistique est
considérable, en quatre-vingts ans de production.
Au centre de la photo, Elliott Carter et Nadia Boulanger. Photo : DR, (c) New York Philharmonic
Né
à New York le 11 décembre 1908, Elliott Carter est sans doute le compositeur
qui aura vécu le plus et sera resté le plus longtemps productif de l’histoire.
Il n’aura même cessé le temps passant de se faire toujours plus inventif. Dès sa
plus tendre enfance, il a pris des leçons de piano, mais sans éprouver de
plaisir particulier. Adolescent, il se tourne vers le théâtre, étudie la
littérature, l’histoire et le français, et intègre rapidement le cercle resserré
des intellectuels new-yorkais. Son inextinguible attrait
pour les manifestations artistiques nouvelles le conduit à s’intéresser dans
les années vingt à la musique la plus novatrice de l’époque qui attise ses
dispositions de musicien. Alors même qu’il doit lutter contre l’incompréhension
des siens - son père le destinait à sa succession à la tête de son entreprise
d’exportation de dentelles -, ce qui le conduit à l’Université de Harvard, sa
vocation est encouragée de façon décisive par Charles Ives. A l’Université de
Harvard, il étudie la littérature et la musique, avec Walter Piston, puis il se
rend à Paris pour étudier avec Nadia Boulanger dont il est l’élève de 1932 à
1935 à l’Ecole normale de musique.
Leonard Berntein et Elliott Carter. Photo : DR
De retour à New York, où il enseignera à
son tour, il fait son miel des diverses esthétiques collectées en Europe et aux Etats-Unis, sa
musique étant autant redevable à Debussy, Varèse, Schönberg, Ives, Cowell, Bartók
et Webern qu’à Bach, Scriabine, Milhaud et Stravinski. De
1936 à 1940, Carter est directeur musical des ballets Caravan, puis il enseigne
dans plusieurs universités. En 1943, il est
affecté à l’Office de l’Information de Guerre où, jusqu’au débarquement de
Normandie, il est chargé des programmes en langue française pour l’Europe,
ainsi que des programmes musicaux de diverses stations de radio en Angleterre,
en Algérie et sur un certain nombre d’autres fronts. Parallèlement, il publie
de nombreux articles et essais sur la vie musicale américaine. Mais à partir
des années 1950, il se consacre essentiellement à la composition, abordant tous
les genres, à l’exception de la musique religieuse. La majorité de ses œuvres ont
une dimension dramatique. Ainsi, lorsque je lui faisais remarquer en 1995 que d’aucuns
lui reprochaient une musique qu’ils jugent inexpressive et intellectuelle, il
me répondait :
« Quelqu’un
qui se pose cette question ne connaît pas très bien la musique. Parce que l’on
sait fort bien que, par exemple, Palestrina était d’une intellectualité très
composée, et Bach plus encore. Moi je ne suis pas aussi intellectuel que Bach
par exemple parce que non seulement tout ce qui s’y trouve d’absolument
remarquable du point de vue contrapuntique, mais aussi par toutes ces choses
mystiques dans sa musique, des chiffres comme le 13, qu’il utilisait dans
quantité d’œuvres, et qui reviennent dans sa musique de façon très compliquée.
Pour ma part, je n’ai jamais fait des choses pareilles. S’il y a
intellectualité chez moi, elle se fonde uniquement sur le fait que j’ai
toujours essayé de trouver un vocabulaire qui corresponde à ce que je veux
exprimer. Alors quelques fois, cela demande de réfléchir un peu. »
Igor Stravinski et Elliott Carter. Photo : DR
Si,
dans les années 1930, sous la pression des événements politiques et sous
l’influence de Nadia Boulanger, Elliott Carter s’était rapproché du style
néoclassique, à la fin des années 1940 il finit par trouver son propre langage qu’il
fonde sur la continuité et l’individualisation des couches, la modulation
« métrique » visant à l’impression d’improvisation. Auteur d’une
musique exigeante, loin du style d’un Aaron Copland ou d’un Leonard Bernstein
mais tout aussi éloigné de l’expérience sérielle qu’il juge avec circonspection,
Carter a construit son œuvre avec une certaine lenteur et dans un esprit
d’indépendance. Homme d’une immense culture, il réalise une remarquable
synthèse entre les diverses tendances de la musique de notre temps et des
conceptions appartenant à des époques ou à des cultures extrêmement diversifiées.
