Paris. Opéra de Paris-Bastille. Mercredi 6 mars 2024
Œuvre fascinante du compositeur londonien Thomas Adès (né en 1971) que cet Ange exterminateur, op. 31, huis clos d’une violence tétanisante
autour de la mort donné en création française à l’Opéra de Paris Bastille
dirigé par le compositeur inspiré de Luis Buñuel et brillamment mis en scène
par Calixto Bieito, avec une distribution de haut vol. Moi qui y allais à
reculons, me voilà enthousiaste. Étonnant : omniprésence des bonnes vieilles
ondes Martenot et un solo de guitare « flamenco » rappelant l’Aragon cher à
Buñuel, tandis que les cloches d’église - celle du Jugement dernier évoqué dans
le titre de l’œuvre tiré de l’Apocalypse de saint Jean - martèlent le début et
la fin de l’œuvre à l’instar d’un enfant bêlant qui symbolise le bouc-émissaire
portant un bouquet de ballons-moutons gonflables marquant ainsi la forme
cyclique de la partition, conformément à la structure du film de Luis Buñuel. Le sujet a un tel potentiel, que l’on se
demande pourquoi il a fallu plus d’un demi-siècle pour qu’un compositeur y
puise enfin son inspiration pour un opéra…
Sur un livret de Tom Cairns adapté du long métrage surréaliste éponyme d’une heure et trente-trois minutes du cinéaste aragonais Luis Buñuel (1900-1983) sorti sur les écrans en 1962, The Exterminating Angel (L’Ange exterminateur) - traduction du titre original El angel exterminador - est le troisième opéra du compositeur britannique Thomas Adès (né en 1971) après Powder Her Face (1995) et The Tempest (2004). Il est le fruit d’une commande conjuguée du Festival de Salzbourg, où il a été créé le 28 juillet 2016, de la Royal Opera House Covent Garden de Londres, du Metropolitan Opera de New York et de l’Opéra Royal du Danemark de Copenhague (1).
Après avoir été échaudé par son premier opéra, Powder Her Face, lors de sa création française à l’Opéra de Nantes en 2001 en raison du manque de témérité autre qu’une « pipe » non surréaliste de l’héroïne exercée sur « l’appendice » d’un groom, j’avoue m’être rendu à l’Opéra de Paris à reculons, craignant de nouveau d’être déçu par cet Ange exterminateur inspiré d’une œuvre inspirée d’un film surréaliste. Or, je reconnais sans attendre qu’il se serait avéré regrettable de ne pas avoir assisté à cet opéra. L’atmosphère s’instaure dès l’entrée dans la salle de l’Opéra Bastille avec la diffusion de sons d’une cloche venant d’un clocher de cathédrale où les protagonistes assistent à une messe d’action de grâce qui pénètrent de façon obsessionnelle dans la tête du spectateur pour ne plus la quitter jusqu’à la fin de la représentation où ils reprennent le dessus sans que l’oreille ait eu l’impression qu’ils se soient effacés à aucun moment des deux heures de spectacle. Autres spécificités de l’œuvre sur le plan sonore, le retour dans l’instrumentarium orchestral (2) des ondes Martenot chères à Olivier Messiaen et que l’on croyait désormais obsolètes, et un solo de guitare andalouse qui rappelle l’origine de l’auteur du scénario original sur lequel se fonde l’opéra, mais aussi côté vocal, une distribution pléthorique de vingt-trois rôles (cinq sopranos, trois mezzo-sopranos, une voix d’enfant, un contre-ténor, six ténors, quatre barytons, un baryton-basse et deux voix parlées) et un chœur, le personnage de Leticia Meynar requérant une soprano capable de suraigus impressionnants, le note extrême étant un la au-dessus du contre-ut…
Opéra en trois actes donnés en continu, The Exterminating Angel est un huis clos de plusieurs jours synthétisés en deux heures d’une réception organisée chez un aristocrate mexicain, le Marquis Edmundo de Nobile et sa femme Lucia, d’où aucun des participants ne semble pouvoir sortir. Tout d’abord le départ de chacun est reporté sous divers prétextes, puis se manifeste une impossibilité aussi physique que psychique de sortir de la maison, sous l’effet d’une force invisible. Les invités restent enfermés dans le salon, avec le majordome, les autres domestiques ayant tous démissionné. Pendant leur enfermement, se révèle le caractère et la personnalité de chacun des protagonistes, la faim, la soif sont interrompues après quelques temps par le percement d’une canalisation puis par l’étrange apparition d’agneaux dont le sacrifice contribue à la montée en violence de la situation. La promiscuité, le manque d’hygiène entraînent la déshumanisation, l’annihilation des apparences et des conventions sociales, tandis que le mensonge, la dissimulation, la cruauté se révèlent, et les dernières heures d’enfermement montrent une tension extrême, une grande violence psychologique. L’un des invités meurt d’une crise cardiaque, le Señor Russell (le baryton-basse canadien Philippe