Paris. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Samedi 2 mars 2024
En cette fin de semaine russe parisienne, après Moussorgski par l'Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées, Stravinski par l'Orchestre de Paris à la Philharmonie, c'était au tour de Tchaïkovski en cette même Salle Pierre Boulez par le Gewandhausorchester Leipzig. Grand bonheur de retrouver samedi la merveilleuse phalange saxonne,
ses sonorités onctueuses et son homogénéité fusionnelle. Quelle délicatesse,
quelle générosité, quel élan impulsés par son directeur musical depuis 2017 Andris
Nelsons. Un délice de gourmet, pour les oreilles autant que pour l’esprit.
Cette phalange créée en 1781 à l’inauguration de la salle dont elle porte le nom que l’on entend généralement en France dans le répertoire germanique, a donné cette fois un programme monographique Piotr Illich Tchaïkovski comme on en rêve, défait de toute tentation au prosaïsme, sensible mais sans pathos, extraordinairement humain, empli de timbres onctueux qui siéent particulièrement au compositeur russe autant que les sonorités acides voire rêches des orchestres russes dont l’éblouissante quintessence était l’apanage des Evgueni Mravinski, Ievgueni Svetlanov et Guennadi Rojdestvenski avec l’Orchestre Symphonique de Leningrad/Saint-Pétersbourg.
Sur son Stradivarius « Willemotte » de 1714 qui aurait pu connaître Louis XIV, Leonidas Kavakos a donné une interprétation d’une beauté irradiante du célébrissime Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 35 (1878) magnifiée par la rondeur et la plénitude du son, solaire et charnel, la main gauche déliée et précise au vibrato extraordinairement maîtrisé. Son interprétation d’un éclat épuré et d’une subtile profondeur, surtout à partir de la magistrale cadence de l’Allegro moderato initial suivie du retour du somptueux orchestre par la flûte puis le basson, et jusqu’à l’ultime mesure de l’Allegro vivacissimo final, où le soliste se joint aux tutti de l’orchestre, Leonidas Kavakos a emporté le public en l’hypnotisant carrément, le plaquant au fond de son fauteuil sans qu’il puisse broncher, médusé par la maîtrise phénoménale du jeu du soliste, l’ampleur et le moelleux de ses sonorités, son chant épanoui. Son engagement et sa radieuse musicalité ont envoûté une Salle Pierre Boulez remplie à ras bord qui l’a écouté dans un silence proprement mystique. Choyé du regard par le chef letton, attentif à la moindre de ses inflexions, le violoniste grec a profusément dialogué avec les musiciens-virtuoses de l’orchestre leipzigois aux résonances brûlantes et veloutées. En bis, Leonidas Kavakos a enchaîné deux mouvements de la première Partita pour violon en si mineur BWV 1002 de Johann Sebastian Bach, la Sarabande suivie du troisième Double.
Le Gewandhaus de Leipzig, sous l’impulsion élancée, énergique et onirique de son directeur musical letton Andris Nelsons, a ensuite donné une Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 d’anthologie. Les cordes délectables et charnues (les contrebasses !) aux effectifs étoffés côté seconds violons, aussi nombreux que les premiers, disposés face à face entourant violoncelles et altos (seize, seize, douze, dix, huit), favorisant l’écoute chant/contrechant comme on ne les entend plus avec les orchestres français qui, comme beaucoup, se sont pliés à la disposition anglo-saxonne - sauf requête expresse des chefs invités -, bois effervescents, cuivres étincelants (trompettes) et suaves (cors, trombones) d’une solidité épanouie ont donné à cette partition saturée de fatum une pulsation passionnée, dynamique et conquérante, tout en ménageant le caractère autobiographique et profondément désespéré de cette symphonie « du destin » au ton de douloureuse confession qui en fait une œuvre programmatique. Andris Nelsons allège l’œuvre de toute emphase sans pour autant se faire analytique ni distant. Il convient de saluer l’assurance des pupitres solistes, du premier violon solo au timbalier, plus particulièrement le cor solo, qui a notamment exposé avec vaillance la longue mélodie au noble pathétique de l’Andante, dialoguant dextrement avec le premier hautbois à qui la clarinette mélancolique et le basson chaleureux n’ont rien à envier, tandis que trompettes et trombones ont rehaussé l’orchestre de leur éclat merveilleusement coloré. A noter que le chef a gentiment manifesté son impatience face aux applaudissements intempestifs d’une partie du public entre les mouvements.
Le second concert donné dimanche après-midi, était lui aussi entièrement consacré à Tchaïkovski, avec trois pages pour orchestre seul, les rares ballade symphonique Le Voïévode op. 78 (1891) et fantaisie shakespearienne Hamlet op. 67 (1888), qui ont préludé à l’inévitable Symphonie n° 6 en si mineur op. 74 « Pathétique ».
Bruno Serrou
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