Le Teatro alla Scala de Milan a annoncé ce samedi matin 23 mars 2024 la
mort de Mauricio Pollini, qui venait d’avoir 82 ans le 5 janvier. Un véritable géant, immense humaniste non seulement
du piano, mais aussi de la musique et de la pensée, vient de nous quitter, ce qui constitue une perte irréparable,
mais il nous fallait nous faire une raison peu à peu tant les annulations s’amoncelaient
depuis deux saisons… Il nous restera heureusement un nombre considérable de
témoignages sonores et visuels qui ne cesseront assurément de fasciner les
générations futures…
La nouvelle de la disparition de
Maurizio Pollini m’aura bouleversé, comme elle l'aura fait aujourd’hui pour tous les
musiciens, compositeurs et interprètes confondus, ainsi que pour la totalité du public
mélomane. Féru de ses disques que j’écoutais et réécoutais à satiété, je me
souviens de la première fois où je l’ai vu jouer, Salle Pleyel en avril
1982, dans le Concerto n° 2 de Béla Bartók
avec l’Orchestre de Paris dirigé par son ami Pierre Boulez. Peu après, j’ai eu
le bonheur de l'approcher, dans l’ascenseur du Théâtre du Châtelet, qui s’appelait
alors Théâtre Musical de Paris/Châtelet, silhouette longiligne de petite taille,
le geste vif, le visage au sourire solaire, saluant à l’entrée et à la sortie
de l’ascenseur sans un mot, lui la tête dans les étoiles de la musique et moi
timide et révérencieux avant de descendre dans la salle pour assister au
dernier filage avant le concert… Il donnait le soir-même, avec l’Orchestre de Paris
dirigé par Pierre Boulez, le Concerto pour
piano d’Arnold Schönberg… Je connaissais déjà presque tout de sa carrière,
de son indéfectible amitié avec Luigi Nono, Bruno Maderna, Luciano Berio,
Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen… « La Deuxième Sonate de Pierre Boulez
disait-il en 2005 à l’instar de ce que disait le compositeur lui-même, a
presque soixante ans et elle sonne comme si elle avait été composée hier !
Malgré son apparence intellectuelle, elle a une dimension sensuelle et
expressive très forte. Dans ses sonates, Beethoven joue sur les changements de
registres extrêmes, il coupe les thèmes, fragmente le discours, ne se répète
pas : ces partis pris sont la base de Beethoven ! »
Le premier disque que j’eus à « critiquer » dans ma vie professionnelle a été l’un des premiers CD de musique pour piano du XXe siècle publié chez DG, en 1986, réunissant la Sonate n° 2 de Boulez, les Variations op. 27 de Webern, la Sonate n° 7 de Prokofiev et Petrouchka de Stravinski… Mais j’avais déjà ses Beethoven, Chopin, Debussy sur les noires galettes du temps du LP… Ce qui m’avait frappé chez cet homme, est son ouverture d’esprit, son insatiable curiosité, ses interprétations sans pathos, ses sonorités claires, brûlantes et profondes, son jeu sobre, limpide, fluide tirant une polyphonie sans pareilles, les doigts courant sur les touches comme en apesanteur mais tirant des sons tout en nuances et aux timbres charnels et contrastés, la simplicité, la sobriété, l’humilité de sa tenue devant le clavier, son regard à la fois concentré, engagé, solaire que rien ne pouvait perturber.
Vainqueur en 1960 du Concours International
de Piano Frédéric-Chopin de Varsovie, Maurizio Pollini est resté depuis lors l’un
des plus brillants interprète du compositeur polonais, dont il exaltait à la fois
les couleurs et la profondeur. Avec le pianiste italien, le maître polonais est à la fois sensuel et coloré, vigoureux et analytique, intègre et
profondément humain, mais sans pathos ni asthénie. Un exemple, le court Prélude en ut dièse mineur op. 45 donnait
immédiatement le ton d’une soirée, magnifiant le charme et la mélancolie
inhérents à cette page mais sans excès. Chacun de ses concerts le voyait
traverser le plateau à petits pas rapides pressé de retrouver le piano, saluant
brièvement le public comme s’il avait été dérangé dans son propre rêve, avant
de lancer son récital sans attendre.