Sa musique n’a cessé de s’épanouir toujours plus librement, sans volonté de séduction
ni compromis. Il lui aura fallu atteindre ses quarante ans pour
être enfin reconnu par ses pairs. Il n’est en effet apparu sur le devant de la
scène qu’après la Seconde Guerre mondiale. « Plusieurs raisons à cela,
expliquait-il. Je
n’ai commencé à étudier sérieusement la musique qu’à vingt ans. J’ai alors essayé
de composer, mais sans résultats probants. Il m’a donc fallu étudier la musique
à fond. Ce qui a pris beaucoup de temps. D’autant qu’en Amérique, il était
impossible d’apprendre, aucun lien entre la musique du XIXe siècle
et la musique contemporaine n’étant fait. Tandis qu’en France, avec Nadia
Boulanger, on voyait fort bien comment Bach conduisait à Schönberg et à Stravinski.
Hélas, quand je suis venu à Paris, Nadia était en plein néoclassicisme, ce qui m’a
néanmoins intéressé, car je considérais ses cours comme un moyen d’acquérir le
bagage indispensable avant d’aborder l’avant-garde. » Proche de Pierre
Boulez, qui fit sa connaissance à New York dans les années 1970 quand il était
directeur musical du New York Philharmonic Orchestra, Carter était plus
apprécié en Europe que dans son propre pays, dominé par les minimalistes, de La
Monte Young et Steve Reich à Philip Glass et John Adams. « J’ai appris de Nadia Boulanger à
porter toute mon attention sur la musique, quand je l’écoute et quand je l’écris.
Or, les répétitifs ne maintiennent pas mon attention en éveil, parce qu’ils ne
disent rien. Et, d’un certain point de vue, ils sont beaucoup moins expressifs
et beaucoup plus intellectuels que moi, tant l’on voit leur façon de faire, et,
après deux minutes, on se rend compte qu’ils ont écrit non pas avec leur cœur
ou leurs émotions mais avec la pensée qui se fonde sur la volonté de tenir le
même discours le plus longuement possible. Les oreilles du grand public ont été
altérées par cette musique que l’on entend partout dans les ascenseurs, sur les
quais de gare, les restaurants, et que l’on a pris l’habitude de l’écouter sans
trop lui prêter attention. »
Pierre Boulez et Elliott Carter. Photo : DR
Parmi
les œuvres phares d’Elliott Carter, A
Mirror on Which to Dwell (Un miroir
où s’attarder, 1975) pour soprano et neuf instruments sur six poèmes
d’Elisabeth Bishop, la Symphonie pour
Trois Orchestres (1976), Esprit
rude/Esprit doux (1985) pour flûte et clarinette pour les 60 ans de Pierre Boulez,
étude radicale sur le souffle et l’articulation, le Concerto pour clarinette
(1996), Three Illusions pour
orchestre (2005), et, surtout, les cinq Quatuors
à cordes (1951-1995), genre que Carter a investi pour élaborer son
style le plus radical et complexe, offrant ainsi un cursus dans la ligne des chefs-d’œuvre
de Beethoven, Bartók et Schönberg. A 90 ans, il aborda enfin l’opéra, avec What Next, petit miracle de verve,
d’humour, d’invention créé à l’Opéra de Berlin en septembre 1999 sous la
direction de Daniel Barenboïm et qui connaîtra sa première scénique française à l'Opéra de Montpellier les 29 novembre et 2 décembre 2012. Et lorsqu’il retrouve l’esprit du passé, tel ce
superbe hommage au bel canto gorgé de vocalises, il le fait sans puiser
dans le fonds existant, contrairement à un trop grand nombre de ses cadets,
mais en inventant un « à la manière de », à l’instar d’Igor
Stravinski. La partition joue sur la superposition de discours individuels et
leur rencontre éperdue, le raffinement de l’orchestration, la vitalité
rythmique, un sens de la couleur éblouissant qui montre combien l’écriture
sérielle peut encore être porteuse d’inouï à condition d’être transcendée par
un compositeur de talent. En 2008, pour ses 100 ans, il écrit What Are
Years pour soprano et ensemble créé au Festival d’Aldeburgh par Pierre
Boulez et, en 2010, A Sunbeam’s
Architecture
pour ténor et ensemble, en 2010-2011 Two Controversies and a Conversation pour piano, percussion
et orchestre de chambre, et, cette année, Instances
pour orchestre de chambre et Dialogues II pour piano et orchestre de chambre, toutes œuvres qui démontrent
que, comme l’Esprit saint, la jeunesse souffle où elle veut…
Elliott Carter s’était
vu attribuer le Prix Pulitzer à deux reprises.
Bruno Serrou
Bonjour M. Serrou, je voudrais juste savoir d'où vous tenez cette citation de Carter sur les minimalistes. Je fais un travail de recherche sur leur réception critique en France, et il me faudrait remonter à la source, pouvez-vous m'aider?
RépondreSupprimerMerci d'avance