Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 29 février 2024
Il est des soirées mi-figue mi-raisin. Tel a été le concert de l’Orchestre
de Paris dirigé par son directeur musical Klaus Mäkelä. Un concert éblouissant
présentant les 3 grands ballets des années 1909-1913 d’Igor Stravinski, l’Oiseau de feu,
Petrouchka, le Sacre du printemps, rêve que je caressais depuis toujours de
les entendre tous les trois dans le cadre d’un même concert, en plus avec la
qualité d’exécution offerte ce soir. Hélas, pourquoi avoir repris le concert
tel qu’il a été présenté au dernier Festival d’Aix-en-Provence avec un
orchestre dans la pénombre au profit de trois vidéos qui n’ont aucun rapports
avec les œuvres, avec des personnages, des situations et des paysages peu
amènes ? Pour attirer un public de la génération multimédia et réseaux sociaux
peu habituée aux salles de concerts dits classiques ? Mais est-ce vraiment la panacée ?
Réunir en une soirée les trois grands ballets composés par Igor Stravinski (1882-1971) pour les Ballets russes de Serge Diaghilev entre 1909 et 1913 est une excellente idée en soi. Le triptyque, qui chante la Russie païenne, a été créé à Paris dans trois théâtres différents. Dédié à Nikolaï Rimski-Korsakov, le premier, l’Oiseau de feu, écrit à Saint-Pétersbourg entre début novembre 1909 et le 18 mai 1910 sur un argument du danseur chorégraphe Michel Fokine, a vu le jour à l’Opéra de Paris le 25 juin 1910 dans une scénographie d’Alexandre Golovine associé pour les costumes à Léon Bakst, l’orchestre de l’Opéra de Paris étant dirigé par le compositeur Gabriel Pierné. Cette partition propulsa Stravinski sur le devant de la scène musicale internationale à l’âge de 28 ans. Le 13 juin 1911 étaient créées au Théâtre du Châtelet les « scènes burlesques en quatre tableaux » Petrouchka dans une chorégraphie de Michel Fokine et une scénographie d’Alexandre Benois sous la direction de Pierre Monteux, et deux plus tard, le 29 mai 1913, sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées tout juste inauguré, de nouveau dirigé par Pierre Monteux mais chorégraphié par Vaslav Nijinski dans des décors de Nicolas Roerich, dédicataire de la partition, le Sacre du printemps, qui suscita un énorme chahut qui ne sera dépassé qu’en 1954 en ce même théâtre à la création de Déserts d’Edgard Varèse.
Si le souvenir de Pierre Boulez dirigeant
l’Orchestre de Paris reste étroitement attaché à ces trois œuvres dans lesquelles
le fondateur de l’IRCAM excella durant toute sa carrière de chef d’orchestre,
dès 1963, avec l’Orchestre National de France dans un fabuleux Sacre du printemps au Théâtre des
Champs-Elysées au point de devenir le référent de cette œuvre, se produisant
avec la phalange parisienne en 1976, 1987, 2008 et 2009 dans l’Oiseau de feu, 1978, 1987, 1997 et
1999 dans Petrouchka, 1980 et 2000
pour le Sacre du printemps, chacune
des partitions compte parmi les œuvres les plus programmées par l’Orchestre de
Paris depuis 1968, le premier dirigé par Serge Baudo, le deuxième par Leopold
Stokowski, le troisième par Jean Martinon. Klaus Mäkelä commença sitôt sa prise
de fonction de directeur musical de l’Orchestre de Pars en 2022 avec l’Oiseau de feu et le Sacre du printemps, avant de conclure le cycle avec Petrouchka au début de cette saison à la
Philharmonie de Paris avec un pianiste de luxe, puisqu’il s’est agi de rien
moins que Bertrand Chamayou (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/lorchestre-de-paris-et-son-chur-diriges.html),
après avoir dirigé le triptyque sur le podium de l’Orchestre de Paris le 12 juillet
dernier au Stadium de Vitrolles (Bouches-du-Rhône) dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.
C’est cette production aixoise de cette musique que l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä viennent de reprendre à la Philharmonie de Paris. Mais quelle idée a pu traverser l’esprit des initiateurs du projet que d’associer à ces chefs-d’œuvre qui n’a absolument pas besoin de béquilles autres que la danse pour laquelle ils ont été conçus et qui se suffisent même à eux-mêmes au point de se sublimer dans les exécutions purement symphoniques au risque de les dénaturer en les faisant en outre passer à l’arrière-plan en les « illustrant » non pas avec des danseurs vivants mais avec des vidéos sans aucun rapport avec eux, truffés d’images peu reluisantes, voire disgracieuses faisant violence à la musique en la distordant, et des scenarii incompréhensibles au commun des mortels que je suis, je n’en disconviens pas, sans pour autant être le seul en ce cas, puisqu’il suffisait de tendre l’oreille pour entendre nombre de spectateurs regrettant au deux entractes et surtout en fin de soirée de ne pas avoir eu l’idée de se rendre à la Philharmonie avec une visière sur le front qui leur aurait permis d’éviter d’avoir les yeux rivés sur l’écran, tentation d’autant plus prégnante que les musiciens étaient plongés dans la pénombre éclairés de leurs seuls pupitres tandis que défilaient derrière eux des images envahissantes et le plus souvent abscons au point de ne plus voir qu’elles tandis que l’écoute était squattée par le regard, le comble ayant été atteint dans Petrouchka, le film étant en plus diffusé avec des didascalies apparaissant en sous-titres. Chaque ballet était perturbé par autant de réalisateurs, la Parisienne Rebacca Zlotowski pour l’Oiseau de feu, le Toulousain Bertrand Mandico pour Petrouchka et l’Athénienne Evangelia Kranioti pour le Sacre du printemps. Ne me demandez pas de résumé des argumentaires, j’en suis incapable, tant mes tentatives de compréhension des intentions que chaque vidéaste a exprimées dans le programme de salle ont été vaines. Tandis que j’étais venu à la Philharmonie dans le but de me délecter des trois musiques de ballets réunies en une seule soirée, j’ai rapidement essayé de plonger mes yeux au cœur de l’orchestre pour goûter la virtuosité et la maîtrise de chaque instrumentiste ainsi que la gestique de leur chef. Une fois l’esprit, l’oreille et les yeux concentrés sur la seule musique et son exécution, j’ai fini par passer un superbe moment, me rassasiant à l’envi de rythmes trépidants constamment renouvelés, de la rutilance fabuleuse des timbres, de l’impressionnante vélocité instrumentale, de la précision des attaques, du fondu sonore de l’orchestre, des puissances des reliefs et des contrastes des partitions enluminées par soli et tutti de la totalité des pupitres, tandis que Klaus Mäkelä portait l’Orchestre de Paris jusqu’à l’incandescence, ivre de rythmes et de couleurs luminescentes.
Bruno Serrou
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