Inépuisable travailleur, doté d’une
technique fabuleuse qui lui permettait d’aborder tous les styles et toutes les œuvres
qu’il voulait avec une facilité déconcertante, suprêmement exigeant envers
lui-même, creusant les partitions jusqu’en leur moindre secret, tirant la
substance profonde de toutes les partitions qu’il choisissait au sein d’un
immense répertoire couvrant toutes les époques, depuis Bach et Mozart jusqu’aux
plus grands compositeurs de son temps, qui est aussi le nôtre, dont il était l’ami,
Luciano Berio, Pierre Boulez, Luigi Nono, Helmut Lachenmann, Karlheinz Stockhausen,
George Benjamin, fin connaisseur de la musique du XXe siècle, de
Béla Bartók, Serge Prokofiev, Igor Stravinski et la Trinité de la Seconde Ecole de Vienne, mais aussi de Mozart, Schubert, Schumann,
Brahms, Debussy, avec une affection particulière pour Beethoven et Chopin, bien sûr, tout ce qu’il
investissait atteignait sous ses doigts une densité, un magnétisme, une
intelligence, une subtilité hors du commun. Chacune de ses prestations, en
public comme au disque, constituait un véritable événement, parfois un peu trop
mondain et pas toujours accessible au commun des mélomanes, tant les prix des
places pouvaient être prohibitifs donc élitistes, du moins en France.
Les récitals de cet intellectuel
doublé d’une sensibilité bouillonnante, irradiant de l’intérieur de son être, avaient
toujours une allure extraordinaire. Peu de musiciens avaient comme lui le sens de la
programmation, qu’il concevait en véritable dramaturge avec un sens du
discours, des proportions, de la progression narrative et structurelle qui
suscitaient non seulement l’écoute mais aussi la réflexion, transportant ses auditeurs dans des univers souvent extrêmement diversifiés
mais toujours d’une cohérence singulière.
Né à Milan le 5 janvier 1942, fils
de l’architecte rationaliste Gino Pollini (1903-1991), Maurizio Pollini étudie le piano au
Conservatoire de sa ville natale où il est l’élève de Carlo Lonati puis de
Carlo Vidusso, ainsi que la direction d’orchestre et la composition. En 1957,
il se présente au Concours de Genève, où il obtient le Deuxième Prix, dauphin
de Martha Argerich, avant de remporter trois ans plus tard le Concours Chopin
de Varsovie… cinq ans avant Argerich. Le président de cette édition 1960,
Arthur Rubinstein, déclara lors de la remise des prix : « Il
joue déjà mieux que qui que soit d’entre nous. » Cette victoire lui ouvre
les portes de toutes les salles de concert et celles des studios d’enregistrement
d’EMI/HMV, qui lui fait naturellement graver des œuvres de Chopin… Mais Pollini
décide de tout arrêter. Pendant un an, il reste chez lui où il passe son temps
à méditer, apprendre, s’enrichir intellectuellement et spirituellement. En
proie à une profonde crise de confiance, il consulte son ami Arturo Benedetti
Michelangeli, qui le conduit à retrouver ses marques. C’est ainsi qu’il reprend
le fil de sa carrière qui ne sera plus interrompu que par la maladie et qui se
développera sans la moindre concession, enregistrant nombre de disques pour le
label DG. Proche de la gauche italienne, il se lie à Luigi Nono et à Claudio
Abbado, qui sera le chef d’orchestre avec qui il aura le plus joué, ainsi qu’avec
Karl Böhm, héritier comme Abbado de la tradition viennoise. Pollini s’essaye à
la direction d’orchestre, dirigeant même l’opéra, la Donna del Lago de Rossini dans le cadre du Festival de Pesaro,
avant d’y renoncer par la suite. Il excellait également dans le domaine de la
musique de chambre, comme l’atteste son éblouissant enregistrement du Quintette pour cordes et piano de
Johannes Brahms avec le Quartetto Italiano puis celui avec le Quatuor Hagen
dans la même œuvre. Sa santé se précarisant de plus en plus, Pollini s’est fait
de plus en plus rare dans les dernières années 2010. Jusqu’à cette date, il
revenait chaque année à Paris, fidèle à son public qui l’adorait depuis ses
concerts du Châtelet et de Pleyel sous le label Piano****, puis à la
Philharmonie avec des programmes d’une densité extrême, certains étant
présentés sous l’intitulé « Pollini Project » où il mêlait Beethoven
à des œuvres de ses héritiers et de nos contemporains, jouant les classiques
comme des contemporains, et les contemporains comme des classiques…
Mauricio Pollini, qui nous
manquait déjà depuis deux saisons mais que l’on pouvait encore espérer écouter en
récital, va continuer à nous manquer. Mais cette fois de façon définitive, car
sans espoir de guérison. Mais le disque et le DVD vont assurément maintenir sa
mémoire à tout jamais.
L’essentiel de la discographie audio et vidéo de Maurizio Pollini est
disponible chez DG, qui avait réuni ses enregistrements en un volumineux
coffret, hélas devenu inaccessible à ce jour
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