Sly) est le premier à décéder, Beatriz (la soprano newyorkaise Ilanah Lobel-Torres (qui, hier, tenait également le rôle de Meni-Maid, Amina Edris étant souffrante) et Eduardo (le ténor néo-zélandais Filipe Manu) aux timbres juvéniles copulent dans un cagibi avant de se suicider… La seule solution qui s’impose pour mettre un terme à la situation, finit par apparaître, acculer l’hôte au suicide, selon la formule du bouc-émissaire. Ce plan funeste échoue de peu grâce à la levée de la malédiction, l’une des invitées (Leticia) ayant l’idée de reproduire la situation du début de la première nuit, ce qui permet de fait aux invités (convives) de sortir et d’aller au-devant des secours bloqués à l’extérieur. Mais la liberté ne durera pas longtemps… Une fois sortis, les notables retournent dans la cathédrale dont les portes se referment sur eux, tandis qu’au dehors une émeute éclate…
Dans une scénographie d’Anna-Sofia Kirsch situant l’action dans le luxueux salon d’un blanc immaculé et agressif dont le lustre opulent est retiré dès l’abord par un escadron de domestiques qui libèrent ainsi l’espace placé au-dessus d’une immense table qui sera bientôt démembrée recouverte d’une nappe, de serviettes et d’assiettes blanches et d’une riche argenterie, vivifié par des costumes colorés d’Ingo Krügler et les lumières de Reinhard Traub, le tout allant se dégradant au fur et à mesure du développement de l’intrigue, qui tourne rapidement au jeu de massacre, la table se faisant latrines, le piano cercueil, le mur abattu laissant apparaître des peaux de mouton, le sol défoncé pour y puiser de l’eau, Calixto Bieito signe une mise en scène puissante et subtile, non dépourvue d’humour, magnifiée par une direction d’acteur au cordeau qui engendre un engagement total de la part des protagonistes, autant pour le jeu que pour le chant et qui deviennent dans cette production de véritables chanteurs-acteurs s’investissant totalement, tant sur le plan vocal que sur le plan physique, faisant sans pudeur apparente abstraction de leur quant-à-soi, éclairant de leurs personnalités les conflits contenus dans l’œuvre, pulsion et réflexion, bestialité et noblesse confondues. Au sein d’une distribution prolifique, se détachent la soprano états-unienne Jacqueline Studer est une Lucia de Nobile à la voix puissante et moelleuse, à l’instar de son mari Edmundo excellemment campé par le ténor écossais Nicky Spence, la soprano franco-roumaine Gloria Tronel fascine par le brio et son aisance audacieuse de se jouer de la terrifiante tessiture que le compositeur réserve au personnage de Leticia Maynar, cantatrice sortant de scène à l’issue d’une représentation de Lucia di Lammermoor de Donizetti, tandis que la contralto galloise Hilary Summers impose sa voix onctueuse et sombre pour une captivante Leonora Palma, la soprano irlandaise Claudia Boyle est une lumineuse duchesse Silvia de Avila accompagnée de son frère Francisco brillamment tenu par le contre-ténor états-unien Anthony Roth Costanzo, la mezzo-soprano britannique Christine Rice est une brûlante pianiste Blanca Delgado, tandis que son mari chef d’orchestre Alberto Roc est vaillamment campé par le baryton-basse français Paul Gay, tandis que le jeune Yoli, fils de Silvia de Avila qui ouvre et ferme l’opéra, il est hardiment tenu par un enfant de la Maîtrise des Hauts-de-Seine Le reste de la distribution est du même acabit, exalté par un chœur de l’Opéra de Paris excellemment préparé par Ching-Lien Wu. Dans la fosse une Orchestre de l’Opéra de Paris qui se donne pleinement exaltant des alliages de timbres et de virtuosité aussi riches et colorés que précis et élancés, sous la direction vigilante et équilibrée du compositeur Thomas Adès en personne, qui se site lui-même dans le cours de l'opéra. Le tout constituant un spectacle mémorable qui devrait conforter l'Opéra de Paris et ses tutelles du bien-fondé, de la richesse et de la nécessité de la création lyrique contemporaine qui, pour espére perdurer, se doit de se développer dans les meilleures conditions, comme c'est le cas ici.
Bruno Serrou
1) A noter qu'en 2020, Thomas Adès a tiré de cet opéra une oeuvre pour orchestre seul, The Exterminating Angel Symphony en quatre mouvements d'une vingtaine de minutes au total (Entrances, March, Berceuse, Walzes)
2) L'orchestre de The Exterminating Angel : 3 flûtes (aussi 2 flûtes piccolos, flûte en sol, flûte basse), 3 hautbois (aussi cor anglais), 3 clarinettes (aussi clarinette basse), 3 bassons (aussi contrebasson), 4 cors, 3 trompettes, trombone, tuba, piano, ondes Martenot, timbales (aussi rototom), 4 percussionnistes, harpe, guitare, cordes (12, 10, 8, 6, 6)
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